À cette lueur, elle reconnut l’homme qui, comme elle, avait, depuis le bois des oliviers, suivi l’ami des opprimés : c’était Pierre, un de ses disciples. Il semblait aussi chagrin qu’effrayé, les larmes inondaient son visage ; Geneviève crut d’abord que cet homme serait du moins fidèle à Jésus, et qu’il témoignerait de son dévouement en accompagnant le jeune maître devant le tribunal de Caïphe. Hélas ! l’esclave se trompait. À peine Pierre eut-il dépassé le seuil de la porte, qu’au lieu d’aller rejoindre le fils de Marie, il s’assit sur l’un des bancs du vestibule, au milieu des serviteurs de Caïphe[60], cachant sa figure entre ses mains.

Geneviève, apercevant alors au fond de la cour une vive lumière s’échapper d’une porte au dehors de laquelle se pressaient les soldats de l’escorte, se rapprocha d’eux. Cette porte était celle d’une vaste salle, au milieu de laquelle s’élevait un tribunal éclairé par de nombreux flambeaux. Assises derrière ce tribunal, elle reconnut plusieurs des personnes qu’elle avait vues au souper chez Ponce-Pilate : les seigneurs Caïphe, prince des prêtres, Baruch, docteur de la loi ; Jonas, sénateur et banquier, se trouvaient parmi les juges du jeune maître de Nazareth. Il fut conduit devant eux les mains liées, la figure toujours calme, triste et douce ; à peu de distance de lui se tenaient les huissiers, derrière eux, mêlés aux miliciens et aux gens de la maison de Caïphe, les deux émissaires mystérieux que Geneviève avait remarqués à la taverne de l’Onagre.

Autant la contenance de l’ami des affligés était tranquille et digne, autant ses juges paraissaient violemment irrités ; leurs traits exprimaient le triomphe d’une joie haineuse ; ils se parlaient à voix basse, et, de temps à autre, ils désignaient d’un geste menaçant le fils de Marie, qui attendait patiemment son interrogatoire. Geneviève, confondue parmi ceux qui remplissaient la salle, les entendait se dire :

– Le voici donc enfin pris, ce Nazaréen qui prêchait la révolte !

– Oh ! il est moins hautain à cette heure que lorsqu’il était à la tête de sa troupe de scélérats et de femmes de mauvaise vie !

– Il prêche contre les riches, – dit un des serviteurs du prince des prêtres. – Il commande le renoncement des richesses… mais si nos maîtres faisaient maigre chère, nous serions donc, nous autres serviteurs, réduits au sort des mendiants affamés, au lieu de nous engraisser des abondants reliefs des festins délicats de nos maîtres !

– Et ce n’est pas tout, – reprit un autre serviteur. – Si l’on écoutait ce Nazaréen maudit, nos maîtres, volontairement appauvris, renonceraient à toutes les magnificences, à tous les plaisirs… ils ne mettraient pas chaque jour au rebut de superbes robes ou tuniques parce que la broderie ou la couleur de ces vêtements ne leur plaît plus… Or, qui profite de ces caprices de nos fastueux seigneurs, sinon nous autres, puisque tuniques et robes nous reviennent ?

– Et si nos maîtres renonçaient aux plaisirs, pour vivre de jeûne et de prières, ils n’auraient plus de belles maîtresses, ils ne nous chargeraient plus de ces amoureux courtages, récompensés si magnifiquement en cas de succès !

– Oui, oui, – criaient-ils tous ensemble, – à mort ce Nazaréen, qui veut faire de nous, qui vivons dans la paresse, l’abondance et la joyeuseté, des mendiants ou des animaux de travail !

Geneviève entendit encore d’autres propos, tenus à demi-voix, et menaçants pour la vie de l’ami des affligés ; l’un des deux mystérieux émissaires derrière lequel elle se trouvait, dit à son compagnon :

– Maintenant notre témoignage suffira pour faire condamner ce maudit ; je me suis entendu avec le seigneur Caïphe.

À ce moment, l’un des huissiers du prince des prêtres placé à côté du jeune maître de Nazareth et chargé de veiller sur lui, frappa de sa masse sur les dalles de la salle ; un grand silence se fit.

Caïphe, après quelques paroles échangées à voix basse avec les autres pharisiens composant le tribunal, dit à l’assistance :

– Quels sont ceux qui peuvent déposer ici contre le nommé Jésus de Nazareth ?

L’un des deux émissaires s’avança au pied du tribunal, et dit d’une voix solennelle :

– Je jure avoir entendu cet homme affirmer que les princes des prêtres et les docteurs de la loi étaient tous des hypocrites, et les traiter de race de serpents et de vipères.

Un murmure d’indignation s’éleva parmi les miliciens et les serviteurs du grand-prêtre ; les juges s’entre-regardèrent, ayant l’air de se demander si d’aussi horribles paroles avaient pu être prononcées.

L’autre émissaire s’avançant auprès de son complice, ajouta d’une voix non moins solennelle :

– Je jure avoir entendu cet homme-ci affirmer qu’il fallait se révolter contre le prince Hérode et contre l’empereur Tibère, auguste protecteur de la Judée, afin de le proclamer, lui, Jésus de Nazareth, roi des Juifs.

Tandis qu’un sourire de pitié effleurait les lèvres du fils de Marie à ces accusations mensongères, puisqu’il avait dit : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, les pharisiens du tribunal levèrent les mains au ciel comme pour le prendre à témoin de tant d’énormités.

Un des serviteurs de Caïphe, s’avançant à son tour, dit aux juges :

– Je jure avoir entendu cet homme-ci dire, qu’il fallait massacrer tous les pharisiens, piller leurs maisons et violenter leurs femmes et leurs filles !

Un nouveau mouvement d’horreur se manifesta parmi les juges et l’assistance qui leur était dévouée.

– Le pillage ! le massacre ! les violences ! – s’écrièrent les uns, – voilà ce que voulait ce Nazaréen !

– C’est pour cela qu’il traînait toujours après lui sa bande de scélérats.

– Il voulait un jour, à leur tête, mettre Jérusalem à feu, à sac et à sang.

Le prince des prêtres, Caïphe, présidant le tribunal, fit signe à l’un des huissiers de commander le silence ; l’huissier frappa de sa masse les dalles de la salle ; tout le monde se tut, Caïphe s’adressant au jeune maître d’une voix menaçante, lui dit :

– Pourquoi ne répondez-vous pas à ce que ces personnes déposent contre vous[61] ?

Jésus lui dit avec un accent rempli de douceur et de dignité :

– « J’ai parlé publiquement à tout le monde, j’ai toujours enseigné dans le temple et dans la synagogue où tous les Juifs s’assemblent ; je n’ai rien dit en secret… pourquoi donc m’interrogez-vous ? Interrogez ceux qui m’ont entendu, pour savoir ce que je leur ai dit… ceux-là savent ce que j’ai enseigné[62]. »

À peine eut-il parlé de la sorte que Geneviève vit un des huissiers, furieux de cette réponse si juste et si calme, lever la main sur Jésus et le frapper au visage, en s’écriant :

– Est-ce ainsi que tu parles au grand-prêtre[63].

À cet outrage infâme !… frapper un homme garrotté, Geneviève sentit son cœur bondir, ses larmes couler, tandis qu’au contraire de grands éclats de rire s’élevèrent parmi les soldats et les serviteurs du grand-prêtre.

Le fils de Marie resta toujours placide ; seulement, il se retourna vers l’huissier et lui dit avec douceur :

– « Si j’ai mal parlé, faites-moi voir le mal que j’ai dit… mais si j’ai bien parlé… pourquoi me frappez-vous[64] ? »

Ces paroles, cette mansuétude angélique ne désarmèrent pas les persécuteurs du jeune maître ; des rires grossiers éclatèrent de nouveau dans la salle, et les insultes recommencèrent ainsi de toutes parts.

– Oh ! le Nazaréen, l’homme de paix, l’ennemi de la guerre ne se dément pas, il est lâche et se laisse frapper au visage !

– Appelle donc à toi tes disciples. Qu’ils viennent te venger si tu n’en as pas le courage !

– Ses disciples ! – reprit un des miliciens qui avaient arrêté Jésus, – ses disciples ! ah ! si vous les aviez vus ! À l’aspect de nos lances et de nos flambeaux ils se sont sauvés, les misérables, comme une nichée de hiboux !

– Ils étaient très-contents d’échapper à la tyrannie du Nazaréen, qui les retenait auprès de lui par magie !

– La preuve qu’ils le haïssent et le méprisent, c’est que pas un d’eux, pas un seul n’a osé l’accompagner ici.

– Oh ! – pensait Geneviève, – combien Jésus doit souffrir de cette lâche ingratitude de ses amis ! elle doit lui être plus cruelle que les outrages dont il est l’objet.

Et tournant la tête du côté de la porte de la rue, elle vit au loin Pierre, toujours assis sur un banc, la figure cachée entre ses mains et n’ayant pas même le courage de venir assister et défendre son doux maître devant ce tribunal de sang.

Le tumulte soulevé par la violence de l’huissier étant un peu apaisé, l’un des émissaires reprit d’une voix éclatante :

– Je jure, enfin, que cet homme-ci a épouvantablement blasphémé en disant qu’il était le Christ, le fils de Dieu !

Alors Caïphe s’adressant à Jésus, reprit d’un ton plus menaçant encore :

– Vous ne répondez rien à ce que ces personnes disent de vous[65] ?

Mais le jeune maître haussa légèrement les épaules et continua de garder le silence.

Ce silence irrita Caïphe, il se leva de son siège et s’écria, en montrant le poing au fils de Marie :

– De la part du Dieu vivant, je vous ordonne de nous dire si vous êtes le Christ, le fils de Dieu[66].

– « Vous l’avez dit… je le suis[67]. » – répondit le jeune maître en souriant.

Geneviève avait entendu Jésus dire, qu’ainsi que tous les hommes, ses frères, il était fils de Dieu ; de même aussi que les druides nous enseignent que tous les hommes sont fils d’un même Dieu. Quelle fut donc la surprise de l’esclave, lorsqu’elle vit le prince des prêtres, dès que Jésus lui eut répondu qu’il était fils de Dieu, se lever, déchirer sa robe avec toutes les marques de l’épouvante et de l’horreur, s’écriant en s’adressant aux membres du tribunal :

– Il a blasphémé… qu’avons-nous plus besoin de témoins ? Vous venez vous-mêmes de l’entendre blasphémer, qu’en jugez-vous ?

– Il a mérité la mort[68] !

Telle fut la réponse de tous les juges de ce tribunal d’iniquité… Mais les voix du docteur Baruch et du banquier Jonas dominaient toutes les voix, ils criaient en frappant du poing le marbre du tribunal :

– À mort le Nazaréen ! il a mérité la mort !

– Oui, oui ! – répétèrent les miliciens et les serviteurs du grand-prêtre, – il a mérité la mort ! À mort le maudit !

– Conduisez à l’instant le criminel devant le seigneur Ponce-Pilate, gouverneur de Judée, pour l’empereur Tibère, – dit Caïphe aux soldats, – lui seul peut ordonner le supplice du condamné.

À ces mots du prince des prêtres, on entraîna le fils de Marie hors de la maison de Caïphe pour le conduire devant Pilate.

Geneviève, confondue parmi les serviteurs, suivit les soldats. En passant sous la voûte de la porte, elle vit Pierre, ce lâche disciple du jeune maître (le moins lâche de tous, cependant, pensait-elle, puisque seul, du moins, il l’avait suivi jusque-là), elle vit Pierre détourner les yeux, lorsque Jésus, cherchant le regard de son disciple, passa devant lui emmené par les soldats… Une des servantes de la maison reconnaissant Pierre, lui dit :

– Vous étiez aussi avec Jésus le Galiléen[69] ?

Et Pierre, rougissant et baissant les yeux, répondit :

– Je ne sais ce que vous dites[70].

Un autre serviteur, entendant la réponse de Pierre, reprit en le désignant aux autres assistants :

– Je vous dis, moi, que celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth[71].

– Je jure ! – s’écria Pierre, – je jure que je ne connais pas Jésus de Nazareth[72].

Le cœur de Geneviève se soulevait d’indignation et de dégoût ; ce Pierre, par lâche faiblesse ou par peur de partager le sort de son maître, le reniant deux fois et se parjurant pour cette indignité, était à ses yeux le dernier des hommes ; plus que jamais elle plaignait le fils de Marie d’avoir été trahi, livré, abandonné, renié par ceux-là qu’il aimait tant. Elle s’expliquait ainsi la tristesse navrante qu’elle avait remarquée sur ses traits. Une grande âme comme la sienne ne devait pas redouter la mort, mais se désespérer de l’ingratitude de ceux qu’il croyait ses amis les plus chers.

L’esclave quitta la maison du prince des prêtres où était resté Pierre, le renégat, et rejoignit bientôt les soldats qui emmenaient Jésus. Le jour commençait à poindre ; plusieurs mendiants et vagabonds qui avaient dormi sur des bancs placés de chaque côté de la porte des maisons, s’éveillèrent au bruit des pas des soldats qui emmenaient le jeune maître. Un moment Geneviève espéra que ces pauvres gens, qui le suivaient en tous lieux, l’appelaient leur ami, et sur le malheur desquels ils s’apitoyait si tendrement, allaient avertir leurs compagnons afin de les rassembler pour délivrer Jésus ; aussi dit-elle à l’un de ces hommes :

– Ne savez-vous pas que ces soldats emmènent le jeune maître de Nazareth, l’ami des pauvres et des affligés ? On veut le faire mourir, courez le défendre… délivrez-le ! soulevez le peuple ! ces soldats fuiront devant lui.

Mais cet homme répondit d’un air craintif :

– Les miliciens de Jérusalem fuiraient peut-être ; mais les soldats de Ponce-Pilate sont aguerris, ils ont de bonnes lances, d’épaisses cuirasses, des épées bien tranchantes… que pouvons-nous tenter ?

– Mais l’on se soulève en masse, on s’arme de pierres, de bâtons ! – s’écria Geneviève, – et du moins vous mourrez pour venger celui qui a consacré sa vie à votre cause !

Le mendiant secoua la tête, et répondit pendant qu’un de ses compagnons se rapprochait de lui :

– Si misérable que soit la vie, on y tient… et c’est vouloir courir à la mort que d’aller frotter nos haillons aux cuirasses des soldats romains.

– Et puis, – reprit l’autre vagabond, – si Jésus de Nazareth est un messie, comme tant d’autres l’ont été avant lui, et comme tant d’autres le seront après lui… c’est un malheur si on le tue… mais l’on ne manque jamais de messies dans Israël…

– Et si on le met à mort ! – s’écria Geneviève, – c’est parce qu’il vous a aimés… c’est parce qu’il a plaint vos malheurs… c’est parce qu’il a fait honte aux riches de leur hypocrisie et de leur dureté de cœur envers ceux qui souffrent !

– C’est vrai ; il nous prédit sans cesse le royaume de Dieu sur la terre, – répondit le vagabond en se recouchant sur son banc ainsi que son camarade, afin de se réchauffer aux rayons du soleil levant ; – cependant ces beaux jours qu’il nous promet n’arrivent pas… et nous sommes aussi gueux aujourd’hui que nous l’étions hier.

– Eh ! qui vous dit que ces beaux jours, promis par lui, n’arriveront pas demain ? – reprit Geneviève ?… – ne faut-il pas à la moisson le temps de germer, de grandir, de mûrir ?… Pauvres aveugles impatients que vous êtes !… Songez donc que laisser mourir celui que vous appeliez votre ami, avant qu’il ait fécondé les bons germes qu’il a semés dans tant de cœurs, c’est fouler aux pieds, c’est anéantir en herbe une moisson peut-être magnifique…

Les deux vagabonds gardèrent le silence en secouant la tête, et Geneviève s’éloigna d’eux, se disant avec un redoublement de douleur profonde :

– Ne rencontrerai-je donc partout qu’ingratitude, oubli, lâcheté, trahison ! Oh ! ce n’est pas le corps de Jésus qui sera crucifié, ce sera son cœur…

L’esclave se hâta de rejoindre les soldats, qui se rapprochaient de plus en plus du palais de Ponce-Pilate. Au moment où elle doublait le pas, elle remarqua une sorte de tumulte parmi les miliciens de Jérusalem qui s’arrêtèrent brusquement. Elle monta sur un banc de pierre, et vit Banaïas seul, à l’entrée d’une arcade assez étroite que les soldats devaient traverser pour se rendre chez le gouverneur, leur barrant audacieusement le passage, en faisant tournoyer autour de lui son long bâton terminé par une masse de fer.

– Ah ! celui-là, du moins, n’abandonne pas celui qu’il appelait son ami ! – pensa Geneviève.

– Par les épaules de Samson ! – criait Banaïas de sa voix retentissante, si vous ne mettez pas sur l’heure notre ami en liberté, miliciens de Belzébuth ! je vous bats aussi dru que le fléau bat le blé sur l’aire de la grange !… Ah ! si j’avais eu le temps de rassembler une bande de compagnons aussi résolus que moi à défendre notre ami de Nazareth, c’est un ordre que je vous adresserais au lieu d’une simple prière, et cette simple prière, je la répète : Laissez libre notre ami, ou sinon, par la mâchoire dont se servit Samson, je vous assomme tous comme il a assommé les Philistins !

– Entendez-vous ce scélérat ? Il appelle cette audacieuse menace une prière ! – s’écria l’officier commandant les miliciens, qui se tenait prudemment au milieu de sa troupe ; – percez ce misérable de vos lances… Frappez-le de vos épées s’il ne livre passage !

Les miliciens de Jérusalem n’étaient pas une troupe très-vaillante, car ils avaient hésité avant d’oser arrêter Jésus qui s’avançait vers eux, seul et désarmé ; aussi, malgré les ordres de leur chef, ils restèrent un moment indécis devant l’attitude menaçante de Banaïas. En vain Jésus, dont Geneviève entendant la voix douce et ferme, tâchait d’apaiser son défenseur et le suppliait de se retirer. Banaïas reprit d’un ton plus menaçant encore, répondant ainsi aux supplications du jeune maître :

– Ne t’occupe pas de moi, notre ami : tu es un homme de paix et de concorde ; moi, je suis un homme de violence et de bataille. Lorsqu’il faut protéger un faible ! laisse-moi faire… J’arrêterai ici ces mauvais soldats, jusqu’à ce que le bruit du tumulte ait averti et fait accourir mes compagnons ; et alors, par les cinq cents concubines de Salomon qui dansaient devant lui, tu verras la danse de ces miliciens du diable, au son de nos bâtons ferrés battant la mesure sur leurs casques et sur leurs cuirasses !

– Vous laisserez-vous insulter plus longtemps par un seul homme, gens sans courage ? – s’écria l’officier à ses miliciens… – Oh ! si je n’avais l’ordre de ne pas quitter le Nazaréen plus que son ombre, je vous donnerais l’exemple, et ma grande épée aurait déjà coupé la gorge de ce bandit !

– Par le nombril d’Abraham ! c’est moi qui vais aller te percer le ventre, à toi qui parles si bien, et t’arracher notre ami ! – s’écria Banaïas… – Je suis seul… mais un faucon vaut mieux que cent merles.

Et Banaïas se précipita sur les miliciens, en faisant tournoyer avec furie son bâton ferré, malgré les prières de Jésus.

D’abord surpris et ébranlés par tant d’audace, quelques soldats du premier rang de l’escorte lâchèrent pied ; mais bientôt, honteux de ne pas résister à un seul homme, ils se rallièrent, attaquèrent à leur tour Banaïas, qui, accablé par le nombre, malgré son courage héroïque, tomba mort percé de coups. Geneviève vit alors les soldats dans leur rage, jeter au fond d’un puits, voisin de l’arcade, le corps ensanglanté du seul défenseur du fils de Marie. Après cet exploit, l’officier, brandissant sa longue épée, se mit à la tête de sa troupe, et ils arrivèrent devant la maison du seigneur Ponce-Pilate, où Geneviève avait accompagné sa maîtresse Aurélie plusieurs jours auparavant.

Le soleil était déjà haut. Attirés par le bruit de la lutte de Banaïas contre les soldats, beaucoup d’habitants de Jérusalem, sortant de leurs maisons, avaient suivi les miliciens. La maison du gouverneur romain se trouvait dans l’un des plus riches quartiers de la ville ; les personnes qui, par curiosité, accompagnèrent Jésus, loin de le prendre en pitié, l’accablaient d’injures et de huées.

– Enfin, – criaient les uns, – le voilà donc pris ce Nazaréen qui portait le trouble et l’inquiétude dans notre ville !

– Ce séditieux qui ameutait les gueux contre les riches !

– Cet impie qui blasphémait notre sainte religion !

– Cet audacieux qui portait le trouble dans nos familles en glorifiant les fils prodigues et débauchés, – dit un des deux émissaires qui avait suivi la troupe !

– Cet infâme qui voulait pervertir nos épouses, – dit l’autre émissaire, – en glorifiant l’adultère, puisqu’il a arraché une de ces indignes pécheresses au supplice qu’elle méritait !

– Grâce au Seigneur, – ajouta un vendeur d’argent, – si ce Nazaréen est mis à mort, ce qui sera justice, nous pourrons aller rouvrir nos comptoirs sous la colonnade du Temple, dont ce profanateur et sa bande de vagabonds nous avaient chassés, et où nous n’osions retourner.

– Combien nous étions fous de craindre son entourage de mendiants ! – ajoutait un autre ; – voyez si l’un d’eux a seulement osé se révolter pour défendre ce Nazaréen, par le nom duquel ils juraient sans cesse… Lui qu’ils appelaient leur ami !

– Qu’on en finisse donc avec cet abominable séditieux ! Qu’on le crucifie, et qu’il n’en soit plus question !

– Oui… oui, mort au Nazaréen ! – criait la foule parmi laquelle se trouvait Geneviève ; et ce rassemblement, allant toujours grossissant, répétait, avec une fureur croissante, ces cris funestes :

– Mort au Nazaréen !

– Hélas ! – se disait l’esclave, – est-il un sort plus affreux que celui de ce jeune homme, abandonné des pauvres qu’il chérissait, haï des riches auxquels il prêchait le renoncement et la charité ! combien doit être profonde l’amertume de son cœur !

Les miliciens, suivis de la foule, étaient arrivés en face de la maison de Ponce-Pilate ; plusieurs princes des prêtres, docteurs de la loi, sénateurs et autres pharisiens, parmi lesquels se trouvaient Caïphe, le docteur Baruch et le banquier Jonas, avaient rejoint la troupe et marchaient à sa tête. L’un de ces pharisiens ayant crié :

– Seigneurs, entrons chez Ponce-Pilate, afin qu’il condamne tout de suite le Nazaréen à mort !

Le prêtre Caïphe répondit d’un air pieux :

– Mes seigneurs, nous ne pouvons entrer dans la maison d’un païen ; cette souillure nous empêcherait de manger la pâque aujourd’hui[73].

– Non, – ajouta le docteur Baruch, – nous ne pouvons commettre cette impiété abominable.

– Les entendez-vous ? – dit à la foule l’un des émissaires avec un accent d’admiration, – les entendez-vous les saints hommes ? quel respect ils professent pour les commandements de notre religion !… Ah ! ceux-là ne sont pas comme cet impie Nazaréen, qui raille et blasphème les choses les plus sacrées, en osant déclarer qu’il ne faut pas observer le sabbat.

– Oh ! les infâmes hypocrites ! – se dit Geneviève ; – combien Jésus les connaissait, comme il avait raison de les démasquer ! Les voilà qui craignent de souiller leurs sandales en entrant dans la maison d’un païen, et ils ne craignent pas de souiller leur âme en demandant à ce païen de verser le sang d’un juste, leur compatriote ! Ah ! pauvre jeune maître de Nazareth ! ils vont te faire payer de ta vie le courage que tu as montré en attaquant ces méchants fourbes.

L’officier des miliciens étant entré dans le palais de Ponce-Pilate, tandis que l’escorte demeurait au dehors gardant le prisonnier, Geneviève monta derrière un chariot attelé de bœufs arrêté par la foule, et tâcha d’apercevoir encore le jeune homme de Nazareth.

Elle le vit debout au milieu des soldats, les mains liées derrière le dos, la tête nue, ses longs cheveux blonds tombant sur ses épaules, le regard toujours calme et doux, un sourire de résignation sur les lèvres. Il contemplait cette foule tumultueuse, menaçante, avec une sorte de commisération douloureuse, comme s’il eût plaint ces hommes de leur aveuglement et de leur iniquité. De tous côtés on lui adressait des injures ; les miliciens eux-mêmes le traitaient avec tant de brutalité, que le manteau bleu qu’il portait sur sa tunique blanche était déjà presque déchiré en lambeaux. Jésus à tant d’outrages et de mauvais traitements opposait une inaltérable placidité ; seulement, de temps à autre il levait tristement les yeux aux ciel ; mais sur son pâle et beau visage, Geneviève ne vit pas se trahir la moindre impatience, la moindre colère.

Soudain on entendit ces mots circuler dans la foule :

– Ah ! voici le seigneur Ponce-Pilate !

– Il va enfin prononcer la sentence de mort de ce Nazaréen maudit.

– Heureusement d’ici au Golgotha, où l’on supplicie les criminels, il n’y a pas loin ; nous pourrons aller le voir crucifier.

En effet, Geneviève vit bientôt paraître le seigneur Ponce-Pilate à la porte de sa maison[74] ; il venait sans doute d’être arraché au sommeil, car il s’enveloppait d’une longue robe du matin : sa chevelure et sa barbe étaient en désordre ; ses yeux, rougis, gonflés, semblaient éblouis des rayons du soleil levant, il put à peine dissimuler plusieurs bâillements, et semblait vivement contrarié d’avoir été réveillé de si bon matin, lui qui peut-être avait, selon son habitude, prolongé son souper jusqu’à l’aube. Aussi, s’adressant au docteur Baruch avec un ton de brusquerie et de mauvaise humeur, ainsi que quelqu’un très-impatient d’abréger une corvée qui lui pèse, il lui dit :

« – Quel est le crime dont vous accusez ce jeune homme[75] ? »

Le docteur Baruch paraissant, de son côté, blessé de la brusquerie et de la mauvaise humeur de Ponce-Pilate, lui répondit avec aigreur :

« – Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne vous l’aurions pas amené[76]. »

Le seigneur Ponce-Pilate, choqué à son tour de l’aigreur du docteur Baruch, reprit impatiemment et en étouffant un nouveau bâillement :

« – Eh bien ! puisque vous dites qu’il a péché contre la loi, prenez-le et jugez-le selon votre loi[77]. »

Et le gouverneur tourna le dos au docteur Baruch en haussant les épaules, et rentra dans sa maison.

Un moment Geneviève crut le jeune homme de Nazareth sauvé, car la réponse de Ponce-Pilate souleva de nombreux murmures dans la foule.

– Voilà bien les Romains, – disaient les uns ; – ils ne cherchent qu’à entretenir l’agitation dans notre pauvre pays pour le dominer plus sûrement.

– Ce Ponce-Pilate semble évidemment protéger ce maudit Nazaréen !…

– Moi, je suis certain que ce Nazaréen est un secret affidé des Romains, – ajouta l’un des émissaires, – ils se servent de ce misérable séditieux pour de ténébreux projets.

– Il n’y a pas à en douter, – reprit l’autre émissaire, – le Nazaréen est vendu aux Romains.

À ce dernier outrage, qui sembla pénible à Jésus, Geneviève le vit lever de nouveau les yeux au ciel d’un air navré, tandis que la foule répétait :

– Oui, oui, c’est un traître !…

– C’est un agent des Romains !…

– À mort le traître ! à mort !…

Le docteur Baruch n’avait pas voulu lâcher sa proie ; lui et plusieurs princes des prêtres, voyant Ponce-Pilate rentrer dans sa maison, coururent après lui, et l’ayant supplié de revenir, ils le ramenèrent dehors aux grands applaudissements de la foule.

Le seigneur Ponce-Pilate semblait continuer presque malgré lui cet interrogatoire ; il dit avec impatience au docteur Baruch en désignant Jésus du geste :

« – De quoi accusez-vous cet homme ? »

Le docteur de la loi répondit à haute voix :

« – Cet homme soulève le peuple par la doctrine qu’il enseigne dans toute la Judée, depuis la Galilée, où il a commencé, jusqu’ici[78] »

À cette accusation, Geneviève entendit l’un des émissaires dire à demi-voix à son compagnon :

– Le docteur Baruch est un fin renard ; par cette accusation de sédition, il va forcer le gouverneur à condamner le Nazaréen.

Ponce-Pilate ayant fait signe à Jésus de s’approcher, ils échangèrent entre eux quelques paroles ; à chaque réponse du jeune maître de Nazareth, toujours calme et digne, Ponce-Pilate semblait de plus en plus convaincu de son innocence ; il reprit à haute voix, s’adressant aux princes des prêtres et aux docteurs de la loi :

« – Vous m’avez présenté cet homme comme poussant le peuple à la révolte ; néanmoins, l’ayant interrogé en votre présence, je ne le trouve coupable d’aucun des crimes dont vous l’accusez. Je ne le juge pas digne de la mort… je m’en vais donc le renvoyer après l’avoir fait châtier[79]. »

Et Ponce-Pilate, étouffant un dernier bâillement, fit signe à un de ses serviteurs qui partit en courant.

La foule, non satisfaite de l’arrêt de Ponce-Pilate, murmura d’abord, puis se plaignit tout haut.

– Ce n’est pas pour faire châtier le Nazaréen qu’on l’a conduit ici, – disaient-les uns, – mais pour le faire condamner à mort…

– Après son châtiment, il recommencera ses séditions et à soulever le peuple…

– Ce n’est pas le châtiment de Jésus que nous voulons, c’est sa mort !…

– Oui, oui ! – crièrent plusieurs voix, – la mort ! la mort !…

Ponce-Pilate ne répondit à ces murmures, à ces cris, qu’en haussant les épaules et en rentrant chez lui.

– Si le gouverneur est convaincu de l’innocence du jeune maître, – se disait Geneviève, – pourquoi le fait-il châtier ?… C’est à la fois lâche et cruel… Il espère peut-être calmer, par cette concession, la rage des ennemis de Jésus… Hélas ! il s’est trompé ; il ne les apaisera que par la mort de ce juste !…

À peine Ponce-Pilate eut-il donné l’ordre de châtier le fils de Marie, que les miliciens s’en emparèrent, lui arrachèrent les derniers lambeaux de son manteau, le dépouillèrent de sa tunique de toile et de sa tunique de laine, qu’ils rabattirent sur sa ceinture de cuir, et mirent ainsi à nu le haut de son corps ; puis ils le garrottèrent à l’une des colonnes qui ornaient la porte d’entrée de la maison du gouverneur romain.

Jésus n’opposa aucune résistance, ne proféra pas une plainte, tourna vers la foule son céleste visage, et la contempla tristement sans paraître entendre les injures et les huées qui redoublèrent.

On était allé quérir le bourreau de la ville pour battre Jésus de verges ; aussi, en attendant la venue de l’exécuteur, les vociférations continuèrent, toujours excitées par les émissaires des pharisiens.

– Ponce-Pilate espère nous satisfaire par le châtiment de ce maudit, mais il se trompe, – disaient les uns.

– La coupable indulgence du gouverneur romain, – ajouta l’un des émissaires, – ne prouve que trop qu’il s’entend secrètement avec le Nazaréen…

– Ah ! mes amis… de quoi vous plaignez-vous ? – disait un autre ; – Ponce-Pilate nous donne plus que nous ne lui demandions : nous ne voulions que la mort du Nazaréen, et il sera châtié avant d’être mis à mort… Gloire au généreux Ponce-Pilate !…

– Oui, oui ! car il faudra bien qu’il le condamne… nous l’y forcerons…

– Ah ! voici le bourreau ! – crièrent plusieurs voix ; – voici le bourreau et son aide…

Geneviève reconnut les deux mêmes hommes qui, trois jours auparavant, l’avaient battue à coups de fouet chez son maître ; elle ne put retenir ses larmes à cette pensée, que ce jeune homme, qui n’était qu’amour et miséricorde, allait subir l’ignominieux châtiment réservé aux esclaves.

Les deux bourreaux portaient sous leur bras un paquet de baguettes de coudrier, longues, flexibles et grosses comme le pouce. Chacun des exécuteurs en prit une, et, à un signe de Caïphe, les coups commencèrent à pleuvoir, violents et rapides, sur les épaules du jeune maître de Nazareth… Lorsqu’une baguette était brisée, les bourreaux en prenaient une autre.

D’abord Geneviève détourna la vue de ce cruel spectacle ; mais elle fut forcée d’entendre les railleries féroces de la foule, qui devaient paraître au fils de Marie un supplice plus affreux que le supplice même.

– Toi qui disais : Aimez-vous les uns les autres, Nazaréen maudit ! – criaient les uns, – vois comme l’on t’aime !…

– Toi qui disais : Partagez votre pain et votre manteau avec qui n’a ni pain ni manteau, ces honnêtes bourreaux suivent tes préceptes, ils partagent fraternellement leurs baguettes pour les briser sur ton échine…

– Toi qui disais : Qu’il était plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au Paradis, ne trouves-tu pas qu’il te serait plus facile de passer par le trou d’une aiguille que d’échapper aux baguettes dont on caresse ton dos ?

– Toi qui glorifiais les vagabonds, les voleurs, les courtisanes, et autres gibiers de houssines, tu les aimais sans doute, ces scélérats, parce que tu savais devoir être un jour fouetté comme eux, ô grand prophète !…

Geneviève, malgré sa répugnance à voir le supplice de Jésus, ne l’entendant pas pousser un cri ou une plainte, craignit qu’il ne se fût évanoui de douleur, et jeta sur lui les yeux avec angoisse.

Hélas ! ce fut pour elle un spectacle horrible.

Le dos du jeune maître n’était qu’une large plaie saignante, interrompue çà et là par quelques sillons bleuâtres de meurtrissures… à ces endroits seulement la peau n’avait pas été enlevée.