– La basilique des
saints apôtres à Paris. – Bagaudes et Bagaudie. –
Karadeuk, favori du vieil Araïm, veut rencontrer les Korrigans. –
Ce qu’il en advient.
Ils ont parfois la vie longue, les descendants
du bon Joel, qui vivait en ces mêmes lieux, près les pierres
sacrées de la forêt de Karnak, il y a cinq cent cinquante ans et
plus.
Oui, ils ont parfois la vie longue, les
descendants du bon Joel, puisque moi, qui aujourd’hui écris ceci
dans ma soixante-dix-septième année, j’ai vu mourir, il y a
cinquante-six ans, mon grand père Gildas, alors âgé de
quatre-vingt-seize ans… après avoir écrit dans sa première
jeunesse, sur notre légende, les dernières lignes tracées avant
celles-ci.
Mon grand-père Gildas a vu mourir son fils
Goridek (mon père) ; j’avais dix ans lorsque je l’ai
perdu ; neuf ans après, mon aïeul est mort… Plus tard, je me
suis marié ; j’ai survécu à ma femme Martha, et j’ai
vu mon fils Jocelyn devenir père à son tour : il a
aujourd’hui une fille et deux garçons : la fille s’appelle
Roselyk ; elle a dix-huit ans ; l’aîné des
garçons, Kervan, a trois ans de plus que sa sœur ; le
plus jeune, Karadeuk, mon favori, a dix-sept ans.
Lorsque tu liras ceci, mon fils Jocelyn, tu
diras sans doute :
« Pourquoi donc mon bisaïeul Gildas
n’a-t-il écrit rien autre chose dans notre chronique que la date de
la mort de son père Amaël ? Pourquoi donc mon
grand-père Goridek n’a-t-il rien écrit non plus ? Pourquoi
donc enfin mon père Araïm a-t-il attendu si tard… si tard…
pour accomplir le vœu du bon Joel, notre ancêtre ? »
À ceci, mon fils Jocelyn, je
répondrai :
Ton bisaïeul Gildas avait l’horreur des
écritoires et des parchemins ; de plus, ainsi que son père
Amaël, il avait coutume de remettre toujours au lendemain ce qu’il
pouvait se dispenser de faire le jour. Sa vie de laboureur n’était
d’ailleurs ni moins paisible, ni moins laborieuse que celle de nos
pères. Depuis la descendance de Scanvoch, revenu au berceau de
notre famille, après qu’un grand nombre de nos générations en
avaient été éloignées par les dures vicissitudes de la conquête
romaine et de l’esclavage antique, ton bisaïeul Gildas disait
d’habitude à mon père :
« J’aurai toujours le temps d’ajouter
quelques lignes à notre légende ; et puis, il me paraît (et
c’est sottise, je l’avoue,) qu’écrire : J’ai vécu,
cela ressemble beaucoup à écrire : Je vais mourir…
Or, moi, je suis si heureux, que je tiens à la vie ni moins ni plus
que les huîtres de nos côtes tiennent à leurs rochers. »
Et voici comment, de demain en demain, ton
bisaïeul Gildas est arrivé jusqu’à quatre-vingt-seize ans sans
avoir augmenté d’un mot l’histoire de notre famille… Alors, se
voyant mourir, il m’a dit :
– Mon enfant, tu écriras seulement ceci
sur notre légende :
« Mon grand-père Gildas et mon père
Goridek (puisque j’ai survécu à mon fils) ont vécu dans notre
maison, calmes, heureux, en bons laboureurs, fidèles à l’amour de
la vieille Gaule et à la foi de leurs pères, bénissant Hésus de les
avoir fait naître et mourir au fond de la Bretagne, seule province
où depuis tant d’années l’on n’aie presque jamais ressenti les
secousses qui ébranlent le reste de la Gaule, car ces agitations
viennent mourir aux frontières impénétrables de l’Armorique
bretonne, comme les vagues furieuses de notre Océan viennent se
briser au pied de nos rocs de granit. »
Or, mon fils Jocelyn, voici pourquoi ni ton
aïeul, ni son fils Goridek, mort avant son père, n’ont pas écrit un
mot sur nos parchemins.
« – Et pourquoi, – diras-tu, – vous,
Araïm vous, mon père, si vieux déjà, ayant fils et petit-fils,
pourquoi avez-vous payé si tard votre tribut à notre
chronique ? »
– Il y a deux raisons à ce retard, mon
fils Jocelyn : la première est que je n’avais pas assez à
dire, la seconde est que j’aurais eu trop à dire.
« – Bon, – penseras-tu en lisant ceci, –
le vieux Araïm a trop attendu pour écrire… Hélas ! le grand
âge a troublé la raison du digne homme ; ne dit-il pas avoir à
la fois trop et trop peu à raconter ? est-ce
raisonnable ? S’il a trop, il a assez… s’il n’a pas assez, il
n’a point trop… »
– Attends un peu, mon garçon… ne te hâte
pas de croire que le bon grand-père tombe en enfance… Or, voilà
comment j’ai à la fois trop et point assez à
écrire ici.
En ce qui touche ma vie à moi, vieux
laboureur, je n’ai pas, non plus que nos aïeux, depuis Scanvoch,
assez à raconter ; car, en vérité, voyez un peu l’intéressant
et beau récit :
L’an passé les semailles d’automne ont été
plus plantureuses que les semailles d’hiver ; cet an-ci, c’est
le contraire ; ou bien, la grande taure noire donne
quotidiennement six pintes de plus de lait que la grosse
taure poil de loup ; ou bien, l’aignelée de janvier
est plus laineuse que l’aignelée de mars de l’an dernier ; ou
bien encore, l’an passé, le froment était si cher, si cher, qu’un
muids de blé vieux se vendaient douze à treize
deniers[3] ; de ce temps-ci, le prix des
bestiaux et des volailles va toujours augmentant, puisque nous
payons maintenant un bœuf de travail deux sous
d’or[4] ; une bonne vache laitière, un
sou d’or ; un bon cheval de trait, six sous
d’or… Voire encore : notre descendance ne sera-t-elle
point fort aise de savoir qu’en ce temps-ci un bon porc, très en
chair, vaut, en automne, douze deniers[5], ni
plus ni moins qu’un maître bélier ? et que notre dernière
bande d’oies grasses a été vendue cet hiver, au marché de Vannes,
une livre d’argent pesant[6] ? La
voilà-t-il pas bien avisée, notre descendance, quand elle saura que
les journaliers que nous prenons en la moisson, nous les payons un
denier par jour[7] ? Oui, voilà-t-il pas de beaux et
curieux récits à lui laisser, à notre race ?
D’autre part, en sera-t-elle plus fière, quand
je lui dirai : Ce qui fait ma fierté, à moi, c’est de penser
qu’il n’y a point de plus fin laboureur que mon fils Jocelyn, de
meilleure ménagère que sa femme Madalèn, de plus douce
créature que ma petite-fille Roselyk, de plus beaux et de plus
hardis garçons que mes petits-fils Kervan et Karadeuk ;
celui-ci surtout, le dernier né, mon favori, un vrai démon de
gentillesse et de courage… Il faut le voir, à dix-sept ans, dompter
les poulains sauvages de nos prairies, plonger dans la mer comme un
poisson, ne pas perdre une flèche sur dix lorsqu’il tire au vol des
corbeaux de mer sur la grève pendant la tempête… et quand il vous
manie le pèn-bas, notre terrible bâton breton… voire cinq
ou six soldats, armés de lances ou d’épées, auraient plus de
horions que de plaisir s’ils s’y frottaient, au pèn-bas de mon
Karadeuk… Il est si robuste, si agile, si dextre ! et puis si
beau, avec ses cheveux blonds coupés en rond, tombant sur le col de
sa saie gauloise ; ses yeux bleus de mer et ses bonnes joues
hâlées par l’air des champs et l’air marin !…
Non, par les glorieux os du vieux Joel !
non, il ne pouvait être plus fier de ses trois fils :
Guilhern, le laboureur ; Mikaël, l’armurier ; Albinik, le
marin ; et de sa douce fille Hêna, la vierge de l’île de Sên,
île aujourd’hui déserte, qu’en ce moment, à travers ma fenêtre, je
vois là-bas, là-bas… en haute mer, noyée dans la brume… Non, le bon
Joel ne pouvait être plus fier de sa famille que moi, le vieil
Araïm, je ne suis fier de mes petits-enfants !… Mais ses fils,
à lui, ont vaillamment combattu ou sont morts pour la
liberté ; mais sa fille Hêna, dont le saint et doux nom a été
jusqu’à aujourd’hui chanté de siècle en siècle, a offert
vaillamment sa vie à Hésus pour le salut de la patrie, tandis que
les enfants de mon fils mourront ici, obscurs comme leur père, dans
ce coin de la Gaule ; libres du moins ils mourront, puisque
les Franks barbares, deux fois venus jusqu’aux frontières de notre
Bretagne, n’ont osé y pénétrer : nos épaisses forêts, nos
marais sans fonds, nos rochers inaccessibles, et nos rudes hommes,
soulevés en armes à la voix toujours aimée de nos druides chrétiens
ou non chrétiens, ont fait reculer ces féroces pillards, maîtres
pourtant de nos autres provinces depuis près de quinze ans.
Hélas ! elles se sont enfin réalisées
après deux siècles, les sinistres divinations de la sœur de lait de
notre aïeul Scanvoch. Victoria la Grande ne l’a que trop justement
prédit… les Franks ont depuis longtemps conquis et asservi la
Gaule, moins notre Armorique, grâce aux dieux…
Voilà pourquoi le vieux Araïm pensait que,
comme père et comme Breton, son obscur bonheur ne méritait pas
d’être relaté dans notre chronique, et qu’il avait, hélas !
trop à écrire comme Gaulois… N’est-ce point trop, que
d’écrire la défaite, la honte, l’esclavage de notre patrie commune,
quoique nous soyons ici à l’abri des malheurs qui écrasent ailleurs
nos frères ?
« – Alors, – diras-tu, mon fils Jocelyn,
– puisque le vieil Araïm a trop et pas assez à
écrire dans cette légende, pourquoi avoir commencé ce récit plutôt
aujourd’hui qu’hier ou demain ? »
Voici ma réponse, mon fils : Lis le récit
suivant, que j’écris en ce moment, à la tombée de ce jour d’hiver,
pendant que toi, ta femme et tes enfants, vous vous préparez à la
veillée dans la grande salle de la métairie, attendant le retour de
mon favori Karadeuk, parti à la chasse au point du jour pour
rapporter une pièce de venaison… Lis ce récit, il te rappellera la
soirée d’hier, mon fils Jocelyn, et t’apprendra aussi ce que tu
ignores… et ensuite tu ne diras plus :
« – Pourquoi le bonhomme Araïm a-t-il
écrit ceci aujourd’hui plutôt qu’hier où demain. »
*
*
*
La neige et le givre de janvier tombent par
rafales, le vent siffle, la mer gronde au loin et se brise jusque
sur les pierres sacrées de Karnak… Il est quatre heures, pourtant
voici déjà la nuit : le bétail affouragé est renfermé dans les
chaudes étables ; les portes de la cour de la métairie sont
closes, de peur des loups rôdeurs ; un grand feu flambe au
foyer de la salle ; le vieux Araïm est assis dans son siège à
bras, au coin de la cheminée, son grand chien fauve, à tête
blanchie par l’âge, étendu à ses pieds… le bonhomme travaille à un
filet pour la pêche ; son fils Jocelyn charonne un manche de
charrue ; Kervan ajuste des attèles neuves à un joug ;
Karadeuk aiguise sur une pierre de grès la pointe de ses
flèches : la tempête durera jusqu’au matin et davantage, car
le soleil s’est couché tout rouge derrière de gros nuages noirs qui
enveloppaient l’île de Sên comme un brouillard. Or, quand le soleil
se couche ainsi, et que le vent souffle de l’ouest, la tempête dure
deux, trois, et parfois quatre ou cinq jours. Le lendemain matin
Karadeuk ira donc tirer des corbeaux de mer sur la grève, quand ils
raseront de leurs fortes ailes les vagues en furie… C’est le
plaisir de ce garçon ; il est si adroit, mon petit-fils
Karadeuk, il est si bon archer, mon favori… Pendant qu’il affûte
ses flèches, sa mère et sa sœur Roselyk vont activement de çà, de
là, préparant la table et les mets pour le repas du soir.
La mer gronde au loin comme un tonnerre, le
vent souffle à ébranler la maison, le givre tombe dans la cheminée.
Gronde, tempête ! souffle, vent de mer ! tombe, givre et
neige ! Oh ! qu’il fait bon, qu’il fait bon d’entendre
rugir cet ouragan, chargé de frimas, lorsqu’en famille on est
joyeusement réuni dans sa maison autour d’un foyer
flambant !
Et puis, les jeunes garçons et leurs sœurs
disent à demi-voix de ces choses qui les font à la fois frissonner
et sourire ; car, en vérité, depuis cent ans, on dirait que
tous les lutins et toutes les fées de la Gaule se sont réfugiés en
Bretagne… N’est-ce pas encore un plaisir que d’ouïr à la veillée,
durant la tempête, ces merveilles, auxquelles on croit toujours un
peu quand on ne les a point vues, et bien plus encore quand on les
a vues ?
Et voici ce qu’ils se disaient, ces enfants,
mon petit-fils Kervan commence en secouant la tête :
– Un voyageur égaré qui passerait cette
nuit près la caverne de Penmarch entendrait, plus qu’il ne le
voudrait, résonner les marteaux…
– Oui, les marteaux qui tombent en
mesure, pendant que ces marteleurs du diable chantent leur chanson,
dont le refrain est toujours : Un, deux, trois, quatre,
cinq, six, lundi, mardi, mercredi…
– Ils ont même ajouté, dit-on :
Jeudi, vendredi et samedi, jamais
dimanche, le jour de la messe… des chrétiens[8].
– Bien heureux encore est le voyageur, si
les petits Dûs, quittant leurs marteaux de faux-monnayeurs pour la
danse, ne le forcent pas à se mêler à leur ronde jusqu’à ce que
pour lui mort s’ensuive…
– Quels dangereux démons pourtant, que
ces nains, hauts de deux pieds… Il me semble les voir, avec leur
figure vieillotte et ratatinée, leurs griffes de chat, leurs pieds
de bouc et leurs yeux flamboyants : c’est à frissonner… rien
que d’y penser…
– Prends garde, Roselyk, en voici un sous
la huche… prends garde…
– Que tu es imprudent de rire ainsi des
Dûs, mon frère Karadeuk ! ils sont vindicatifs… je suis toute
tremblante… j’ai failli laisser tomber ce plat…
– Moi, si je rencontrais une bande de ces
petits bonshommes, je vous en prendrais deux ou trois paires que je
lierais par les pattes comme des chevreaux… et en route pour
quelque fondrière bien profonde…
– Oh ! toi, Karadeuk, tu n’as peur
de rien…
– Il faut rendre justice aux petits Dûs,
s’ils font de la fausse monnaie dans les cavernes de
Pen-March, on les dit très-bons maréchaux et sans pareils
pour la ferrure des chevaux.
– Oui… fiez-vous-y ; dès qu’un
cheval a été ferré par l’un de ces nains du diable, il jette du feu
par les naseaux, et de courir… de courir sans plus jamais
s’arrêter… ni jour ni nuit ; voyez un peu la figure de son
cavalier !
– Mes enfants, quelle tempête !
quelle nuit !
– Bonne nuit pour les petits Dûs, ma
mère ; ils aiment l’orage et les ténèbres, mais mauvaise pour
les jolies petites Korrigans[9] qui
n’aiment que les douces nuits du mois de mai…
– Certes, moi, j’ai grand’peur des petits
Dûs noirs, velus, griffus, avec leur bourse de fausse monnaie à la
ceinture, et leur marteau de forgeron sur l’épaule ; mais
j’aurais plus grand’peur encore de rencontrer au bord d’une
fontaine solitaire une Korrigan, haute de deux pieds, peignant ses
blonds cheveux, dont elles sont si glorieuses en se mirant dans
l’eau claire.
– Quoi ! peur de ces jolies petites
fées, mon frère Kervan ! moi, au contraire, souvent j’ai tâché
d’en rencontrer. On assure qu’elles se rassemblent à la fontaine de
Lyrwac’h-Hèn, au plus épais du grand bois de chênes qui
ombragent un dolmen… trois fois j’y suis allé… trois fois je n’ai
rien vu…
– Heureusement pour toi tu n’as rien vu,
Karadeuk ; Caron dit que c’est toujours près des pierres
sacrées que se réunissent les Korrigans pour leurs danses
nocturnes : malheur à qui les rencontre…
– Il paraît qu’elles sont fort curieuses
de musique, et qu’elles chantent comme des rossignols.
– Et qu’elles sont gourmandes ?
– Les Korrigans, gourmandes ?
– Comme des chattes… oui, Karadeuk, tu as
beau rire… tu dois me croire, je ne suis point menteuse : le
bruit court que dans leurs fêtes de nuit elles étendent sur le
gazon, toujours au bord d’une fontaine, une nappe blanche comme la
neige, et tissée de ces légers fils blancs qu’on voit l’été sur les
prairies. Au milieu de la nappe, elles mettent une coupe de
cristal, remplie d’une liqueur merveilleuse, qui répand une clarté
si vive, si vive qu’elle sert de flambeau à ces fées… L’on ajoute
qu’une goutte de cette liqueur rendrait aussi savant que
Dieu[10].
– Et que mangent-elles sur leur nappe
d’un blanc de neige, les Korrigans ? le sais-tu, Karadeuk, toi
qui les aimes tant ?
– Chères petites ! leur corps rose
et transparent, à peine haut de deux pieds, n’est pas gros à
nourrir… Ma sœur Roselyk les dit gourmandes… Que mangent-elles
donc ? le suc des fleurs de nuit, servies sur des feuilles
d’herbe d’or ?
– L’herbe d’or ?… cette herbe
magique qui, si on la foule par mégarde, vous endort et vous donne
connaissance de la langue des oiseaux[11].
– Celle-là même.
– Et que boivent-elles, les
Korrigans ?
– La rosée des nuits dans la coquille
azurée des œufs du roitelet… voyez-vous les ivrognesses ? Mais
au moindre bruit humain… tout s’évanouit, et elles disparaissent
dans la fontaine pour retourner au fond de l’onde, dans leur palais
de cristal et de corail… c’est afin de pouvoir se sauver ainsi
qu’elles restent toujours au bord des eaux. Ô gentilles naines…
belles petites fées… ne vous verrai-je donc jamais ! je
donnerais dix ans, vingt ans de ma vie pour rencontrer une
Korrigan !…
– Karadeuk, ne faites pas de ces vœux
impies par une pareille nuit de tempête… cela porte malheur… jamais
je n’ai entendu la mer en furie gronder ainsi… c’est comme un
tonnerre…
– Ma bonne mère, je braverais nuit,
tempête et tonnerre pour voir une Korrigan…
– Taisez-vous, méchant enfant… vous
m’effrayez… ne parlez pas ainsi… c’est tenter Dieu !
– Quel aventureux et hardi garçon tu
fais, mon petit-fils…
– Grand-père, blâmez donc aussi mon frère
Karadeuk, au lieu de l’encourager dans ses désirs périlleux… Ne
savez-vous pas…
– Quoi ! ma blonde
Roselyk ?
– Hélas ! grand-père, les Korrigans
volent les enfants des pauvres femmes, et mettent à leur place de
petits monstres ; la chanson le dit.
– Voyons la chanson, ma Roselyk.
– La voici, grand-père :
*
*
*
« – Mary, la belle, est bien
affligée ; elle a perdu son petit Laoïk ; la
Korrigan l’a emporté.
*
*
*
» – En allant à la fontaine puiser de
l’eau, je laissai mon Laoïk dans son berceau ; quand je revins
à la maison, il était bien loin.
*
*
*
» – Et à sa place la Korrigan avait mis
ce monstre ; sa face est aussi rousse que celle d’un
crapaud ; il égratigne, il mord sans dire mot.
*
*
*
» – Et toujours il demande à téter, et il
a sept ans passés, et il demande encore à téter.
*
*
*
» – Mary, la belle, est bien
affligée ; elle a perdu son petit Laoïk ; la Korrigan l’a
emporté.
*
*
*
– Telle est la chanson, grand-père.
Maintenant, mon frère Karadeuk voudra-t-il rencontrer ces méchantes
Korrigans, ces voleuses d’enfants ?
– Qu’as-tu à répondre pour défendre tes
fées, Karadeuk, mon favori ?
– Grand-père, ma gentille sœur Roselyk a
été abusée par de mauvaises langues ; toutes les mères qui ont
de laids marmots crient qu’elles avaient un ange au berceau, et que
les Korrigans ont mis en place un petit monstre !
– Bien trouvé, mon favori !
– Je soutiens, moi, que les Korrigans
sont avenantes et serviables… Vous savez bien, grand-père, le
vallon de l’Hellé ?
– Oui, mon intrépide.
– Il y avait autrefois les plus beaux
foins du monde dans ce vallon…
– C’est la vérité : Foin de l’Hellè,
foin parfumé, dit le proverbe.
– Or, c’était grâce aux Korrigans…
– Vraiment ! conte-moi ça…
– Le temps de la fauchaison et de la
fenaison venu, elles arrivaient sur la cime des rochers du vallon
pour veiller sur les prés… S’ils avaient, pendant le jour, trop
séché, les Korrigans y faisaient tomber une abondante rosée… Si le
foin était coupé, elles éloignaient les nuées qui auraient pu gâter
la fenaison… Un sot et méchant évêque voulut chasser ces bonnes
petites fées si serviables ; il fit, à la tombée du jour,
allumer un grand feu de bruyère sur les rochers ; puis, quand
ils furent très-chauds, on balaya la cendre… La nuit venue, les
Korrigans ne se doutant de rien, arrivent pour veiller à la
fenaison ; mais aussitôt elles se brûlent leurs petits pieds
sur la roche ardente… Alors elles se sont écriées en
pleurant : Oh ! méchant monde ! oh !
méchant monde !… Et depuis, elles ne sont plus jamais
revenues, et aussi depuis, le foin a toujours été pourri par la
pluie ou desséché par le soleil dans le vallon de l’Hellè… Voilà ce
que c’est que de faire du mal aux petites Korrigans… Non, je ne
mourrai pas content si je n’en ai rencontré une…
– Mes enfants, mes enfants, ne croyez pas
à ces magies, et surtout ne désirez pas en être témoins, cela porte
malheur…
– Quoi, mère, parce que je désire voir
une Korrigan, il m’arriverait malheur… quel malheur ?
– Hésus le sait, méchant enfant… car vos
paroles me serrent le cœur…
– Quelle tempête ! quelle
tempête ! la maison en tremble…
– Et c’est par une nuit pareille que ce
méchant enfant ose dire qu’il donnerait sa vie pour voir des
Korrigans…
– Femme, cette alarme est faiblesse.
– Les mères sont faibles et craintives,
Jocelyn… Il ne faut pas tenter Dieu…
Le vieil Araïm cesse un moment de travailler à
son filet ; sa tête se baisse sur sa poitrine… il rêve.
– Qu’avez-vous, mon père, que vous voici
tout pensif ? Croyez-vous, comme Madalèn, qu’un malheur menace
Karadeuk, parce que, par une nuit de tempête, il a voulu voir une
Korrigan ?
– Je pense, non point aux fées, mais à la
nuit de tempête, Jocelyn… Je t’ai lu, ainsi qu’à tes enfants, les
récits de notre aïeul Joel, qui vivait il y a cinq cents et tant
d’années, sinon dans cette maison, du moins dans ces lieux où nous
sommes.
– Oui, mon père.
– Sais-tu à quoi je suis là
songeant ?
– À quoi donc, grand-père ?
– À quoi ? dis-tu, mon Karadeuk, mon
adroit archer ? Je songeais que par un pareil jour de tempête,
le bon Joel et son fils, avides de récits, comme de curieux Gaulois
qu’ils étaient…
– Ont fait ce bon tour d’arrêter un
voyageur dans la cavée du Chraig’h (j’y suis encore passé
ce matin, dit Kervan) ; puis ils ont garrotté cet étranger, et
l’ont amené à la maison pour l’entendre raconter…
– Et ce voyageur, c’était le chef des
cent vallées… un martyr ! un héros !…
– Oh ! oh ! comme tes yeux
brillent en parlant ainsi, Karadeuk, mon favori…
– S’ils brillent, grand-père, c’est
qu’ils sont humides… Quand j’entends parler du chef des cent
vallées, les larmes me viennent aux yeux…
– Qu’est-ce que cela, mon père ?
Voyez donc, votre vieil Erer gronde entre ses dents et
dresse les oreilles.
– Grand-père, entendez-vous aboyer les
chiens de garde ?
– Il faut qu’il se passe quelque chose au
dehors de la maison…
– Hélas ! si les dieux veulent punir
mon fils de son désir audacieux, leur colère ne se fait pas
attendre… Karadeuk, venez, venez près de moi, méchant enfant…
– Quoi ! Madalèn… te voici pleurant
et embrassant ton fils, comme si quelque malheur le menaçait…
Allons, chère femme, plus de raison.
– N’entends-tu pas les aboiements
redoublés des chiens au dehors ? Tiens, voici Erer
qui court en grondant vers la porte… Je vous dis qu’il se passe
quelque chose de sinistre autour de la maison…
– Ne crains rien, mère, c’est un loup qui
rôde… À moi mon arc !
– Karadeuk, ne bougez pas… Non, moi,
votre mère, je vous le défends…
– Ma chère fille, ne tremblez pas ainsi
pour votre fils, ni toi non plus pour ton frère, ma douce Roselyk…
Peut-être vaut-il mieux ne point braver les lutins et les fées en
une nuit de tempête, mais vos craintes sont vaines… D’abord ce
n’est pas un loup qui rôde au dehors ; il y a longtemps que le
vieux Erer mordrait les ais de la porte pour aller recevoir ce
mauvais hôte…
– Mon père a raison… c’est peut-être un
étranger égaré.
– Viens, Kervan, viens, mon frère, allons
à la porte de la cour voir ce que c’est…
– Mon fils, restez près de moi…
– Mais, ma mère, je ne peux laisser mon
frère Kervan aller seul.
– Écoutez… écoutez… il me semble
entendre, au milieu du vent, une voix appeler ou crier…
– Hélas ! ma bonne mère, un malheur
menace notre maison… vous l’avez dit…
– Roselyk, mon enfant, n’augmente pas
ainsi la frayeur de ta mère… Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un
voyageur appelle du dehors pour qu’on lui ouvre la porte…
– Ces cris n’ont rien d’humain… je me
sens glacée de frayeur…
– Viens avec moi, Kervan, puisque ta mère
veut garder Karadeuk auprès d’elle… Quoique le pays soit
tranquille, donne-moi mon pèn-bas, et prends le tien, mon
garçon.
– Mon mari, mon fils, je vous en conjure,
ne sortez pas…
– Chère femme… Et si un étranger est au
dehors par un temps pareil… viens, Kervan…
– Hélas ! je vous le dis… les cris
que j’ai entendus n’avaient rien d’humain… Kervan !
Jocelyn !… Ils ne m’écoutent pas… les voilà partis…
– Mon père et mon frère vont au danger,
s’il y en a, et moi je reste ici…
– Ne frappez pas ainsi du pied, méchant
enfant ! Peut-être êtes-vous cause de tout le mal, avec vos
vœux impies…
– Calmez-vous, Madalèn… et vous, mon
favori, ne prenez point, s’il vous plaît, de ces airs de poulain
sauvage regimbant contre ses entraves, et, sans murmurer, obéissez
à votre mère…
– J’entends des pas… on approche…
Oh ! grand-père !…
– Eh bien, ma douce Roselyk, pourquoi
trembler ? quoi d’effrayant dans ces pas qui
s’approchent ? Bon, voici maintenant au dehors de grands
éclats de rire… Êtes-vous rassurée, Madalèn ?
– Des éclats de rire… pendant une
pareille nuit !
– Sont très-effrayants, n’est-ce pas,
Roselyk, surtout lorsque les rieurs sont ton père et ton
frère ? Tiens, les voici. Eh bien, mes enfants, pourquoi si
joyeux ?
– Ce malheur, qui menaçait la maison…
– Ces cris, qui n’avaient rien
d’humain…
– Achevez donc, avec vos rires…
Voire ! le père est aussi fou que le fils… Parlerez-vous
enfin ?
– Ce grand malheur, c’est un pauvre
colporteur égaré…
– Cette voix surhumaine, c’était la
sienne…
Et le père et le fils de rire, il faut
l’avouer, comme gens enchantés d’être rassurés. La mère, pourtant,
toujours inquiète, ne riait point ; mais les jeunes garçons,
mais la jeune fille, mais Jocelyn lui-même, tous de s’écrier
joyeux :
– Un colporteur ! un
colporteur !…
– Il a des rubans jolis et de fines
aiguilles.
– Des fers pour les flèches, des cordes
pour les arcs.
(Qui peut parler ainsi, sinon Karadeuk, mon
favori, l’adroit archer.)
– Des ciseaux pour tondre les brebis.
– Des hameçons pour la pêche, puisqu’il
vient sur la côte.
– Et il nous racontera ce qu’il sait des
contrées lointaines, s’il vient de loin.
– Où est-il donc ? où est-il donc,
ce bon colporteur qu’Hésus nous envoie par cette longue veillée
d’hiver ?
– Quel bonheur de voir en détail toutes
ses marchandises !
– Où est-il donc ? où est-il
donc ?
– Il secoue sous le porche les frimas
dont il est couvert.
– Bonne mère, tel est donc le malheur qui
nous menaçait parce que je désire voir une Korrigan ?
– Taisez-vous, mon fils… demain est à
Dieu !
– Voici le colporteur ! le
voici…
C’était lui… Il secoua au seuil de la porte
ses bottines de voyage, si couvertes de neige, qu’il semblait
porter des chaussons blancs. Homme robuste, d’ailleurs, trapu,
carré, dans la force de l’âge, à l’air jovial, ouvert et déterminé.
Madalèn, toujours inquiète, ne le quittait point des yeux, et par
deux fois elle fit signe à son fils de revenir à ses côtés ;
le colporteur, relevant le capuchon de son épaisse casaque où
miroitait le givre, se débarrassa de sa balle, lourd
fardeau qui semblait léger pour ses fortes épaules ; puis,
ôtant son bonnet de laine, il s’avança vers Araïm, le plus vieux de
la maisonnée :
– Longue vie et heureux jours aux gens
hospitaliers ! c’est le vœu que fait pour toi et ta famille
Hêvin, le colporteur. Je suis Breton ; je m’en allais
à Falgoët, lorsque la nuit et la tempête m’ont surpris sur la
côte ; j’ai vu au loin la lumière de cette demeure, je suis
venu, j’ai appelé, l’on m’a ouvert… Encore une fois, merci aux gens
hospitaliers…
– Madalèn, qu’avez-vous à rêver ainsi,
pensive et triste ? la bonne figure et les bonnes paroles de
ce colporteur ne vous rassurent-elles pas ? lui croyez-vous
une Korrigan dans sa manche ?
– Mon père, demain appartient à Dieu… Je
me sens plus chagrine encore depuis l’entrée de cet étranger.
– Plus bas, parlez plus bas encore, chère
fille ; ce pauvre homme pourrait vous entendre et se
chagriner… Ah ! ces mères ! ces mères !
Et s’adressant à l’étranger :
– Approche-toi du feu, brave
porte-balle ; la nuit est rude. Karadeuk, en attendant le
souper, un pot d’hydromel pour notre hôte.
– J’accepte, bon vieux père… le feu
réchauffera le dehors, l’hydromel le dedans.
– Tu me parais un joyeux
routier ?
– C’est la vérité ; la joie est ma
compagne : si long, si rude que soit mon chemin, elle ne se
lasse pas de me suivre.
– Tiens, bois…
– Salut à vous, bonne mère et douce
fille, salut à vous tous…
Et faisant claquer sa langue contre son
palais :
– Jamais je n’ai bu meilleur hydromel.
L’hospitalité cordiale rend les meilleurs breuvages… meilleurs.
– Donc, mon joyeux routier, tu viens de
loin ?
– Parles-tu de ma journée d’aujourd’hui
ou du commencement de mon voyage ?
– Oui, du commencement de ton voyage.
– Il y a deux mois, je suis parti de
Paris.
– De Paris ?
– Cela t’étonne, bon vieux
père ?
– Quoi ! en ces temps-ci, traverser
la moitié de la Gaule, envahie par ces Franks maudits !
– Je suis un vieux routier ; je
parcours en tous sens la Gaule depuis vingt ans… Le grand chemin
est-il hasardeux ? je prends le sentier ; la plaine
périlleuse ? je prends la montagne ; le jour
chanceux ? je marche de nuit.
– Et tu n’as pas été cent fois dévalisé
par ces pillards franks ?
– Je suis un vieux routier, te
dis-je ; aussi, avant d’entrer en Bretagne, j’endossais
bravement une robe de prêtre, et sur ma balle était peinte une
croix avec les flammes rouges de l’enfer. Ces larrons franks, aussi
féroces que stupides, craignent le diable, dont les évêques leur
font peur pour partager avec eux les dépouilles de la Gaule ;
ils n’osaient m’attaquer, me prenant pour un prêtre.
– Allons, voici le souper prêt… à table,
– dit le vieil Araïm ; et, s’adressant tout bas à la femme de
son fils, toujours pensive et triste :
– Qu’avez-vous donc, Madalèn ?…
Songez-vous encore aux Korrigans ?…
– Cet étranger, qui revêt la robe du
prêtre sans être prêtre, portera malheur à notre maison… La tempête
semble redoubler de fureur depuis qu’il est entré ici…
Rassurer le cœur d’une mère est
impossible : le grand-père n’y tâcha plus. On s’attable, on
boit, on mange ; le colporteur boit et mange en homme à qui la
route a donné grand appétit. Les mâchoires ont joué, les langues
démangent, celle du grand-père lui démange non moins qu’aux
autres ; on n’a pas tous les jours pour la veillée un
colporteur venant de Paris.
– Et que se passe-t-il à Paris, brave
porte-balle ?
– Ce que j’ai vu de plus satisfaisant
dans cette ville, c’est la mise en terre du roi de ces Franks
maudits !
– Ah ! il est mort, leur
roi !…
– Il y a plus de deux mois… le 25
novembre de l’an passé, de l’an 512 de l’Incarnation du
Verbe, comme disent les évêques, qui ont béni et enterré ce
meurtrier couronné, dont les os pourriront dans la basilique des
saints apôtres de Paris.
– Ah ! il est mort, le roi des
Franks !… Comment s’appelait-il ?
– Un nom du diable ! Il se nommait
Hlode-Wig.
– Il y a de quoi étrangler en le
prononçant… Tu dis…
– Hlode-Wig… Sa femme, qu’ils
appellent la reine, puisqu’il est roi des Franks, sa femme n’est
pas moins heureusement partagée ; elle se nomme
Chrotechild… ses quatre fils, Chlotachaire,
Theudeber et[12]…
– Assez, ami porte-balle… Foin de ces
noms sauvages ! ceux qui les portent en sont dignes, sans
doute ?…
– Juges-en par le défunt roi Clovis… et
sa race promet encore de renchérir sur lui… Figure-toi, réunies
chez ce monstre, que saint Rémi a baptisé fils de l’Église
catholique, figure-toi la ruse du renard, jointe à la lâche
férocité du loup… Te nombrer les meurtres qu’il a commis à coups de
couteau ou à coups de hache, serait trop long… je te citerai les
plus saillants… Un vieux chef frank, un boiteux, nommé
Sigebert, était roi de Cologne… Voici comment ces bandits
se font rois : ils pillent, ils ravagent une province à la
tête de leur bande, massacrent ou vendent, comme bétail, hommes,
femmes, enfants, réduisent les autres habitants en esclavage ;
et puis ils disent : « Nous sommes rois d’ici. » Les
évêques répètent : « Oui, nos amis les Franks sont rois
d’ici ; nous les baptisons au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit… Obéissez-leur, peuple des Gaules, ou nous vous
damnons… »
– Et il ne s’est pas trouvé un homme, un
homme ! pour planter un poignard dans la poitrine de ce
roi ?
– Karadeuk, mon favori, ne vous échauffez
pas de la sorte. Grâce aux dieux, ce Clovis est mort ; c’est
toujours celui-là de moins. Continue, brave porte-balle.
– Donc, ce Sigebert le Boiteux était roi
de Cologne ; il avait un fils. Clovis lui dit :
« Ton père est vieux… tue-le, tu hériteras de lui. » Le
fils, en vrai Frank, trouve le conseil bon, et tue son père. Que
fait Clovis ? il tue à son tour le parricide et s’empare du
royaume de Cologne.
– Vous frissonnez, mes enfants ? je
le crois… Tels sont donc ces nouveaux rois de la Gaule !
– Quoi ! vous frissonnez déjà, mes
hôtes ? c’est trop tôt, attendez. Peu de temps après ce
meurtre, Clovis égorge, de sa main, deux de ses proches parents, le
père et le fils, nommés Chararic, et il les dépouille de
ce qu’ils avaient eux-mêmes pillé en Gaule… Mais voici qui vaut
mieux : Clovis combattait un autre bandit de sa royale
famille, nommé Ragnacaire ; il fait confectionner des
colliers et des baudriers de faux or, les envoie par un de ses
affidés aux leudes, compagnons de guerre de
Ragnacaire ; leur demandant en retour de ce présent de lui
livrer leur chef et son fils. Le marché conclu, les deux Ragnacaire
sont livrés à Clovis. Ce grand roi les abat à coups de hache comme
bœufs en boucherie, après avoir ainsi larronné les leudes, ses
complices, en payant leur trahison avec de faux or.
– Et les évêques chrétiens prêchent au
peuple la soumission à de pareils monstres ?
– Certes, puisque les crimes de ces
monstres sont la source des richesses de l’Église ! Songez-y
donc, bon vieux père, les meurtres, les fratricides, les
parricides, les incestes des rois et des seigneurs franks
rapportent plus de sous d’or à ces gras fainéants d’évêques, que
vos terres, fécondées par votre dur travail quotidien, honnêtes
laboureurs, ne vous rapportent de deniers. Mais, écoutez le dernier
tour du pieux roi Clovis… Il avait ainsi égorgé ou fait massacrer
tous ses parents ; un jour il rassemble son entourage ;
et dit en gémissant : « Malheureux que je suis !
resté seul comme un voyageur au milieu des étrangers, je n’ai plus
de parents pour me secourir si l’adversité venait. »
– Il se repent enfin de ses meurtres…
c’est la moindre des punitions qui l’attendent.
– Se repentir ! lui, Clovis ?
bien sot il eût été, bon vieux père… est-ce que les prêtres ne le
délivraient point du souci des remords, moyennant belles livres
d’or et d’argent ?
– Alors, pourquoi disait-il ces
paroles : « Malheureux que je suis ! resté seul sans
parents pour me secourir si l’adversité venait ? »
– Pourquoi ? autre ruse sanglante,
car « ce n’était point que Clovis s’affligeât de la mort de
ses parents qu’il avait fait égorger… non, il parlait ainsi par
ruse, afin de savoir s’il avait encore là quelque parent, afin
de le tuer… »
– Et il ne s’est pas trouvé un homme, un
homme ! pour planter un poignard dans le cœur de ce
monstre !…
– Taisez-vous, méchant enfant ;
voici la seconde fois que vous prononcez ces paroles de meurtre et
de vengeance… Vous ne savez qu’imaginer pour m’effrayer.
– Ma chère femme, notre fils Karadeuk est
indigné, comme nous tous, des crimes de ce roi frank… Par les os de
nos pères ! moi qui ne suis pas aventureux, je dis : Oui,
c’est une honte pour la Gaule qu’un pareil monstre ait, pendant
quatorze ans, régné sur notre pays… moins notre Bretagne,
heureusement.
– Et moi, qui dans mon métier de
colporteur ai parcouru la Gaule d’un bout à l’autre, et vu ses
misères et son sanglant esclavage, je dis que ceux-là, qu’il faut
aussi poursuivre d’une haine implacable, ce sont les
évêques !… N’ont-ils pas appelé les Franks en Gaule ?
n’ont-ils pas baptisé ce meurtrier couronné fils de l’Église de
Rome ? n’ont-ils pas songé à béatifier ce monstre sous
l’appellation de saint Clovis ? n’ont-ils pas dit,
eux, Gaulois, en parlant de ce pillard, de cet égorgeur :
« Le roi Clovis, qui confessa L’INDIVISIBLE TRINITÉ,
dompte les hérétiques PAR L’APPUI QU’ELLE LUI PRÊTE,
et étend son pouvoir sur toute la Gaule ? »
N’ont-ils pas dit, eux, prêtres du Christ, en parlant des meurtres,
des fratricides de ce roi : « Chaque jour Dieu
faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa main, et
étendait son royaume, parce qu’il MARCHAIT AVEC UN CŒUR PUR
devant lui, et faisait ce qui était agréable AUX YEUX DU
SEIGNEUR ? »
– Dieux du ciel ! est-ce folie,
monstruosité ou lâche terreur chez ces prêtres ? je ne sais,
mais cela épouvante…
– C’est ambition féroce et cupidité
forcenée, bon vieux père. Les évêques, alliés aux empereurs, depuis
que la Gaule était redevenue province romaine, étaient parvenus,
par leur ruse et leur opiniâtreté habituelle, à se faire
magnifiquement doter, eux et leurs églises, et à occuper les
premières magistratures des cités. Cela ne leur a pas suffi ;
ils ont espéré mieux dominer et rançonner les Franks stupides et
barbares que les Romains civilisés… Qu’ont-ils fait ? ils ont
trahi les Romains et appelé les Franks de tous leurs vœux, de
tout leur amour.
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