Les Franks sont venus, la Gaule a été
ravagée, pillée, égorgée, asservie ; et les évêques ont
partagé ses dépouilles avec les conquérants, qu’ils ont bientôt
dominés par la ruse et par la peur du diable… Voici donc ces pieux
hommes cent fois plus puissants et plus riches sous la domination
franque que sous la domination romaine, faisant curée de la vieille
Gaule avec les barbares, et, grâce à eux, possédant d’immenses
domaines, des richesses de toutes sortes, d’innombrables esclaves,
esclaves si bien choisis, si bien dressés, si bien soumis au fouet
par leurs maîtres du clergé, qu’un esclave ecclésiastique
se vend généralement vingt sous d’or[13]
(j’en ai vu vendre mainte fois), tandis que tout autre esclave ne
se vend d’ordinaire que douze sous d’or. Voulez-vous enfin
avoir une idée des richesses des évêques ? Ce saint Rémi, qui
dans la basilique de Reims a baptisé Clovis, fils de la sainte
Église romaine, a été si grassement rémunéré, qu’il a pu payer
cinq mille livres pesant d’argent le domaine
d’Épernay[14] ; je passais en Champagne
quand il a acheté ces terres immenses !
– Ah ! trafiquer ainsi du plus pur
sang de la Gaule… infâmes évêques ! pauvre pays !
– Tenez, bon père, si vous aviez, comme
moi, traversé ces contrées jadis si florissantes, ravagées,
incendiées par les Franks… si vous aviez vu ces bandes d’hommes, de
femmes d’enfants, garrottés deux à deux, marchant parmi le bétail
et les chariots remplis de butin de toute sorte, que ces barbares
poussaient devant eux, lorsqu’ils ont eu conquis le pays
d’Amiens, où je passais alors… le cœur, comme à moi, vous
eût saigné…
– Ces pauvres esclaves, ces femmes, ces
enfants, où les conduisaient-ils ?
– Hélas ! bonne mère, ils les
conduisaient sur les bords du Rhin, où les Franks tiennent un grand
marché de chair gauloise ; tous les barbares de la Germanie,
qui n’ont pas fait irruption dans notre malheureux pays, viennent
là s’approvisionner d’esclaves de notre race, hommes, femmes,
enfants…
– Et ceux qui restent en Gaule ?
– Tous les hommes des campagnes, esclaves
aussi, cultivent, sous le bâton des Franks, les champs paternels
que le roi Clovis a autrefois partagés avec ses leudes,
ses anciens compagnons de pillage et de massacre, qu’il a faits
depuis ducs, marquis, comtes en notre pays… Mais il reste
heureusement encore quelques gouttes de sang généreux dans les
veines de la vieille Gaule ; et si le règne des Franks et des
évêques doit durer, ils ne jouiront pas du moins en paix de leur
conquête…
– Que veux-tu dire ?
– Avez-vous entendu parler de la
Bagaudie ?
– Oui, plusieurs fois… Mon grand-père m’a
dit que peu d’années après la mort de Victoria la Grande…
– L’auguste mère des camps ?
– Son nom est parvenu jusqu’à toi, brave
porte-balle ?
– Quel Gaulois ne prononce avec respect
le nom de cette héroïne, quoiqu’elle soit morte depuis plus de deux
siècles… A-t-on oublié les noms bien plus anciens encore de
Sacrovir, de Civilis, de Vindex, du
chef des cent vallées ?…
– Prends garde… en prononçant ces noms
glorieux, tu vas faire étinceler les yeux de mon favori Karadeuk,
qui s’opiniâtre à regretter qu’il ne se soit pas trouvé un homme
capable de planter un poignard dans le ventre de ce monstre de
Clovis !
– Ton petit-fils parle en hardi
garçon ; il n’est pas seul à penser ainsi, car si Clovis a
laissé quatre fils dignes de sa race, la Bagaudie renaît…
– La Bagaudie… qu’est-ce donc,
grand-père ?
– Laisse-moi d’abord achever ce que je
disais à notre ami le porte-balle ; cela, d’ailleurs, pourra
t’instruire… Donc, mon aïeul Gildas m’a raconté qu’il savait de son
père que, peu d’années après la mort de Victoria la Grande, il y
avait eu, non pas en Bretagne, mais dans les autres provinces, une
première Bagaudie[15]. La
Gaule, irritée de se voir de nouveau province romaine, par suite de
la trahison de Tétrik, et des impôts écrasants qu’elle payait au
fisc, se souleva ; les révoltés s’appelèrent des
Bagaudes… Ils effrayèrent tellement l’empereur
Dioclétien, qu’il envoya une armée pour les
combattre ; mais en même temps il fit remise des impôts, et
accorda presque tout ce que demandaient les Bagaudes… Il ne s’agit,
voyez-vous, que de savoir demander aux rois ou aux empereurs…
Tendez le dos, ils chargent votre bât à vous briser les
reins ; montrez les dents, ils vous déchargent…
– Bien dit, vieux père… Demandez-leur les
mains jointes, ils rient ; demandez-leur les poings levés, ils
accordent… autre preuve que la Bagaudie a du bon.
– Elle a tant de bon, que vers le milieu
du dernier siècle, elle a recommencé contre les Romains ;
cette fois elle s’est propagée jusqu’ici, au fond de notre
Armorique ; mais nous n’avons eu qu’à parler, point à agir. Le
moment était bien choisi ; j’étais, si j’ai bonne mémoire,
l’un de ceux qui, accompagnant nos druides vénérés, se sont rendus
à Vannes auprès de la curie de cette ville, composée de magistrats
et d’officiers romains, à qui nous avons dit ceci :
« Vous nous gouvernez, nous, Gaulois bretons, au nom de votre
empereur ; vous nous faites payer des impôts fort lourds, à
nous, Gaulois, toujours au nom et surtout au profit de ce même
empereur. Depuis longtemps nous trouvons cela très-injuste et
très-bête ; nous jouissons, il est vrai, de nos libertés, de
nos droits de citoyens ; mais le vieux reste de notre sujétion
à Rome nous pèse ; nous croyons l’heure venue de nous en
affranchir. Les autres provinces pensent ainsi, puisqu’elles se
rebellent contre votre empereur… Donc, il nous plaît, à nous,
Bretons, de redevenir complètement indépendants de Rome comme avant
la conquête de César, comme au temps de Victoria la Grande !
Donc, curiales, exacteurs du fisc, allez-vous-en, pour Dieu,
allez-vous-en ; la Bretagne gardera son argent et se
gouvernera elle-même ; elle est assez grande fille pour cela…
Allez-vous-en donc vite, il ne vous sera point fait de mal… Bon
voyage, et ne revenez plus, ou si vous revenez, vous nous trouverez
debout, en armes, prêts à vous recevoir à coups d’épées, et au
besoin à coups de faux et de fourches… » Les Romains ne
tenaient plus garnison en ce pays ; leurs magistrats et leurs
officiers, sans troupes pour les soutenir, sont partis, et point ne
sont revenus : la Bagaudie en Gaule et les Franks sur le Rhin
les occupaient assez. Cette seconde Bagaudie a eu, comme la
première, de bons effets, encore meilleurs dans notre province que
dans les autres, car les évêques, déjà ralliés aux Romains, sont
parvenus à rebâter les autres peuples de la Gaule, moins lourdement
pourtant que par le passé ; quant à nous, de l’Armorique
bretonne, Rome n’a pas essayé de nous remettre sous le joug. Dès
lors, selon nos antiques coutumes, chaque tribu a choisi un chef,
ces chefs ont nommé un chef des chefs qui gouvernait la
Bretagne ; conservé s’il marchait droit, déposé s’il marchait
mal. Ainsi en est-il encore aujourd’hui, ainsi en sera-t-il
toujours, je l’espère, malgré le règne de ces Franks maudits ;
car le dernier Breton aura vécu avant que notre Armorique soit
conquise par ces barbares, ainsi que les autres provinces de la
Gaule… Maintenant, dis-tu, ami porte-balle, la Bagaudie renaît
contre les Franks ? tant mieux, ils ne jouiront pas du moins
en paix de leur conquête, si les nouveaux bagaudes valent les
anciens…
– Ils les valent, bon vieux père, ils les
valent, croyez-moi, je les ai vus…
– Ces Bagaudes sont donc des troupes
armées, nombreuses, déterminées ?
– Karadeuk, mon favori, ne vous échauffez
pas ainsi…
– Méchant enfant, il ne songe qu’à ce qui
est bataille, révolte et aventure !
Et la pauvre femme de dire tout bas à
l’oreille du vieil Araïm :
– Ce colporteur avait-il besoin de parler
de ces choses devant mon fils ? Hélas ! je vous l’ai dit,
mon père, un mauvais sort a conduit cet homme chez nous…
– Le croyez-vous d’accord, chère Madalèn,
avec les Dûs et les Korrigans ?
– Je crois, mon père, qu’un malheur
menace cette maison… Oh ! que je voudrais être à demain !
que je voudrais être à demain !
Et la mère alarmée, de soupirer, tandis que le
colporteur répondait à Karadeuk, suspendu aux lèvres de cet
étranger :
– Les nouveaux Bagaudes, mon hardi
garçon, sont ce qu’étaient les anciens : terribles aux
oppresseurs et chers au peuple !
– Le peuple les aime ?
– S’il les aime !… Aëlian
et Aman, les deux chefs de la première Bagaudie,
suppliciés, il y a près de deux cents ans, dans un vieux château
romain, près Paris, au confluent de la Seine et de la Marne, Aëlian
et Aman sont encore aujourd’hui regardés par le peuple de ces
contrées comme des martyrs !
– Ah ! c’est un beau sort que le
leur ! Ces chefs de Bagaudes… encore aimés du peuple après
deux cents ans ! vous entendez, grand-père ?
– Oui, j’entends, et ta mère aussi… Vois
comme tu l’attristes.
Mais le méchant enfant, comme disait
la pauvre femme, courant déjà en pensée la Bagaudie, reprenait,
jetant des regards curieux et ardents sur le colporteur :
– Vous avez vu des Bagaudes ?
étaient-ils nombreux ? avaient-ils déjà couru sur les Franks
et sur les évêques ? y a-t-il longtemps que vous les avez
vus ?
– Il y a trois semaines, en venant ici,
je traversais l’Anjou… Un jour, je m’étais trompé de route dans une
forêt, la nuit vient ; après avoir longtemps, longtemps
marché, m’égarant de plus en plus au plus profond des bois,
j’aperçois au loin une grande lueur qui sortait d’une
caverne : j’y cours, je trouve dans ce repaire une centaine de
joyeux Bagaudes, festoyant autour du feu avec leurs Bagaudines, car
ils ont souvent avec eux des femmes déterminées… Les autres nuits,
ils avaient fait, comme d’habitude, une guerre de partisans contre
les seigneurs franks, nos conquérants, attaquant leurs
burgs, ainsi que ces barbares appellent leurs châteaux,
combattant avec furie, sans merci ni pitié, pillant les églises et
les villas épiscopales, rançonnant les évêques, pendant même
parfois les plus méchants de ces prêtres, assommant et dévalisant
les collecteurs du fisc royal ; mais donnant généreusement au
pauvre monde ce qu’ils reprenaient aux riches prélats, aux comtes
franks, ces premiers pillards de la Gaule, et délivrant les
esclaves qu’ils rencontraient enchaînés par troupeaux… Ah !
par Aëlian et Aman, patrons des Bagaudes, c’est une belle et
joyeuse vie que celle de ces gais et vaillants compères !… Si
je n’étais revenu en Bretagne pour y voir encore une fois ma
vieille mère, j’aurais avec eux couru un peu la Bagaudie en
Anjou !
– Et pour être reçu parmi ces intrépides,
que faut-il faire ?
– Il faut, mon brave garçon, faire
d’avance sacrifice de sa peau, être robuste, agile, courageux,
aimer les pauvres gens, jurer haine aux comtes et aux évêques
franks, festoyer le jour, bagauder la nuit.
– Et où sont leurs repaires ?
– Autant demander aux oiseaux de l’air où
ils perchent, aux animaux des bois où ils gîtent ? Hier, sur
la montagne ; demain, dans les bois ; tantôt faisant six
lieues en une nuit, tantôt restant huit jours dans son repaire, le
Bagaude ignore aujourd’hui où il sera demain…
– C’est donc un heureux hasard de les
rencontrer ?
– Heureux hasard pour les bonnes gens,
mauvais hasard pour le comte, l’évêque, ou le collecteur du fisc
royal !
– Et c’est en Anjou que vous avez
rencontré cette Bagaudie ?
– Oui, en Anjou… dans une forêt à huit
lieues environ d’Angers, où je me rendais…
– Le voyez-vous, Karadeuk, mon
favori ?… Regardez-le donc… quels yeux brillants, quelles
joues enflammées ; certes, si cette nuit il ne rêve pas des
petites Korrigans, il rêvera de Bagaudie ; ai-je tort, mon
enfant ?
– Grand-père, je dis, moi, que les
Bretons et les Bagaudes sont et seront les derniers Gaulois… Si je
n’étais Breton, je voudrais courir la Bagaudie contre les Franks et
les évêques…
– Et, m’est avis, mon petit-fils, que tu
vas la courir une fois la tête sur ton chevet ; donc, bon rêve
de Bagaudie, je te souhaite, mon favori… Va te coucher, il se fait
tard, et tu inquiètes sans raison ta pauvre mère.
*
*
*
Il y a trois jours, j’ai interrompu ce
récit.
Je l’écrivais vers la fin de la journée où le
colporteur, après la nuit passée dans notre maison, avait continué
son chemin. Lorsqu’au matin il partit, la tempête s’était calmée.
Je dis à Madalèn, en lui montrant le porte-balle, qui, déjà loin,
et au détour de la route, nous saluait une dernière fois de la
main :
– Eh bien, pauvre folle ? pauvre
mère alarmée… les dieux en courroux ont-ils frappé Karadeuk, non
favori, pour le punir de vouloir rencontrer des Korrigans ? Où
est le malheur que cet étranger devait attirer sur notre
maison ?… La tempête est apaisée, le ciel serein, la mer calme
et bleue… pourquoi votre front est-il toujours triste ? Hier,
Madalèn, vous disiez : « Demain appartient à
Dieu ! » Nous voici au lendemain d’hier, qu’est-il advenu
de fâcheux ?
– Vous avez raison, bon père… mes
pressentiments m’ont trompée ; pourtant je suis chagrine, et
toujours je regrette que mon fils ait ainsi parlé des
Korrigans.
– Tenez, le voici, notre Karadeuk, son
limier en laisse, bissac au dos, arc en main, flèche au côté ;
est-il beau ! est-il beau ! a-t-il l’air alerte et
déterminé !
– Où allez-vous, mon fils ?
– Ma mère, hier vous m’avez dit :
Nous manquons depuis deux jours de venaison… Le temps est propice,
je vais tâcher d’abattre un daim dans la forêt de Karnak ; la
chasse peut être longue, j’emporte des provisions dans mon
bissac.
– Non, Karadeuk, vous n’irez point
aujourd’hui à la chasse, non, je ne le veux pas…
– Pourquoi cela, ma mère ?
– Que sais-je… Vous pouvez vous égarer ou
tomber dans une fondrière de la forêt…
– Ma mère, rassurez-vous, je connais les
fondrières et tous les sentiers de la forêt.
– Non, non, vous n’irez pas à la chasse
aujourd’hui.
– Bon grand-père, intercédez pour
moi…
– De grand cœur ; car je me réjouis
de manger un quartier de venaison ; mais promets-moi, mon
petit-fils, de ne point aller du côté des fontaines où l’on peut
rencontrer des Korrigans…
– Je vous le jure, grand-père !
– Allons, Madalèn, laissez mon adroit
archer partir pour la chasse ; ne me refusez pas cela… il vous
jure de ne pas songer aux petites fées.
– Vous le voulez, mon père ? vous le
voulez absolument ?
– Je vous en prie ; il a l’air si
chagrin !
– Qu’il en soit selon votre désir… C’est,
hélas ! contre mon gré.
– Un baiser, ma mère ?
– Non, méchant enfant, laissez-moi…
– Un baiser, ma bonne mère ; je vous
en supplie…
– Madalèn, voyez cette grosse larme dans
ses yeux… Aurez-vous le courage de ne pas l’embrasser ?
– Tiens, cher enfant… j’étais plus privée
que toi… Pars donc, mais reviens vite…
– Encore un baiser, ma bonne mère… et
adieu… et adieu…
Karadeuk est parti, essuyant ses yeux ;
deux et trois fois il se retourne pour regarder encore sa mère… et
disparaît… Le jour se passe ; mon favori ne revient pas :
la chasse l’aura entraîné, la nuit le ramènera… Je me mets à écrire
ce récit, que la douleur a interrompu. Le jour touchait à sa
fin ; soudain on entre dans ma chambre en criant :
– Mon père ! mon père ! un
grand chagrin nous frappe !
– Hélas ! hélas ! mon père… je
disais bien que les Korrigans et l’étranger seraient funestes à mon
fils… Pourquoi vous ai-je cédé ? pourquoi ce matin l’ai-je
laissé partir, mon Karadeuk bien-aimé !… C’est fait de lui… je
ne le reverrai plus… pauvre femme que se suis !
– Qu’avez-vous, Madalèn ? qu’as-tu,
Jocelyn ? pourquoi cette pâleur ? pourquoi ces
larmes ? qu’est-il arrivé à mon Karadeuk ?
– Lisez, mon père, lisez ce petit
parchemin, qu’Yvon, le bouvier, vient de m’apporter…
– Ah ! maudit ! maudit soit ce
colporteur avec sa Bagaudie ; il a ensorcelé mon pauvre
enfant… Tes Korrigans sont cause de tout le mal…
Moi, pendant que mon fils et sa femme se
désolaient, j’ai lu ceci, de la main de mon petit-fils :
« Mon bon père et ma bonne mère, lorsque
vous lirez ceci, moi, votre fils Karadeuk, je serai très-loin de
notre maison… J’ai dit à Yvon, le bouvier, que j’ai rencontré ce
matin aux champs, de ne vous remettre ce parchemin qu’à la nuit,
afin d’avoir douze heures d’avance, et d’échapper à vos recherches…
Je vais courir la Bagaudie contre les Franks et les évêques… Le
temps des chef des cent vallées, des Sacrovir, des Vindex,
est passé ; mais je ne resterai pas paisible au fond de la
Bretagne, seul pays libre de la Gaule, sans tâcher de venger, ne
fût-ce que par la mort d’un des fils de Clovis, ce monstre
couronné, l’esclavage de notre bien-aimée patrie !… Mon bon
père, ma bonne mère, vous gardez auprès de vous mon frère aîné
Kervan et ma sœur Roselyk ; soyez sans courroux contre moi… Et
vous, grand-père qui m’aimiez tant, faites-moi pardonner, que mes
chers parents ne maudissent pas leur fils.
» KARADEUK. »
Hélas ! toutes les recherches ont été
vaines pour retrouver ce malheureux enfant.
J’avais commencé ce récit parce que
l’entretien du colporteur m’avait frappé… Notre famille retirée,
j’avais encore longuement causé avec cet étranger, parcourant en
tous sens la Gaule depuis vingt ans, ayant vu et observé beaucoup
de choses ; il m’avait donné le secret de ce
mystère :
« Comment notre peuple, qui jadis
avait su s’affranchir du joug des Romains si puissants, avait-il
subi et subissait-il la conquête des Franks, auxquels il est mille
fois supérieur en courage et en nombre… »
La réponse du colporteur, je voulais ici
l’écrire, parce que c’était chose vraie, et à méditer pour notre
descendance, parce que cela ne confirmait, hélas ! que trop
les prédictions de Victoria la Grande, qui nous ont été transmises
par notre aïeul Scanvoch ; mais le départ de ce malheureux
enfant, la joie de ma vieillesse, m’a frappé au cœur. Je n’ai pas
en ce moment le courage de poursuivre ce récit… Plus tard, si
quelque bonne nouvelle de mon favori Karadeuk me donne l’espérance
de le revoir, j’achèverai cette écriture… Hélas ! en aurai-je
jamais des nouvelles ? Pauvre enfant ! partir seul à
dix-sept ans pour courir la Bagaudie !
Serait-il donc vrai que les dieux nous
punissent de notre désir de voir les malins esprits ?
Hélas ! hélas ! je dis, ainsi que la pauvre mère, qui va
sans cesse comme une folle à la porte de la maison regarder au loin
si son fils ne revient pas :
« Les dieux ont puni Karadeuk, mon
favori, d’avoir voulu voir des KORRIGANS ! »
*
*
*
Mon père Araïm est mort de chagrin peu de
temps après le départ de mon second fils ; il m’a légué la
chronique et les reliques de notre famille.
J’écris ceci dix ans après la mort de mon
père, sans avoir eu de nouvelles de mon pauvre fils Karadeuk… Il a
trouvé sans doute la mort dans la vie aventureuse de Bagaude… La
Bretagne conserve son indépendance, les Franks n’osent
l’attaquer ; les autres provinces de la Gaule sont toujours
esclaves sous la domination des évêques et des fils de
Clovis ; ceux-ci surpassent, dit-on, leur père en férocité…
Ils se nomment Thierry, Childebert et
Clotaire ; le quatrième, Chlodomir, est
mort, dit-on, cette année…
J’ignore le temps qui me reste à vivre et les
événements qui m’attendent ; mais en ce jour-ci, je te lègue,
à toi, mon fils aîné Kervan, notre légende de famille ; je te
la lègue cinq cent vingt-six ans après que notre aïeule Geneviève a
vu mourir Jésus de Nazareth.
*
*
*
Moi, Kervan, fils de Jocelyn, mort sept ans
après m’avoir légué cette légende, j’y joins les récits
suivants ; ils m’ont été rapportés ici dans notre maison, près
Karnak, par Ronan, l’un des fils de mon frère Karadeuk,
qui s’en était allé, il y a longues années, courir la Bagaudie,
l’an qui suivit la mort du roi Clovis… Ces récits contiennent les
aventures de mon frère Karadeuk et de ses deux fils Loysyk
et Ronan ; ils ont été écrits par Ronan dans la
première ardeur de sa jeunesse sous une forme qui n’est point celle
des autres récits de cette chronique.
La Bretagne, toujours paisible, se gouverne
par les chefs qu’elle choisit ; les Franks n’ont pas osé
tenter d’y pénétrer de nouveau… Mais dans le récit de mon neveu
Ronan, notre descendance trouvera le secret de ce mystère, que mon
grand-père Araïm n’a pas eu le courage d’écrire :
« Comment le peuple gaulois,
qui jadis avait su s’affranchir du joug des Romains si puissants,
avait-il subi, subissait-il la conquête des Franks, auxquels il est
mille fois supérieur en nombre et en courage ? »
Plaise aux dieux qu’il n’en soit pas un jour
de la Bretagne comme des autres provinces de la Gaule ! plaise
aux dieux que notre contrée, la seule libre aujourd’hui, ne tombe
jamais sous la domination des Franks et des évêques de Rome, et que
nos druides chrétiens ou non chrétiens continuent de nous
inspirer !
FIN DU PROLOGUE.
LA GARDE DU POIGNARD – KARADEUK-LE
BAGAUDE ET RONAN-LE VAGRE – De 529 à 615.
« … Je ne sais par quels prestiges
diaboliques il faisait tout cela, mais il séduisit ainsi une
immense multitude de peuple, et il se mit à piller et à dépouiller
ceux qu’il trouvait sur son chemin, et à distribuer leurs
dépouilles à ceux qui n’avaient rien. »
(Grégoire de Tours, Histoire des Franks, v. IV,
l. X, p. 111.)
CHAPITRE PREMIER.
Le chant des Vagres et des
Bagaudes. – Ronan et sa troupe. – La villa épiscopale.
– L’évêque Cautin. – Le comte Neroweg et l’ermite laboureur. – Prix
d’un fratricide. – La belle évêchesse. – Le souterrain des Thermes.
– Les flammes de l’enfer. – L’attaque. – Odille, la petite esclave.
– Ronan le Vagre. – Le jugement. – Prenons aux seigneurs, donnons
au pauvre monde. – Départ de la villa épiscopale.
« Au diable les Franks ! vive la
Vagrerie et la vieille Gaule ! c’est le cri de tout
bon Vagre[16]… Les
Franks nous appellent Hommes errants, Loups, Têtes de
loups !… Soyons loups…
» Mon père courait la Bagaudie, moi je
cours la Vagrerie ; mais tous deux à ce cri : – Au diable
les Franks ! et vive la vieille Gaule !…
» AËLIAN et AMAN, Bagaudes[17] en leur temps, comme nous Vagres en le
nôtre, révoltés contre les Romains, comme nous contre les Franks…
Aëlian et Aman, suppliciés il y a deux siècles et plus dans leur
vieux château, près Paris, sont nos prophètes. Nous communions avec
le vin, les trésors et les femmes des seigneurs, évêques ou riches
Gaulois, ralliés à ces comtes, à ces ducs franks, entre qui leur
roi Clovis, mort il y a quarante ans, chef de larrons couronné, a
partagé notre vieille Gaule, sa conquête. Les Franks nous ont
pillés, pillons ! ! incendiés, incendions ! !
ravagés, ravageons ! ! massacrés, massacrons !… et
vivons en joie… Loups ! Têtes de loups ! Hommes
errants ! VAGRES, que nous sommes ! Oui, vivons en
loups, vivons en joie : l’été, sous la verte feuillée ;
l’hiver, dans les chaudes cavernes !
» Mort aux oppresseurs ! liberté aux
esclaves ! Prenons aux seigneurs ! donnons au pauvre
monde !…
» Quoi ! cent tonneaux de vin dans
le cellier du maître ? et l’eau du ruisseau pour l’esclave
épuisé ?
» Quoi ! cent manteaux dans le
vestiaire ? et des haillons pour l’esclave
grelottant ?
» Qui donc a planté la vigne ?
récolté, foulé le vin ? l’esclave… Qui donc doit boire le
vin ? l’esclave…
» Qui donc a tondu les brebis ?
tissé la laine ? ouvragé les manteaux ? l’esclave…
» Qui donc doit porter le manteau ?
l’esclave…
» Debout, pauvres opprimés !
debout ! révoltez-vous ! voici venir vos bons amis les
Vagres !…
» Six hommes unis sont plus forts que
cent hommes divisés… Unissons-nous : chacun pour tous, tous
pour chacun ! ! Au diable les Franks ! Vive la
Vagrerie et la vieille Gaule ! c’est le cri de tout bon
Vagre… »
Qui chantait ainsi ? Ronan le Vagre… où
chantait-il ainsi ? sur une route montueuse qui conduisait à
la ville de Clermont, en Auvergne, cette mâle et belle Auvergne,
terre des grands souvenirs : Bituit, qui donnait pour
repas du matin à sa meute de chiens de guerre, les légions
romaines ; le chef des cent vallées !
Vindex ! et tant d’autres héros de la Gaule
n’étaient-ils pas enfants de l’Auvergne ? de la mâle et belle
Auvergne, aujourd’hui la proie de Clothaire, le plus féroce des
quatre fils du féroce Clovis, ce meurtrier chéri des évêques et de
la sainte église de Rome ?
Au chant de Ronan le Vagre, d’autres voix
répondaient en chœur. Ils étaient là par une douce nuit
d’été ; ils étaient là une trentaine de Vagres, gais compères,
rudes compagnons, vêtus de toutes sortes de façons, au gré des
vestiaires des seigneurs franks et des évêques ; mais armés
jusqu’aux dents, et portant à leur bonnet, en signe de ralliement,
une branchette de chêne vert.
Ils arrivent à un carrefour : une route à
droite, une route à gauche… Ronan fait halte ; une voix
s’élève, la voix de Dent-de-Loup… Quel Titan ! il a
six pieds : le cercle d’une tonne ne lui servirait pas de
ceinture.
– Ronan, tu nous a dit : Frères,
armez-vous, nous sommes armés… Prenez quelques torches de paille,
voici nos torches… Suivez-moi, nous te suivons… Tu t’arrêtes, nous
nous arrêtons…
– Dent-de-Loup, je réfléchis… Donc,
frères, répondez : Quoi vaut mieux, la femme d’un comte frank
ou une évêchesse ?
– Une évêchesse sent l’eau bénite,
l’évêque bénit… La femme d’un comte sent le vin, son mari
s’enivre…
– Dent-de-Loup, c’est le contraire :
le prélat rusé boit le vin et laisse l’eau bénite au Frank
stupide.
– Ronan a raison.
– Au diable l’eau bénite, et vive le
vin !
– Oui, vive le vin de Clermont !
dont Luern, le grand chef d’Auvergne au temps
jadis[18], faisait remplir des fossés, grands
comme des étangs, pour désaltérer les guerriers de sa tribu.
– C’était une coupe digne de toi,
Dent-de-Loup… Mais, frères, répondez donc… Quoi vaut mieux ?
une évêchesse ou la femme d’un comte ?
– L’évêchesse !
l’évêchesse !
– Non, la femme d’un comte !
– Frères, pour vous accorder, nous les
prendrons toutes deux…
– Bien dit, Ronan…
– L’un de ces chemins conduit au BURG
(château) du comte NEROWEG… l’autre, à la villa épiscopale de
l’évêque Cautin.
– Il faut enlever l’évêchesse et la
comtesse… il faut piller le burg et la villa !
– Par où commencer ? Allons-nous
chez le prélat ? allons-nous chez le seigneur ?… L’évêque
boit plus longtemps, il savoure en gourmet ; le comte boit
davantage, il avale en ivrogne…
– Bien dit, Ronan…
– Donc, à cette heure de minuit, l’heure
des Vagres, le comte Neroweg, gonflé comme une outre, doit ronfler
dans son lit ; à ses côtés, sa femme ou sa concubine rêve les
yeux grands ouverts. L’évêque Cautin, les coudes sur la table, tête
à tête avec une vieille cruche et l’un de ses chambriers favoris,
doit causer de gaudrioles…
– Allons d’abord chez le comte ; il
sera couché.
– Frères, allons d’abord chez l’évêque,
il sera levé… C’est plus gai de surprendre un prélat qui boit qu’un
seigneur qui ronfle.
– Bien dit, Ronan… Allons d’abord chez
l’évêque.
– Marchons… Moi, je connais la
maison…
Qui parlait ainsi ?… Un jeune et beau
Vagre de vingt-cinq ans ; on l’appelait le Veneur… Il
n’était pas de plus fin archer, sa flèche allait où il voulait…
Esclave forestier d’un duc frank, et surpris avec une des femmes de
son seigneur, il avait échappé à la mort par la fuite, et depuis il
courait la Vagrerie.
– Oui, moi je connais la maison
épiscopale, – reprit ce hardi garçon. – Me doutant qu’un jour ou
l’autre nous irions communier avec les trésors de l’évêque, je suis
allé, en bon veneur, observer son repaire… et là, j’ai vu la biche
du saint homme… Quel corsage elle a ! ! Jamais chevrette
n’eut l’œil plus noir et plus doux !
– Et la maison, Veneur, la maison, quelle
figure a-t-elle ?
– Mauvaise ! Fenêtres élevées,
portes épaisses, fortes murailles.
– Veneur, – reprit le joyeux Ronan, –
nous arriverons au cœur de la maison de l’évêque sans passer ni par
la porte, ni par la fenêtre, ni par la muraille… de même que tu
arrives au cœur de ta maîtresse sans passer par ses yeux… Allons,
mes Vagres, la nuit sera bonne.
– Frères, à vous les trésors… à moi la
belle évêchesse ! Le saint homme l’appelle sa sœur[19]… le diable sait ce qui en est…
– À toi, Veneur, l’évêchesse ; à
nous le pillage de la villa épiscopale… et vive la
Vagrerie !
*
*
*
L’évêque Cautin habitait, pendant l’été, sa
villa située non loin de la ville de Clermont, siège de son
épiscopat… Jardins magnifiques, eaux cristallines, épais ombrages,
frais gazons, gras pâturages, moissons dorées, vignes empourprées,
forêt giboyeuse, étangs empoissonnés, étables bien garnies,
entouraient le palais du saint homme ; deux cents esclaves
ecclésiastiques, mâles et femelles, cultivaient les biens de
l’Église, sans compter l’échanson, le cuisinier, le rôtisseur, le
boucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, le
cordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, le
veneur et les fileuses et lavandières[20],
esclaves aussi, presque toujours jeunes, souvent jolies. Chaque
soir, l’une d’elles apportait à l’évêque Cautin, couché
douillettement sur la plume, une coupe de vin chaud très-épicé… Le
matin, une autre jolie fille apportait, au réveil du pieux homme,
une coupe de lait crémeux… Voyez un peu ce bon apôtre d’humilité,
de chasteté, de pauvreté !…
Quelle est donc cette belle grande femme,
jeune encore, et faite comme Diane chasseresse ? Le cou et les
bras nus, vêtue d’une simple tunique de lin, ses noirs cheveux à
demi dénoués, elle est accoudée au balcon de la terrasse de cette
villa. Brûlants et languissants à la fois, les yeux de cette jeune
femme tantôt s’élèvent vers le ciel étoilé, tantôt semblent sonder
la profondeur de cette douce nuit d’été, douce nuit qui protège de
son ombre l’approche des Vagres, se dirigeant, à pas de loups, vers
la demeure de l’évêque.
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