Cette femme, c’est Fulvie, l’évêchesse[21] de Cautin, mariée à lui, alors que, simple tonsuré, il ne briguait pas encore l’épiscopat… Depuis qu’il est prélat, il l’appelle benoîtement ma sœur, selon les canons des conciles… et l’évêchesse reste en effet sa sœur ; le saint homme, depuis son épiscopat, trouvant qu’une femme c’est trop… ou trop peu.

– Oh ! malheur ! – disait la belle évêchesse, – malheur à ces nuits d’été où l’on est seule à respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la feuillée le murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des baisers amoureux !… Oh ! dans ma solitude, je la redoute cette énervante chaleur des nuits d’été ; elle me pénètre ; elle circule en vain dans mes veines !… J’ai vingt-huit ans… Voilà douze ans que je suis mariée… et ces années conjugales, je les ai comptées par mes larmes ! Recluse à la ville, recluse à la campagne par l’ordre de mon seigneur et mari, l’évêque Cautin… vivant dans mon gynécée[22], au milieu de mes femmes esclaves, dont ce luxurieux fait ses maîtresses, les conciles l’obligeant, dit-il, à vivre chastement avec sa femme… telle est ma vie… ma triste vie !… L’âge approche, et jamais, jamais, je n’ai connu un seul jour d’amour et de liberté… Amour ! liberté ! vieillirai-je donc sans vous connaître ?

Et la belle évêchesse se redressa, secoua sa noire chevelure au vent de la nuit, fronça ses noirs sourcils, et, d’un air de défi, s’écria :

– Malheur aux maris violents et débauchés… ils font les femmes perdues !… Aimée, respectée, traitée, sinon en femme, du moins en sœur par l’évêque, j’aurais été chaste et douce… Dédaignée, humiliée devant les dernières esclaves de ma maison, je suis devenue emportée, vindicative, et du haut de ma terrasse… souvent, le front rouge, je suis d’un regard troublé les jeunes esclaves laboureurs allant aux champs… J’ai battu de mes mains les concubines de mon mari… et pourtant, pauvres malheureuses, elles ne cèdent pas à l’amant qui prie, mais au maître qui ordonne… Je les ai battues par colère, non par jalousie ; cet homme, avant de m’être odieux, m’était indifférent… Je l’aurais aimé, cependant, s’il avait voulu… et comme il aurait voulu. Femme-sœur d’un évêque… c’était beau !… Que de bien à faire !… que de larmes à sécher !… Mais je n’ai séché que les miennes, puisque bientôt avilie… méprisée… Non, non, assez pleuré… assez gémi… assez souffert ! Assez résisté à ces tentations qui me dévorent… Je fuirai cette maison, ne suis-je pas libre de moi-même ? Cet homme, qui fut mon époux, ne m’a-t-il pas dit que nos liens charnels étaient brisés ? S’il me force à rester près de lui, c’est pour jouir de mes biens ! Oui, je fuirai cette maison, dussé-je être prise et vendue comme esclave !… Maître pour maître, que perdrai-je ? Oh ! du matin au soir filer sa quenouille, ou aller à la chapelle, prier du cœur, non des lèvres, puisque les excès de ce prêtre cruel et débauché, parlant et priant au nom du Seigneur, sans être foudroyé, ont tué en moi la foi !… Vivre ainsi ! est-ce vivre ? Traîner mes jours dans cette opulente villa, tombeau doré, entouré de verdure et de fleurs ! est-ce vivre ?… Non, non ; et, par les flancs de ma mère ! je veux vivre, moi ! Je veux sortir de ce sépulcre glacé ! Je veux le grand air, le grand soleil, l’espace ! Je veux mon jour d’amour et de liberté… Oh ! si je revoyais ce jeune garçon, qui, plusieurs fois déjà, est passé de si grand matin au pied de cette terrasse, où dès l’aube, après mes nuits de brûlante insomnie, je viens respirer la fraîcheur matinale !… Comme il me regardait d’un œil fier et amoureux ! Quelle avenante et hardie figure sous son chaperon rouge couvrant à demi ses noirs cheveux bouclés ! Quelle taille svelte et robuste sous sa saie gauloise, serrée à ses reins agiles par le ceinturon de son couteau de chasse ! Ce doit être quelque esclave forestier des environs… Esclave, esclave ! Eh ! qu’importe ! Il est jeune, beau, leste, amoureux ! Les maîtresses de mon saint mari sont esclaves aussi… Oh ! n’aurai-je donc jamais aussi mon jour d’amour et de liberté !

* *

*

Que fait l’évêque pendant que son évêchesse, rêveuse, au balcon de sa terrasse, regarde les étoiles et jette ainsi au vent des nuits ses regrets, ses soupirs et ses espérances endiablées ?… Le saint homme boit et devise avec le comte Neroweg, cette nuit son hôte ; la salle du festin, bâtie à la mode romaine (cette demeure avait appartenu l’autre siècle à un préfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre, enrichie de dorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées par les coups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces Barbares, lors de leur conquête de l’Auvergne, ayant fait une écurie de cette salle de festin ; les vases d’or et d’argent sont étalés sur des buffets d’ivoire ; le plancher est dallé de riches mosaïques agréables à l’œil ; plus agréable encore est la large table chargée de coupes et d’amphores à demi pleines ; les leudes, compagnons de guerre de Neroweg, et ses égaux durant la paix[23], après avoir, selon l’usage, soupé à la même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous le vestibule avec les clercs et les chambriers de l’évêque. Çà et là sont déposées, le long des murs, les armes grossières des leudes : boucliers de bois, bâtons ferrés, francisques, ou haches à deux tranchants, haugons, ou demi-piques garnies de crampons de fer. Sur le bouclier du comte sont peintes en manière d’ornement trois serres d’aigle. Le prélat, resté attablé avec son hôte, le pousse à vider coupes sur coupes ; au bas bout de la table un ermite laboureur ne boit pas, ne parle pas ; parfois, il semble écouter les deux buveurs ; mais le plus souvent il rêve.

Et ce Frank ? ce comte Neroweg ? Quelle figure a-t-il ? Il a l’encolure et le fumet d’un sanglier en son printemps, et la figure d’un oiseau de proie, avec son nez crochu et ses petits yeux renfoncés, tantôt hébétés, tantôt féroces, ses cheveux rudes et fauves, rattachés au sommet de sa tête par une courroie, retombant derrière son dos comme une crinière, car depuis deux cents ans et plus, la coiffure de ces barbares n’a pas changé[24] ; son menton et ses joues sont rasés, mais ses longues moustaches rousses descendent jusque sur sa poitrine, couverte d’une casaque de peau de daim, luisante de graisse, marbrée de taches de vin ; sur ses chausses de grosse toile crasseuse se croisent de longues bandelettes de cuir montant depuis ses gros souliers ferrés jusqu’à ses genoux ; de son baudrier flottant il a retiré sa lourde épée, placée près de lui sur un siège à côté d’un gros bâton de houx ; tel est le convive du prélat, tel est le comte Neroweg ; l’un de ces nouveaux possesseurs de la vieille terre des Gaules, de par le droit de pillage et de massacre…

Et l’évêque Cautin ?… Oh ! celui-ci ressemble à un gros et gras renard en rut… Œil lascif et matois, oreille rouge, nez mobile et pointu, mains pelues… Vous le voyez d’ici, chafriolant sous sa fine robe de soie violette… Et quel ventre ! On dirait une outre sous l’étoffe !

Et l’ermite laboureur ? Oh ! l’ermite laboureur ? Respect à ce prêtre, selon le jeune homme de Nazareth !… Trente ans au plus… figure pâle, à la fois douce et ferme, barbe blonde, front déjà chauve, longue robe brune, d’étoffe grossière, çà et là éraillée par les ronces des terres qu’il a défrichées ; carrure rustique ; mains robustes, le manche de la houe et de la charrue les a rendues calleuses. Voilà l’ermite !

L’évêque verse encore un grand coup à boire au Frank, lui disant :

– Comte… je te le répète… les vingt sous d’or, la prairie et la petite esclave blonde, sinon, pas d’absolution !

– Absous-moi d’abord ! patron ?

– Tu rirais…

– Évêque, je reviendrai avec tous mes leudes mettre ta maison à sac ; je te ferai étendre sur un brasier ardent, et tu m’absoudras…

– Impie ! scélérat blasphémateur ! Pharaon ! pourceau de luxure ! réservoir à vin ! oses-tu parler ainsi, toi ! fils de l’Église catholique et apostolique ?… Menacer ton évêque !

– De gré ou de force, tu m’absoudras !

– Ah ! le bestial ! Tu veux donc aller au fin fond des enfers ! bouillir durant des siècles dans des cuves de poix ardente ! être lardé à coups de fourche par les démons ! Et quels démons ! Têtes de crapaud, corps de bouc, avec des serpents pour queue, des trompes d’éléphant pour bras… et les pieds fourchus ! archifourchus !

– Tu les as vus ? – dit le comte Frank d’un air farouche et craintif, – patron ? tu les as vus, ces démons ?

– Si je les ai vus ! ! ! Ils ont emporté devant moi, dans une nuée de bitume et de soufre, le duc Rauking, qui avait, le sacrilège ! donné un coup de bâton à l’évêque Basile !

– Et ces diables l’ont emporté, le duc Rauking ?

– Au plus profond des entrailles de la terre, te dis-je !… Je les ai comptés ; ils étaient treize ! Un grand démon rouge les commandait en personne, et voilà ce qui t’attend… si je ne te donne pas l’absolution.

– Évêque, tu dis peut-être cela pour me faire peur et avoir mes vingt sous d’or, mes belles prairies et ma petite esclave blonde ?

Le prélat frappa sur un timbre, un de ses chambriers entra ; le saint homme lui dit quelques mots en latin en lui montrant de l’œil le sol dallé de compartiments de mosaïque. Le chambrier sortit ; alors l’ermite laboureur dit à l’évêque aussi en latin :

– Ce que tu veux faire est une dérision sacrilège !

– Ermite, tout n’est-il point permis à l’Église envers ces brutes franques ?

– La fourberie n’est jamais permise…

Cautin haussa les épaules, et s’adressant au comte en langue germanique, car le prélat parlait l’idiome frank comme un Barbare :

– Es-tu chrétien et catholique ? As-tu reçu le baptême ?

– L’évêque Macaire, il y a vingt ans, m’a dit de me mettre tout nu dans la grande auge de pierre de sa basilique, et puis il m’a jeté de l’eau sur la tête en marmottant des mots latins.

– Enfin, tu es catholique, puisque tu as communié au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, trois personnes en une seule, qui est Dieu, puisqu’il est seul, et que pourtant il est trois. En raison de quoi tu dois me respecter et m’obéir comme à ton père en Christ !

– Patron, tu veux m’embrouiller par tes paroles. Écoute à ton tour : notre grand roi Clovis, à la tête de ses braves leudes, a conquis et asservi la Gaule. Mon père, Gonthram Neroweg, était l’un de ces guerriers, et…

– Ton grand roi ?… S’il a conquis la Gaule, n’est-ce pas aux évêques qu’il la doit, cette conquête ? N’ont-ils pas facilité sa victoire en ordonnant aux peuples de se soumettre ? Ton grand roi Clovis ! il n’eût jamais été qu’un chef de brigands, s’il n’eut embrassé la foi catholique ! Qu’est-ce qu’a fait saint Rémi lorsqu’il l’a oint du saint chrême dans la basilique de Reims et l’a baptisé fils soumis de la sainte Église ? Il l’a fait agenouiller, ton grand roi Clovis, lui disant : Courbe la tête, fier Sicambre ! Brûle ce que tu as adoré… Adore ce que tu as brûlé !… Ce qui signifiait : tu as pillé… tu as violé… tu as saccagé… tu as massacré… mais surtout, là est le péché, tu as pillé les saints lieux ; donc, à cette heure, humilie-toi ! courbe la tête devant le clergé… obéis-lui, enrichis l’Église, et les évêques te feront reconnaître souverain de la Gaule ; Clovis a suivi ce conseil ; il a donné d’immenses richesses à l’Église ; aussi est-il allé tout droit jouir des délices et des parfums du paradis.

– Patron, tu ne me laisses jamais parler…

– Va, je t’écoute.

– Le grand roi Clovis a conquis la Gaule…

– Voilà qui est nouveau. Ensuite ?

– Quand vivait Théodorik, celui des fils du grand roi Clovis qui a eu l’Auvergne parmi ses royaumes, il m’a donné ici de grands domaines, terres, gens, bétail et maisons, et m’a envoyé pour le représenter dans cette contrée.

– Oui, il t’a fait en ce pays ce que vous appelez graff, et nous autres comte. Tu présides avec moi, chef évêque de la cité, les curiales de la ville de Clermont[25], beau président, sur ma parole ! tu arrives à demi ivre les jours de tribunal, et tu ronfles comme un sourd lorsque nous avons à juger des causes…

– Que veux-tu que je fasse, moi ! je n’entends pas un mot de votre langue latine ; je m’endors, et, quand je m’éveille, je juge comme tu me dis…

– C’est ce que tu peux faire de mieux ; mais, encore une fois, où veux-tu en venir avec tes divagations ? Tu as eu la sacrilège audace de me menacer de violences, moi, ton évêque, ton père en Christ ! si je ne t’absolvais de tes crimes. Je t’ai à mon tour menacé d’un châtiment céleste… à quoi tu me réponds en me parlant de Clovis et de ta charge de comte. Qu’a de commun ceci avec la menace que je t’ai faite au nom du Seigneur et qui s’accomplira peut-être plus tôt que tu ne le crois ; entends-tu, comte Neroweg ?

– Je veux dire d’abord que le grand roi Clovis a commis un bien plus grand nombre de crimes que moi, et qu’il jouit du paradis.

– Il en jouit, certes ; mais à quel prix ? Ignores-tu que saint Remi qui l’a baptisé a été si richement doué par ce pieux roi, qu’il a pu acheter un domaine en Champagne au prix de cinq mille livres pesant d’argent ? Si tu ignores ceci, moi je te l’apprends.

– Je voulais dire ensuite que si tu es évêque, moi je suis comte ici, en pays conquis par mon épée. Oui, je suis comte ici, au nom du roi que je représente, et comme ton comte, je peux te forcer de m’absoudre ; apprends ceci à ton tour.

– Ah ! tu blasphèmes de nouveau, – et l’évêque frappa du pied sous la table, – ah ! tu oses encore braver le courroux du Seigneur ! toi… souillé de crimes exécrables !

– Qu’est-ce que j’ai donc fait ? J’ai tué… mon frère Ursio !

– Vraiment ? et le meurtre de ta concubine Isanie ? et le meurtre de ta quatrième femme Wisigarde que tu avais épousée, de même que tu as épousé ta cinquième femme Godégisèle… bien que ta première et ta seconde épouse soient encore vivantes ? dis, comte, sont-ce là des peccadilles ?

– Ne m’as-tu pas absous de ces choses-là ? Par l’aigle terrible, mon glorieux aïeul ! il m’en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de ma forêt, trente-huit sous d’or, vingt esclaves, et cette superbe pelisse de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu te prélassais cet hiver, et que le grand Clovis avait donnée à mon père !

– De ces premiers crimes, tu es absous… c’est vrai ; aussi tu serais blanc comme l’agneau pascal sans ton abominable fratricide.

– Je n’ai pas tué Ursio par haine, moi ; je l’ai tué pour avoir sa part d’héritage.

– Et pourquoi aurais-tu tué ton frère, bestial ? Pour le manger ?

– Je te dis, moi, que le grand Clovis a tué aussi tous ses parents pour avoir leur héritage, et qu’il jouit du paradis… J’y veux aller aussi, moi qui ai moins tué que lui, et si tu ne me promets pas sur l’heure le paradis sans me faire payer davantage, je te fais tirer à quatre chevaux ou hacher par mes leudes !

– Et moi je te dis que si tu n’expies pas ton fratricide par un don à mon église, tu iras en enfer, toi, qui, comme Caïn, as tué ton frère.

– Oui, oui, patron, tu dis toujours cela pour mes cent arpents de prairie, mes vingt sous d’or et ma petite esclave blonde.

– Je dis cela pour le salut de ton âme, malheureux ! Je dis cela pour t’épargner les tortures de l’enfer dont la seule pensée me fait frissonner pour toi.

– Tu parles toujours de l’enfer… Où est-il ?

– Où il est ?

Et l’évêque Cautin frappa encore du pied sur le sol.

– Tu demandes où il est, l’enfer ?

– Il n’y en a pas…

– Il n’y a pas d’enfer ! Seigneur, Seigneur ! ayez pitié de ce barbare. Ouvrez-lui les yeux par un miracle… Comte, sens-tu cette odeur de soufre ?

– Je sens… une odeur très-puante.

– Vois-tu cette fumée qui sort à travers ces dalles ?

– D’où vient cette fumée ? – s’écria Neroweg effrayé, en se levant de table et se reculant de l’endroit du sol d’où sortait une vapeur noire et épaisse ; – évêque, quelle est cette magie ?

– Seigneur, mon Dieu ! vous avez entendu la voix de votre serviteur indigne, – dit Cautin en joignant les mains et se mettant à genoux, – vous voulez vous manifester aux yeux de ce barbare… Tu demandes où est l’enfer ? Regarde à tes pieds ; vois ce gouffre, vois cette mer de flammes prête à t’engloutir…

Et l’une des dalles de la mosaïque s’enfonçant sous le sol au moyen d’un contrepoids, laissa béante une large ouverture d’où s’échappèrent de grands tourbillons de feu répandant une forte odeur de soufre.

– La terre s’entr’ouvre, – s’écria le Frank livide de terreur, – du feu ! du feu ! sous mes pieds.

– C’est le feu éternel, – dit l’évêque en se redressant menaçant, tandis que le comte tombait à genoux cachant sa figure entre ses mains, – ah ! tu demandes où est l’enfer, impie, blasphémateur !

– Patron, mon bon patron, aie pitié de moi !

– Entends-tu ces cris souterrains ? Ce sont les démons ; ils viennent te chercher. Entends-tu comme ils crient : Neroweg, Neroweg ! le fratricide ! Viens à nous ! Caïn, tu es à nous !

– Ces cris sont affreux… Mon bon père en Christ, prie le Seigneur de me pardonner !

– Ah ! te voilà à genoux, pâle, éperdu, les mains jointes, les yeux fermés par l’épouvante… Demanderas-tu encore où est l’enfer ?

– Non, non, évêque, saint évêque Cautin ; absous-moi de la mort de mon frère, tu auras ma prairie, mes vingt sous d’or…

– Et l’esclave ?

– Et ma petite esclave blonde.

– J’ai là une charte de donation préparée… Tu vas faire venir un de tes leudes comme témoin. Mon témoin à moi sera cet ermite, afin que la donation soit en règle et selon l’usage.

– Oui, oui, mais aie pitié de moi… Si ces démons allaient m’emporter… Comme ils m’appellent ! Renvoie-les ! renvoie-les donc, mon bon patron, qu’ils ne m’entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ !

– Ils t’emporteraient si tu manquais à ta promesse.

– Je la tiendrai… Oh ! je la tiendrai…

– Puisque tu ne doutes plus de la puissance du Seigneur, – reprit l’évêque en frappant de nouveau du pied sur le plancher, – relève-toi, comte, ouvre les yeux, le gouffre de l’enfer est refermé (la dalle en remontant avait repris sa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce qu’il faut pour écrire. Tu seras mon témoin.

– Je ne serai pas témoin de cette fourberie sacrilège, – répondit en latin l’ermite laboureur. – Je t’exposerais à la fureur de ce barbare en lui dévoilant cette pillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton sang couler… mais, prends garde, prends garde… tu domines par la ruse et la terreur les seigneurs stupides et féroces ; moi je domine, par l’amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent. Prends garde ; ceux là sont nombreux.

– Voudrais-tu exciter une rébellion contre moi ? Serais-tu capable d’abuser du grand empire que tu possèdes sur le populaire ? toi que j’ai accueilli ici comme un hôte bien venu ? sans savoir pourtant si ton évêque t’avait permis de sortir de son diocèse[26].

– Demain, avant de continuer ma route, je te dirai ce que j’attends de toi…

Cautin, à qui l’ermite laboureur imposait, frappa sur un timbre pendant que le comte, toujours agenouillé, tremblant de tous ses membres, essuyait la sueur glacée qui coulait de son front. À l’appel de l’évêque, le chambrier parut ; le saint homme lui dit tout bas en latin :

– L’enfer a été très-satisfaisant… Qu’on éteigne le feu !

Et il ajouta tout haut :

– Commande à l’un des leudes du comte de venir ici… Tu l’accompagneras.

Le chambrier sorti, l’évêque s’adressant au Frank toujours agenouillé :

– Tu as cru, et tu te repens… Relève-toi ! Mais prends garde de manquer à ta parole…

– Mon bon patron, je ne me relèverai pas que tu ne m’aies promis une chose…

– Quoi donc ?

– J’ai peur de retourner cette nuit à mon burg ; les démons viendraient peut-être me prendre sur la route… Je suis épouvanté… garde-moi cette nuit à ta villa.

– Tu seras mon hôte jusqu’à demain ; mais ta petite esclave, tu devais me l’envoyer dès ton arrivée… chez toi ?

– Tu la veux cette nuit ?… la petite esclave ?

– Je l’ai promise à mon évêchesse, autrefois ma femme selon la chair, aujourd’hui ma sœur en Dieu. Elle a besoin d’une toute jeune fille pour son service ; je lui ai promis celle-ci… et plus tôt elle l’aura, plus tôt elle sera contente.

– Ainsi, patron, – dit le comte en se grattant l’oreille, – tu la veux absolument ce soir, la petite esclave ?

– Oserais-tu maintenant te dédire ?… Te crois-tu déjà si loin de l’enfer ?

– Non, oh ! non, patron… ne te fâche pas ; un de mes leudes va monter à cheval ; il ira chercher la petite esclave et la ramènera ici en croupe…

La charte de donation, validée selon l’usage par l’inscription du témoignage du chambrier de l’évêque et du leude, portait que Neroweg, comte du roi d’Auvergne en la ville de Clermont, donnait en rémission de ses péchés à l’Église, représentée par Cautin, évêque de cette ville, cent arpents de prairie, vingt sous d’or, et une esclave filandière, âgée de quinze ans, nommée Odille. Après quoi l’évêque, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, donna au comte frank l’absolution de son fratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter.

– Sigefrid, – dit le comte au leude en étouffant un dernier soupir de regret, – sois bon compagnon ; va au burg ; tu prendras en croupe la petite Odille la filandière, et tu la rapporteras ici.

* *

*

Les Vagres sont arrivés non loin de la villa épiscopale.

– Ronan, les portes sont solides, les fenêtres élevées, les murailles épaisses… Comment entrer chez l’évêque ? – dit le Veneur. – Tu nous as promis de nous conduire au cœur de la maison… moi, j’irai droit au cœur de l’évêchesse.

– Frères, voyez-vous à quelques pas, au pied de la montagne, ce petit bâtiment entouré de colonnes ?

– Nous le voyons… la nuit est claire.

– Ce bâtiment était autrefois une salle de bains d’eaux thermales, dont la source chaude venait de ces montagnes… De la villa où nous allons, on se rendait à ces thermes par un long souterrain. L’évêque a fait détourner la source, et le bâtiment il l’a changé en une chapelle consacrée au grand Saint-Loup… Or, mes bons Vagres, par le souterrain nous entrerons au cœur de la villa épiscopale sans trouer de murailles, sans briser portes ou fenêtres… Si j’ai promis, ai-je tenu ?

– Comme toujours, Ronan… tu as promis, tu as tenu.

On entre dans les anciens thermes changés en chapelle ; il y fait noir, très-noir… Une voix sort de l’ombre :

– C’est toi, Ronan ?

– Moi et les miens… Marche, Simon, bon serviteur de la villa épiscopale… marche, Simon, nous te suivons…

– Il faut attendre.

– Pourquoi ?

– Le comte Neroweg est encore chez l’évêque avec ses leudes.

– Tant mieux… un renard et un sanglier, la chasse sera belle !

– Le comte a dans la villa vingt-cinq leudes bien armés.

– Nous sommes trente… c’est quinze Vagres de trop pour une telle attaque… Marche, Simon, nous te suivons.

– Le passage n’est pas encore libre.

– Pas libre ? ce passage souterrain qui conduit d’ici dans la salle du festin ?…

– L’évêque a fait préparer ce soir un miracle pour effrayer le comte Frank et lui faire peur de l’enfer. Deux clercs ont apporté, sous la salle du festin, des bottes de paille, des fagots et du soufre… Ils doivent ensuite y mettre le feu en poussant des cris endiablés et souterrains… Après quoi, une des dalles de la mosaïque s’abaissera sous le sol, par un contrepoids, comme autrefois elle s’abaissait lorsqu’on voulait passer par le souterrain qui conduit à ces thermes.

– Et le Frank stupide, croyant voir béante une des bouches de l’enfer, fera au saint homme une donation jusqu’ici refusée ?

– Tu as deviné, Ronan ; il faut donc attendre que le miracle soit joué ; le comte parti, la villa silencieuse, toi et les tiens, vous vous y introduirez.

– À moi l’évêchesse !

– À nous le coffre fort, les vases d’or et d’argent ! à nous les sacs gonflés de monnaie… et largesse, largesse au pauvre monde qui n’a pas un denier !

– À nous le cellier, les outres pleines, les sacs de blé… à nous les jambons, les viandes fumées ! Largesse, largesse au pauvre monde qui a faim !

– À nous le vestiaire, les belles étoffes, les chauds vêtements, et largesse, largesse au pauvre monde qui a froid…

– Et puis à feu et à sac la villa épiscopale !

– Liberté aux esclaves !

– Nous emmenons de pauvres filles qui nous suivront gaiement !

– Et vive le mariage en Vagrerie, – dit Ronan, puis il chanta ainsi :

« Mon père était Bagaude, moi, je suis Vagre et né sous la verte feuillée, comme un oiseau de mai…

» Où est ma mère ?

» Je n’en sais rien…

» Un Vagre n’a pas de femme : le poignard d’une main, la torche de l’autre, il va de burg en villa épiscopale enlever femmes ou concubines à leur comte ou à leur évêque, et emmène ces charmantes au fond des bois…

» Elles pleurent d’abord et rient ensuite… Le joyeux Vagre est amoureux, et dans ses bras robustes ces belles chéries oublient bientôt le cacochyme évêque ou le duc hébété !… »

– Vive le mariage en Vagrerie !

– Tu es en belle humeur, Ronan…

– Nous allons mettre à sac la maison d’un évêque, vieux Simon !

– Tu seras pendu, brûlé, écartelé…

– Ni plus ni moins qu’Aman et Aëlian, nos prophètes, Bagaudes en leur temps comme nous Vagres en le nôtre… Mais le pauvre monde dit : Bon Aëlian ! bon Aman !… puisse-t-il dire un jour : Bon Ronan !… je mourrai content, vieux Simon…

– Toujours vivre au fond des bois…

– La verdure est si gaie !

– Au fond des cavernes…

– Il y fait chaud l’hiver, frais l’été.

– Toujours l’oreille au guet, toujours par monts et par vallées… toujours errer sans feu ni lieu…

– Mais vivre toujours libres, vieux Simon… libres ! libres ! au lieu de vivre esclaves sous le fouet d’un maître frank ou d’un évêque ! Viens avec nous, Simon…

– Je suis trop vieux !

– Ne hais-tu pas ton seigneur, le saint homme Cautin ?

– Autrefois j’étais jeune, riche, heureux ; les Franks ont envahi la Touraine, mon pays natal ; ils ont égorgé ma femme après l’avoir violée ; ils ont brisé sur les murailles la tête de ma petite fille ; ils ont pillé ma maison ; ils m’ont vendu comme esclave, et de maître en maître, je suis tombé entre les mains de Cautin… J’ai donc sujet d’exécrer les Franks ; mais j’exècre, s’il se peut, davantage encore les évêques gaulois, qui nous tiennent, nous Gaulois, en esclavage !

– Qui va là ? – s’écria Ronan, en voyant au dehors, et dans l’ombre, une forme humaine rampant à deux genoux, et s’approchant ainsi de la porte de la chapelle. – Qui va là ?

– Moi, Félibien, esclave ecclésiastique de notre saint évêque.

– Pauvre homme, pourquoi marcher ainsi à genoux ?

– C’est un vœu… Je viens ainsi de ma hutte à genoux… sur les cailloux du chemin pour prier Loup, le grand Saint-Loup, à qui est dédiée cette chapelle. Je viens ainsi de nuit afin d’être de retour dès l’aube à l’heure du labeur, car ma hutte est loin d’ici…

– Frère, pourquoi t’infliger ce supplice à toi-même ? N’est-ce pas assez déjà de te lever avec le soleil, et le soir de te coucher sur ta paille, brisé de fatigue ?

– Je viens à genoux prier Saint-Loup, le grand Saint-Loup, de demander au Seigneur de longs et fortunés jours pour notre saint évêque Cautin, de qui je suis esclave laboureur.

– Ton maître ! un saint ?… ce fainéant qui t’écrase de travail, comme le meunier sous sa meule écrase le blé nourricier pour en tirer la farine… Quoi ! demander de longs jours pour ton maître, c’est demander d’allonger la lanière du fouet des surveillants qui te rouent de coups si tu bronches.

– Bénis soient leurs coups ! Plus on souffre ici-bas, plus l’on est heureux dans le paradis…

– Mais le blé que tu sèmes, ton évêque le mange ; le vin que tu foules, il le boit ; les habits que tu tisses, il s’en revêt… te voici have, affamé, presque nu sous tes haillons !…

– Je voudrais manger les excréments des porcs, boire leur urine, me vêtir d’épines, qui déchireraient ma peau jusqu’aux veines, mon bonheur en serait plus grand dans le paradis…

– Dis-moi, pauvre frère… le Seigneur a créé le froment, le raisin, le miel, les fruits, le lait, la douce toison des brebis… est-ce pour que sa créature se nourrisse d’ordures et se vêtisse d’épines ? réponds, mon pauvre frère ?…

– Tu n’es qu’un impie !

– Écoute-moi sans colère… Voyons : pendant que du fond de ta misère, de ta fange et de ton ignorance, tu aspires au paradis de là-haut ! est-ce que ton évêque ne se fait pas, lui, en ce monde un paradis ? est-ce que seul il ne jouit pas des biens du créateur ? Tu le sais, les greniers de ton maître regorgent de pur froment ; ses étables sont pleines de troupeaux gras ; ses viviers, de poissons ; son cellier, de vins vieux ; ses volières, d’oiseaux délicats ; il chasse en forêt la succulente venaison ; il chasse en plaine le fin gibier… après quoi il godaille, ripaille, dit sa messe et courtise ta femme, ta fille ou ta sœur…

– Mensonge !… mon seigneur et évêque ne peut faillir…

– Pauvre frère !… cela ne te révolte pas, de voir les Franks maîtres implacables de cette belle Auvergne, qu’ils nous ont larronnée ? de cette riche Auvergne, où tes pères, aujourd’hui esclaves et dépouillés de leurs biens, vivaient jadis heureux et libres, cultivant les champs paternels ?

– Mon évêque m’a commandé d’obéir aux Franks et à leurs rois comme à lui-même… Puisque leurs rois sont fils soumis de l’Église, le mal qu’ils nous font, l’esclavage qu’ils nous imposent, sont des épreuves que le Seigneur Dieu nous envoie, et il faut les bénir à cœur joie ces épreuves ; plus elles nous sont cruelles, plus elles nous sont méritoires pour notre salut…

– Mais, pauvre frère, ces épreuves d’asservissement, de faim, de froid, de labeur écrasant, de misère affreuse, que, pour ton salut, te prêche ton évêque, à son profit, est-ce qu’il les subit, lui, ces dures peines ? ne vit-il pas, comme nos conquérants, dans la fainéantise, la mollesse et l’abondance ?

– Arrière… tu veux me tenter, Satan ! laisse-moi prier… Je fermerai les yeux, je boucherai mes oreilles. Saint évêque Loup ! grand Saint-Loup ! protégez-moi contre ce païen, qui outrage notre bon évêque Cautin !

– Pauvre créature ! méchamment hébétée, avilie, dégradée par les prêtres… c’est une tendre pitié que tu m’inspires ! – dit Ronan. – Et voilà pourtant ce que les évêques ont fait de ce fier peuple gaulois ! lui, jadis l’orgueil du monde, il se courbe aujourd’hui, lâche et tremblant, devant une poignée de barbares !…

– Tu dis vrai, Ronan ; presque tous les esclaves sont, comme ce malheureux, tombés dans un lâche hébétement… le mal gagne de jour en jour… Ah ! c’en est fait de la vieille Gaule… les Franks lui voleront jusqu’à son nom…

– S’il en est ainsi, moi, Ronan ! par la torche de l’incendie ! par l’épée du massacre, par l’ivresse de l’orgie ! je le jure ! je le jure ! tant qu’il restera une femme, une tonne, un château, nous, Gaulois déshérités de tout… jusqu’à notre nom ! nous danserons à travers les flammes, nous boirons sur des ruines, nous ferons l’amour sur la cendre des palais et des églises !…

Et Ronan se mit à chanter le refrain des Vagres :

« Les Franks nous appellent Hommes errants, Loups, Têtes de loups… Vivons en loups, vivons en joie… l’été, sous la verte feuillée ; l’hiver, dans les chaudes cavernes… »

– Allons, Simon, le miracle de l’évêque doit être joué.

– Oui… d’ailleurs je marcherai seul à distance de vous dans le souterrain… Si je vois de loin de la clarté, je viendrai vous avertir.

– Mais cet esclave, qui est là marmottant à genoux ses patenôtres au grand Saint-Loup ?

– La foudre tomberait à ses pieds qu’il ne bougerait point… il s’en ira comme il est venu… sur ses deux genoux.

– Allons, vieux Simon, plaignons ce pauvre homme, et surtout pendons l’évêque… Marche, Simon.

– Suis-moi, Ronan.

Et les Vagres, conduits par l’esclave ecclésiastique, disparurent dans le souterrain qui, de ces anciens thermes, aboutissait à la villa épiscopale, tous chantant à demi-voix :

« Le joyeux Vagre n’a pas de femme : le poignard d’une main, la torche de l’autre, il va de burg en maison épiscopale enlever les femmes des comtes et des évêques, et emmène ces charmantes au fond des bois… »

* *

*

Que faisaient donc le prélat et le comte, pendant que les Vagres s’introduisaient dans le souterrain de la villa épiscopale ?… Ce qu’ils faisaient ?… ils buvaient coup sur coup ; le leude du comte était retourné au burg chercher l’esclave… En l’attendant, l’évêque Cautin, chafriolant de posséder enfin la jolie fille qu’il convoitait depuis longtemps, s’était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque ivre de vin et de frayeur, croyant l’enfer sous ses pieds, aurait voulu quitter la salle du festin ; il n’osait, se croyant protégé par la sainte présence de l’évêque contre les attaques du diable. En vain l’homme de Dieu engageait son hôte à vider encore une coupe, le comte repoussait la coupe de sa main, roulant autour de lui ses petits yeux d’oiseau de proie effaré.

L’ermite laboureur, comme d’habitude, rêvait ou observait en silence…

– Qu’as-tu donc ? – dit l’évêque au comte, – tu es triste, tu ne bois plus… Tout à l’heure fratricide, tu es maintenant, de par mon absolution, blanc comme neige… déride-toi donc ; ta conscience n’est-elle pas nette ? réponds donc… M’aurais-tu caché quelque autre crime ?… le moment serait mal choisi… tu l’as vu, l’enfer n’est pas loin…

– Tais-toi, patron… tais-toi… je me sens si faible, que je ne porterais pas un chevreuil sur mes épaules, moi qui porterais un sanglier… N’abandonne pas ton fils en Christ ! toi, qui peux conjurer les démons, je ne te quitterai pas d’ici au jour…

– Tu me quitteras pourtant tout à l’heure, lorsque la petite esclave sera venue ; il faudra que je la conduise au gynécée de Fulvie, autrefois ma femme selon la chair, aujourd’hui ma sœur en Dieu.

– Aussi vrai qu’un de mes aïeux s’appelait l’Aigle terrible en Germanie, je ne te quitterai pas plus que ton ombre…

– Un des aïeux de ce Neroweg se nommait l’Aigle terrible en Germanie… la rencontre est étrange, – pensait l’ermite… – Ainsi nos deux races ennemies, Franke et Gauloise, se sont rencontrées, se rencontrent… se rencontreront peut-être encore à travers les âges…

– Bon patron, – dit Neroweg, – d’ici au jour, je ne te quitterai pas plus que ton ombre.

– Comte, prends garde… ta terreur me prouve que ton âme n’est pas tranquille… avoue-le, tu ne m’as pas tout dit ?

– Si, si, je t’ai tout dit.

– Dieu le veuille, pour le salut de ton âme… Mais déride-toi donc… tiens, parlons un peu de chasse… comme toi, je suis fin veneur ; cette conversation t’égayera… Et à propos de chasse, un reproche.

– À moi ?

– À toi ou à tes esclaves forestiers… L’autre jour ils sont venus lancer trois cerfs au milieu des bois de l’Église… tu sais, dans l’enceinte touchant à ce bout de ta forêt, séparé du restant de tes domaines par la rivière ?

– Si mes esclaves forestiers ont lancé des cerfs chez toi, tes esclaves en lanceront une autre fois chez moi : nos bois ne sont séparés que par une route.

– C’est dommage… notre limite à tous deux devrait être la rivière.

– Il me faudrait pour cela t’abandonner les cinq cents arpents de bois qui sont en delà de la rivière.

– Est-ce que tu y tiens beaucoup à ce bout de forêt ? elle est bien chétive en cet endroit-là…

– Chétive ! il y a des chênes de vingt coudées, et c’est la partie la plus giboyeuse de mes biens…

– Tu vantes ton domaine, c’est ton droit ; mais, dans ton intérêt même, tu serais mieux et plus sûrement limité, si tu l’étais par la rivière, et si tu te débarrassais de ces mauvais cinq cents arpents qui touchent à mes terres…

– Pourquoi me parles-tu de mes bois ? je n’ai plus d’absolution à te demander… entends-tu, évêque ?

– Non… tu as tué une de tes femmes, une de tes concubines, et ton frère Ursio… tu as expié ces crimes en douant l’Église : tu es absous… Cependant… et cela me revient seulement maintenant à l’esprit, cependant nous n’avons pas songé à une chose…

– À laquelle, patron ?

– Ta quatrième femme Wisigarde a péri par tes mains de mort violente ; elle n’a pas reçu en mourant l’assistance d’un prêtre… son âme est en peine, il se pourrait qu’elle vînt te tourmenter la nuit sous figure de fantôme effrayant, jusqu’à ce que tu aies tiré de peine cette pauvre âme…

– Comment la tirer de peine ?

– Par des prières que dirait un prêtre du Seigneur.

– Je ne suis pas prêtre, moi !

– Mais je le suis, moi !

– Alors, patron, dis-les, ces prières, pour cette âme en peine.

– Soit… Durant vingt ans, il sera dit à l’autel des prières pour l’âme de Wisigarde, à condition que tu m’abandonneras ce bout de forêt, séparé de ton domaine par la rivière…

– Encore donner à ton Église… donner toujours… toujours donner !…

– Libre à toi de préférer être tourmenté la nuit par des fantômes livides et sanglants…

Le Frank regarda l’évêque d’un œil défiant et irrité ; puis il reprit avec un courroux concentré :

– Gaulois rapace, tu veux donc me prendre pièce à pièce la part de conquêtes que nos rois nous ont donnée, à mon père et à moi, en bénéfice héréditaire ? Doter encore ton Église ! je doterais plutôt le diable !…

– Dote-le donc… le voici ! ! – dit une grosse voix qui semblait sortir des entrailles de la terre.

Au son de cette voix, l’ermite se leva surpris, l’évêque se renversa sur le dossier de son siège, se signa brusquement ; puis, réfléchissant, il dit en latin :

– C’est mon chambrier ; il était resté là-dessous… le tour est gai… il vient à point…

Le comte, lui, frappé de terreur, se croyant poursuivi par le démon en personne, avait poussé un grand cri, s’enfuyant éperdu de la salle du festin, et manquant de renverser le leude, qui en ce moment entrait, poussant devant lui une jeune fille, en disant :

– Voici la petite esclave, Odille, la filandière.

L’évêque en rut oublia tout pour courir vers la pauvrette ; mais au moment où il s’élançait pour la saisir, une main vigoureuse, sortant par l’ouverture de la dalle abaissée, arrêta le prélat par un pan de sa robe en lui criant :

– Luxurieux point ne seras, saint homme de Dieu ! !

Lorsque l’évêque se retourna inquiet de voir qui lui parlait ainsi, il vit avec effroi Ronan à la tête de ses compagnons, qui, comme lui, sortirent par l’issue du souterrain, en poussant des cris enragés… Tous, par plaisante humeur, les joyeux garçons, s’étaient noirci la figure avec les débris charbonnés des fagots destinés à produire les flammes de l’enfer et à jouer le miracle.

À la vue de ces hommes noirs, sortant de dessous terre, et hurlant comme des damnés, le leude, qui avait amené la petite esclave, crut aussi qu’ils venaient de l’enfer, et se précipita sur les traces de Neroweg en criant :

– Les démons ! les démons !…

Le comte, de plus en plus épouvanté, courut à l’écurie, s’élança sur son cheval, et à toute bride s’éloigna de la villa épiscopale ; ses leudes l’imitèrent, sautèrent sur leurs montures, abandonnant leurs armes dans la salle du festin, et tous prirent la fuite en tumulte, répétant avec épouvante :

– Les démons ! les démons !…

* *

*

La villa épiscopale a été envahie par les Vagres depuis deux heures.

Qui dit donc une messe de nuit dans la chapelle de l’évêque ? les cierges sont allumés sur l’autel, ni plus ni moins que pour la fête de Pâques ; ils éclairent de leur vive lumière les premiers arceaux : le reste de la chapelle est noyé d’ombre, jusqu’à la porte voûtée, à travers laquelle on aperçoit çà et là une lueur rouge, comme celle d’un brasier qui s’éteint… Quel brasier ? celui que formaient les débris embrasés de la villa épiscopale…

La villa a donc été incendiée par les Vagres ? Certes ; auraient-ils sans cela emporté des torches de paille ?

Au milieu du chœur sont entassées pêle-mêle les richesses de l’évêque : vases d’or et d’argent, saints calices et coupes à boire, boîtes à Évangiles et plats à manger, patènes et bassins à rafraîchir le vin ; gros sacs de peau éventrés, d’où ruissellent les sous d’or et d’argent ; riches étoffes pourpres et bleues, n’attendant plus que la façon ; fourrures chaudes et rares, noires comme le corbeau, blanches comme la colombe ; et pour trophées, aux quatre coins de ce splendide monceau de butin, les haches, les boucliers et les piques des leudes fuyards par peur du diable : or, argent, acier, vives couleurs, tout brille, fourmille et scintille de ces joyeux miroitements, particuliers aux gros monceaux de précieux butin, si plaisants à l’œil d’un Vagre…

Ils sont donc là, les Vagres ? ils sont donc dans la sainte chapelle de la villa épiscopale ?

Oui, les voici réunis dans ce lieu sacré dont ils ont fait leur magasin…

Et que font-ils là ?

Ma foi ! ils font ce que font les Vagres après avoir bu, ravagé, pillé : les uns ronflent et cuvent leur ivresse sur les marches de l’autel, les autres, se balançant sur leurs jambes avinées, se délectent en regardant amoureusement leur gros tas de butin, ces richesses, qu’ils vont semer sur leur route, et qui feront tant d’heureux ; car les Vagres de Ronan surtout sont fidèles à ces commandements… saints commandements en Vagrerie :

« Prenons aux riches, donnons aux pauvres… Vagre qui garde un sou pour le lendemain n’est plus un Vagre, un Loup, une Tête de loup, un Homme errant… Toujours il partage son butin de la veille entre les pauvres gens pour avoir à piller de nouveau évêques renégats ! Franks pillards et oppresseurs de la vieille Gaule ! »

Et ces autres Vagres, appuyés debout aux fûts des colonnes, ou assis sur les marches de l’autel, à côté des ronfleurs, leurs regards sont aussi fermes que leurs jambes, n’ont-ils donc point aussi goûté, ceux-là, aux vins vieux de la villa épiscopale ?

Ceux-là ils en ont bu deux fois, dix fois plus que les autres (et Ronan est de ce nombre) ; mais ce sont des Vagres aguerris, rudes compères, qui vous vident une outre d’un trait, et marchent sans broncher sur une poutre à travers l’incendie qu’ils ont allumé dans le burg d’un Frank ou dans la villa d’un évêque… Et ces hommes, à tête rasée, hâves, vêtus de haillons, ces femmes ? non moins misérables, mais dont quelques-unes sont jolies, très-jolies ; les uns et les unes ont l’air aussi gai, aussi aviné que les Vagres, que sont-ils, ces hommes et ces femmes ?

Ce sont des esclaves de l’Église, joyeux d’avoir leur jour de justice et de vengeance… Mais d’autres esclaves en grand nombre ont fui dans les champs, craignant de voir le feu du ciel tomber sur les Vagres, assez sacrilèges pour mettre à sac et à feu la maison de leur seigneur évêque.

Que fait donc Ronan, se prélassant au banc épiscopal, où il est assis, revêtu des habits sacerdotaux et coiffé du bonnet de fourrure, que le comte Neroweg a laissé dans la salle du festin en fuyant éperdu ? Quatre Vagres assistent Ronan… étranges clercs ! plaisants diacres ! Parmi eux se trouve Dent-de-Loup, ce géant, dont un cercle de tonne ne mesurerait pas la ceinture.

– Frères, sommes-nous tous ici ?

– Ronan, il ne manque que le Veneur ; au plus fort de l’incendie, il a couru à la porte de l’évêchesse… et l’un des nôtres l’a vu ensuite traverser les flammes, courant vers le jardin, emportant dans ses bras cette belle femme évanouie.

– Sans doute il la fait revenir à elle… Or, pendant qu’on ranime l’évêchesse, si nous jugions l’évêque ?…

– Bien dit, Ronan.

– Le saint homme a souvent jugé du haut du tribunal de la curie, comme évêque et chef de la cité de Clermont, jugeons-le à son tour.

– Oui, oui, jugeons l’évêque ! jugeons l’évêque !…

Et les esclaves de l’abbaye criaient plus fort que les Vagres :

– Jugeons l’évêque !

– Qu’on l’amène !

Deux Vagres allèrent quérir le saint homme de Dieu, jusqu’alors retenu dans un couloir voisin. Il fut introduit garrotté, pâle et courroucé, devant le tribunal de Ronan et de ses clercs en Vagrerie.

– Seigneur évêque, – lui dit Ronan, – votre charité, votre piété, votre clarissime pudicité (afin d’employer les titres honorifiques que vous vous accordez entre vous, saints hommes), votre clarissime pudicité voudra-t-elle nous dire comment tu t’appelles ?

– Incendiaire ! pillard ! sacrilège !… voilà tes noms à toi… Je te damne et t’excommunie, ainsi que ta bande, dans ce monde et dans l’autre, où vous subirez pour vos forfaits les peines éternelles !

– Ta clarissime charité répond à ma question par des injures… Or, puisque ta clarissime humilité refuse de dire ton nom, ton nom, le voici : Tu t’appelles Cautin…

– Puisse mon nom te brûler la langue !

– Pauvres esclaves de l’abbaye, – ajouta Ronan en s’adressant à eux, – quels reproches faites-vous à votre évêque ?

– Il nous écrase de travaux de l’aube au soir, et souvent la nuit.

– Pour nourriture, il nous donne une poignée de fèves.

– Il nous laisse sous ces haillons, et dans nos huttes de boue effondrées la cabane des porcs nous fait envie.

– Nos moindres fautes sont punies du fouet.

– Nous autres, jeunes femmes du gynécée de l’évêchesse, il abuse de nous par la menace… Quelle résistance peut faire l’esclave ? elle se soumet en frissonnant… et pleure…

– J’ai dit ce que j’ai dit, – ajouta le vieux Simon, l’introducteur des Vagres dans la villa.