Cette femme, c’est Fulvie,
l’évêchesse[21] de Cautin, mariée à lui, alors que,
simple tonsuré, il ne briguait pas encore l’épiscopat… Depuis qu’il
est prélat, il l’appelle benoîtement ma sœur, selon les
canons des conciles… et l’évêchesse reste en effet sa sœur ;
le saint homme, depuis son épiscopat, trouvant qu’une femme c’est
trop… ou trop peu.
– Oh ! malheur ! – disait la
belle évêchesse, – malheur à ces nuits d’été où l’on est seule à
respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la feuillée le
murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des
baisers amoureux !… Oh ! dans ma solitude, je la redoute
cette énervante chaleur des nuits d’été ; elle me
pénètre ; elle circule en vain dans mes veines !… J’ai
vingt-huit ans… Voilà douze ans que je suis mariée… et ces années
conjugales, je les ai comptées par mes larmes ! Recluse à la
ville, recluse à la campagne par l’ordre de mon seigneur et mari,
l’évêque Cautin… vivant dans mon gynécée[22], au
milieu de mes femmes esclaves, dont ce luxurieux fait ses
maîtresses, les conciles l’obligeant, dit-il, à vivre chastement
avec sa femme… telle est ma vie… ma triste vie !… L’âge
approche, et jamais, jamais, je n’ai connu un seul jour d’amour et
de liberté… Amour ! liberté ! vieillirai-je donc sans
vous connaître ?
Et la belle évêchesse se redressa, secoua sa
noire chevelure au vent de la nuit, fronça ses noirs sourcils, et,
d’un air de défi, s’écria :
– Malheur aux maris violents et
débauchés… ils font les femmes perdues !… Aimée, respectée,
traitée, sinon en femme, du moins en sœur par l’évêque, j’aurais
été chaste et douce… Dédaignée, humiliée devant les dernières
esclaves de ma maison, je suis devenue emportée, vindicative, et du
haut de ma terrasse… souvent, le front rouge, je suis d’un regard
troublé les jeunes esclaves laboureurs allant aux champs… J’ai
battu de mes mains les concubines de mon mari… et pourtant, pauvres
malheureuses, elles ne cèdent pas à l’amant qui prie, mais au
maître qui ordonne… Je les ai battues par colère, non par
jalousie ; cet homme, avant de m’être odieux, m’était
indifférent… Je l’aurais aimé, cependant, s’il avait voulu… et
comme il aurait voulu. Femme-sœur d’un évêque… c’était
beau !… Que de bien à faire !… que de larmes à
sécher !… Mais je n’ai séché que les miennes, puisque bientôt
avilie… méprisée… Non, non, assez pleuré… assez gémi… assez
souffert ! Assez résisté à ces tentations qui me dévorent… Je
fuirai cette maison, ne suis-je pas libre de moi-même ? Cet
homme, qui fut mon époux, ne m’a-t-il pas dit que nos liens
charnels étaient brisés ? S’il me force à rester près de lui,
c’est pour jouir de mes biens ! Oui, je fuirai cette maison,
dussé-je être prise et vendue comme esclave !… Maître pour
maître, que perdrai-je ? Oh ! du matin au soir filer sa
quenouille, ou aller à la chapelle, prier du cœur, non des lèvres,
puisque les excès de ce prêtre cruel et débauché, parlant et priant
au nom du Seigneur, sans être foudroyé, ont tué en moi la
foi !… Vivre ainsi ! est-ce vivre ? Traîner mes
jours dans cette opulente villa, tombeau doré, entouré de verdure
et de fleurs ! est-ce vivre ?… Non, non ; et, par
les flancs de ma mère ! je veux vivre, moi ! Je veux
sortir de ce sépulcre glacé ! Je veux le grand air, le grand
soleil, l’espace ! Je veux mon jour d’amour et de liberté…
Oh ! si je revoyais ce jeune garçon, qui, plusieurs fois déjà,
est passé de si grand matin au pied de cette terrasse, où dès
l’aube, après mes nuits de brûlante insomnie, je viens respirer la
fraîcheur matinale !… Comme il me regardait d’un œil fier et
amoureux ! Quelle avenante et hardie figure sous son chaperon
rouge couvrant à demi ses noirs cheveux bouclés ! Quelle
taille svelte et robuste sous sa saie gauloise, serrée à ses reins
agiles par le ceinturon de son couteau de chasse ! Ce doit
être quelque esclave forestier des environs… Esclave,
esclave ! Eh ! qu’importe ! Il est jeune, beau,
leste, amoureux ! Les maîtresses de mon saint mari sont
esclaves aussi… Oh ! n’aurai-je donc jamais aussi mon jour
d’amour et de liberté !
*
*
*
Que fait l’évêque pendant que son évêchesse,
rêveuse, au balcon de sa terrasse, regarde les étoiles et jette
ainsi au vent des nuits ses regrets, ses soupirs et ses espérances
endiablées ?… Le saint homme boit et devise avec le comte
Neroweg, cette nuit son hôte ; la salle du festin, bâtie à la
mode romaine (cette demeure avait appartenu l’autre siècle à un
préfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre, enrichie de
dorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées par les
coups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces Barbares,
lors de leur conquête de l’Auvergne, ayant fait une écurie de cette
salle de festin ; les vases d’or et d’argent sont étalés sur
des buffets d’ivoire ; le plancher est dallé de riches
mosaïques agréables à l’œil ; plus agréable encore est la
large table chargée de coupes et d’amphores à demi pleines ;
les leudes, compagnons de guerre de Neroweg, et ses égaux
durant la paix[23], après avoir, selon l’usage, soupé à
la même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous le
vestibule avec les clercs et les chambriers de l’évêque. Çà et là
sont déposées, le long des murs, les armes grossières des
leudes : boucliers de bois, bâtons ferrés,
francisques, ou haches à deux tranchants,
haugons, ou demi-piques garnies de crampons de fer. Sur le
bouclier du comte sont peintes en manière d’ornement trois
serres d’aigle. Le prélat, resté attablé avec son hôte, le
pousse à vider coupes sur coupes ; au bas bout de la table un
ermite laboureur ne boit pas, ne parle pas ; parfois, il
semble écouter les deux buveurs ; mais le plus souvent il
rêve.
Et ce Frank ? ce comte Neroweg ?
Quelle figure a-t-il ? Il a l’encolure et le fumet d’un
sanglier en son printemps, et la figure d’un oiseau de proie, avec
son nez crochu et ses petits yeux renfoncés, tantôt hébétés, tantôt
féroces, ses cheveux rudes et fauves, rattachés au sommet de sa
tête par une courroie, retombant derrière son dos comme une
crinière, car depuis deux cents ans et plus, la coiffure de ces
barbares n’a pas changé[24] ;
son menton et ses joues sont rasés, mais ses longues moustaches
rousses descendent jusque sur sa poitrine, couverte d’une casaque
de peau de daim, luisante de graisse, marbrée de taches de
vin ; sur ses chausses de grosse toile crasseuse se croisent
de longues bandelettes de cuir montant depuis ses gros souliers
ferrés jusqu’à ses genoux ; de son baudrier flottant il a
retiré sa lourde épée, placée près de lui sur un siège à côté d’un
gros bâton de houx ; tel est le convive du prélat, tel est le
comte Neroweg ; l’un de ces nouveaux possesseurs de la vieille
terre des Gaules, de par le droit de pillage et de massacre…
Et l’évêque Cautin ?… Oh ! celui-ci
ressemble à un gros et gras renard en rut… Œil lascif et matois,
oreille rouge, nez mobile et pointu, mains pelues… Vous le voyez
d’ici, chafriolant sous sa fine robe de soie violette… Et quel
ventre ! On dirait une outre sous l’étoffe !
Et l’ermite laboureur ? Oh !
l’ermite laboureur ? Respect à ce prêtre, selon le jeune
homme de Nazareth !… Trente ans au plus… figure pâle, à
la fois douce et ferme, barbe blonde, front déjà chauve, longue
robe brune, d’étoffe grossière, çà et là éraillée par les ronces
des terres qu’il a défrichées ; carrure rustique ; mains
robustes, le manche de la houe et de la charrue les a rendues
calleuses. Voilà l’ermite !
L’évêque verse encore un grand coup à boire au
Frank, lui disant :
– Comte… je te le répète… les vingt sous
d’or, la prairie et la petite esclave blonde, sinon, pas
d’absolution !
– Absous-moi d’abord !
patron ?
– Tu rirais…
– Évêque, je reviendrai avec tous mes
leudes mettre ta maison à sac ; je te ferai étendre sur un
brasier ardent, et tu m’absoudras…
– Impie ! scélérat
blasphémateur ! Pharaon ! pourceau de luxure !
réservoir à vin ! oses-tu parler ainsi, toi ! fils de
l’Église catholique et apostolique ?… Menacer ton
évêque !
– De gré ou de force, tu
m’absoudras !
– Ah ! le bestial ! Tu veux
donc aller au fin fond des enfers ! bouillir durant des
siècles dans des cuves de poix ardente ! être lardé à coups de
fourche par les démons ! Et quels démons ! Têtes de
crapaud, corps de bouc, avec des serpents pour queue, des trompes
d’éléphant pour bras… et les pieds fourchus !
archifourchus !
– Tu les as vus ? – dit le comte
Frank d’un air farouche et craintif, – patron ? tu les as vus,
ces démons ?
– Si je les ai vus ! ! !
Ils ont emporté devant moi, dans une nuée de bitume et de soufre,
le duc Rauking, qui avait, le sacrilège ! donné un coup de
bâton à l’évêque Basile !
– Et ces diables l’ont emporté, le duc
Rauking ?
– Au plus profond des entrailles de la
terre, te dis-je !… Je les ai comptés ; ils étaient
treize ! Un grand démon rouge les commandait en personne, et
voilà ce qui t’attend… si je ne te donne pas l’absolution.
– Évêque, tu dis peut-être cela pour me
faire peur et avoir mes vingt sous d’or, mes belles prairies et ma
petite esclave blonde ?
Le prélat frappa sur un timbre, un de ses
chambriers entra ; le saint homme lui dit quelques mots en
latin en lui montrant de l’œil le sol dallé de compartiments de
mosaïque. Le chambrier sortit ; alors l’ermite laboureur dit à
l’évêque aussi en latin :
– Ce que tu veux faire est une dérision
sacrilège !
– Ermite, tout n’est-il point permis à
l’Église envers ces brutes franques ?
– La fourberie n’est jamais permise…
Cautin haussa les épaules, et s’adressant au
comte en langue germanique, car le prélat parlait l’idiome frank
comme un Barbare :
– Es-tu chrétien et catholique ?
As-tu reçu le baptême ?
– L’évêque Macaire, il y a vingt ans, m’a
dit de me mettre tout nu dans la grande auge de pierre de sa
basilique, et puis il m’a jeté de l’eau sur la tête en marmottant
des mots latins.
– Enfin, tu es catholique, puisque tu as
communié au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, trois
personnes en une seule, qui est Dieu, puisqu’il est seul, et que
pourtant il est trois. En raison de quoi tu dois me respecter et
m’obéir comme à ton père en Christ !
– Patron, tu veux m’embrouiller par tes
paroles. Écoute à ton tour : notre grand roi Clovis, à la tête
de ses braves leudes, a conquis et asservi la Gaule. Mon père,
Gonthram Neroweg, était l’un de ces guerriers, et…
– Ton grand roi ?… S’il a conquis la
Gaule, n’est-ce pas aux évêques qu’il la doit, cette
conquête ? N’ont-ils pas facilité sa victoire en ordonnant aux
peuples de se soumettre ? Ton grand roi Clovis ! il n’eût
jamais été qu’un chef de brigands, s’il n’eut embrassé la foi
catholique ! Qu’est-ce qu’a fait saint Rémi lorsqu’il l’a oint
du saint chrême dans la basilique de Reims et l’a baptisé fils
soumis de la sainte Église ? Il l’a fait agenouiller,
ton grand roi Clovis, lui disant : Courbe la tête, fier
Sicambre ! Brûle ce que tu as adoré… Adore ce que tu as
brûlé !… Ce qui signifiait : tu as pillé… tu as
violé… tu as saccagé… tu as massacré… mais surtout, là est le
péché, tu as pillé les saints lieux ; donc, à cette heure,
humilie-toi ! courbe la tête devant le clergé… obéis-lui,
enrichis l’Église, et les évêques te feront reconnaître souverain
de la Gaule ; Clovis a suivi ce conseil ; il a donné
d’immenses richesses à l’Église ; aussi est-il allé tout droit
jouir des délices et des parfums du paradis.
– Patron, tu ne me laisses jamais
parler…
– Va, je t’écoute.
– Le grand roi Clovis a conquis la
Gaule…
– Voilà qui est nouveau.
Ensuite ?
– Quand vivait Théodorik, celui des fils
du grand roi Clovis qui a eu l’Auvergne parmi ses royaumes, il m’a
donné ici de grands domaines, terres, gens, bétail et maisons, et
m’a envoyé pour le représenter dans cette contrée.
– Oui, il t’a fait en ce pays ce que vous
appelez graff, et nous autres comte. Tu présides
avec moi, chef évêque de la cité, les curiales de la ville de
Clermont[25], beau président, sur ma parole !
tu arrives à demi ivre les jours de tribunal, et tu ronfles comme
un sourd lorsque nous avons à juger des causes…
– Que veux-tu que je fasse, moi ! je
n’entends pas un mot de votre langue latine ; je m’endors, et,
quand je m’éveille, je juge comme tu me dis…
– C’est ce que tu peux faire de
mieux ; mais, encore une fois, où veux-tu en venir avec tes
divagations ? Tu as eu la sacrilège audace de me menacer de
violences, moi, ton évêque, ton père en Christ ! si je ne
t’absolvais de tes crimes. Je t’ai à mon tour menacé d’un châtiment
céleste… à quoi tu me réponds en me parlant de Clovis et de ta
charge de comte. Qu’a de commun ceci avec la menace que je t’ai
faite au nom du Seigneur et qui s’accomplira peut-être plus tôt que
tu ne le crois ; entends-tu, comte Neroweg ?
– Je veux dire d’abord que le grand roi
Clovis a commis un bien plus grand nombre de crimes que moi, et
qu’il jouit du paradis.
– Il en jouit, certes ; mais à quel
prix ? Ignores-tu que saint Remi qui l’a baptisé a été si
richement doué par ce pieux roi, qu’il a pu acheter un domaine en
Champagne au prix de cinq mille livres pesant d’argent ? Si tu
ignores ceci, moi je te l’apprends.
– Je voulais dire ensuite que si tu es
évêque, moi je suis comte ici, en pays conquis par mon épée. Oui,
je suis comte ici, au nom du roi que je représente, et comme ton
comte, je peux te forcer de m’absoudre ; apprends ceci à ton
tour.
– Ah ! tu blasphèmes de nouveau, –
et l’évêque frappa du pied sous la table, – ah ! tu oses
encore braver le courroux du Seigneur ! toi… souillé de crimes
exécrables !
– Qu’est-ce que j’ai donc fait ?
J’ai tué… mon frère Ursio !
– Vraiment ? et le meurtre de ta
concubine Isanie ? et le meurtre de ta quatrième femme
Wisigarde que tu avais épousée, de même que tu as épousé
ta cinquième femme Godégisèle… bien que ta première et ta
seconde épouse soient encore vivantes ? dis, comte, sont-ce là
des peccadilles ?
– Ne m’as-tu pas absous de ces
choses-là ? Par l’aigle terrible, mon glorieux
aïeul ! il m’en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de ma
forêt, trente-huit sous d’or, vingt esclaves, et cette superbe
pelisse de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu te
prélassais cet hiver, et que le grand Clovis avait donnée à mon
père !
– De ces premiers crimes, tu es absous…
c’est vrai ; aussi tu serais blanc comme l’agneau pascal sans
ton abominable fratricide.
– Je n’ai pas tué Ursio par haine,
moi ; je l’ai tué pour avoir sa part d’héritage.
– Et pourquoi aurais-tu tué ton frère,
bestial ? Pour le manger ?
– Je te dis, moi, que le grand Clovis a
tué aussi tous ses parents pour avoir leur héritage, et qu’il jouit
du paradis… J’y veux aller aussi, moi qui ai moins tué que lui, et
si tu ne me promets pas sur l’heure le paradis sans me faire payer
davantage, je te fais tirer à quatre chevaux ou hacher par mes
leudes !
– Et moi je te dis que si tu n’expies pas
ton fratricide par un don à mon église, tu iras en enfer, toi, qui,
comme Caïn, as tué ton frère.
– Oui, oui, patron, tu dis toujours cela
pour mes cent arpents de prairie, mes vingt sous d’or et ma petite
esclave blonde.
– Je dis cela pour le salut de ton âme,
malheureux ! Je dis cela pour t’épargner les tortures de
l’enfer dont la seule pensée me fait frissonner pour toi.
– Tu parles toujours de l’enfer… Où
est-il ?
– Où il est ?
Et l’évêque Cautin frappa encore du pied sur
le sol.
– Tu demandes où il est,
l’enfer ?
– Il n’y en a pas…
– Il n’y a pas d’enfer ! Seigneur,
Seigneur ! ayez pitié de ce barbare. Ouvrez-lui les yeux par
un miracle… Comte, sens-tu cette odeur de soufre ?
– Je sens… une odeur très-puante.
– Vois-tu cette fumée qui sort à travers
ces dalles ?
– D’où vient cette fumée ? – s’écria
Neroweg effrayé, en se levant de table et se reculant de l’endroit
du sol d’où sortait une vapeur noire et épaisse ; – évêque,
quelle est cette magie ?
– Seigneur, mon Dieu ! vous avez
entendu la voix de votre serviteur indigne, – dit Cautin en
joignant les mains et se mettant à genoux, – vous voulez vous
manifester aux yeux de ce barbare… Tu demandes où est
l’enfer ? Regarde à tes pieds ; vois ce gouffre, vois
cette mer de flammes prête à t’engloutir…
Et l’une des dalles de la mosaïque s’enfonçant
sous le sol au moyen d’un contrepoids, laissa béante une large
ouverture d’où s’échappèrent de grands tourbillons de feu répandant
une forte odeur de soufre.
– La terre s’entr’ouvre, – s’écria le
Frank livide de terreur, – du feu ! du feu ! sous mes
pieds.
– C’est le feu éternel, – dit l’évêque en
se redressant menaçant, tandis que le comte tombait à genoux
cachant sa figure entre ses mains, – ah ! tu demandes où est
l’enfer, impie, blasphémateur !
– Patron, mon bon patron, aie pitié de
moi !
– Entends-tu ces cris souterrains ?
Ce sont les démons ; ils viennent te chercher. Entends-tu
comme ils crient : Neroweg, Neroweg ! le
fratricide ! Viens à nous ! Caïn, tu es à
nous !
– Ces cris sont affreux… Mon bon père en
Christ, prie le Seigneur de me pardonner !
– Ah ! te voilà à genoux, pâle,
éperdu, les mains jointes, les yeux fermés par l’épouvante…
Demanderas-tu encore où est l’enfer ?
– Non, non, évêque, saint évêque
Cautin ; absous-moi de la mort de mon frère, tu auras ma
prairie, mes vingt sous d’or…
– Et l’esclave ?
– Et ma petite esclave blonde.
– J’ai là une charte de donation
préparée… Tu vas faire venir un de tes leudes comme témoin. Mon
témoin à moi sera cet ermite, afin que la donation soit en règle et
selon l’usage.
– Oui, oui, mais aie pitié de moi… Si ces
démons allaient m’emporter… Comme ils m’appellent !
Renvoie-les ! renvoie-les donc, mon bon patron, qu’ils ne
m’entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ !
– Ils t’emporteraient si tu manquais à ta
promesse.
– Je la tiendrai… Oh ! je la
tiendrai…
– Puisque tu ne doutes plus de la
puissance du Seigneur, – reprit l’évêque en frappant de nouveau du
pied sur le plancher, – relève-toi, comte, ouvre les yeux, le
gouffre de l’enfer est refermé (la dalle en remontant avait repris
sa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce qu’il faut pour
écrire. Tu seras mon témoin.
– Je ne serai pas témoin de cette
fourberie sacrilège, – répondit en latin l’ermite laboureur. – Je
t’exposerais à la fureur de ce barbare en lui dévoilant cette
pillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton sang couler…
mais, prends garde, prends garde… tu domines par la ruse et la
terreur les seigneurs stupides et féroces ; moi je domine, par
l’amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent.
Prends garde ; ceux là sont nombreux.
– Voudrais-tu exciter une rébellion
contre moi ? Serais-tu capable d’abuser du grand empire que tu
possèdes sur le populaire ? toi que j’ai accueilli ici comme
un hôte bien venu ? sans savoir pourtant si ton évêque t’avait
permis de sortir de son diocèse[26].
– Demain, avant de continuer ma route, je
te dirai ce que j’attends de toi…
Cautin, à qui l’ermite laboureur imposait,
frappa sur un timbre pendant que le comte, toujours agenouillé,
tremblant de tous ses membres, essuyait la sueur glacée qui coulait
de son front. À l’appel de l’évêque, le chambrier parut ; le
saint homme lui dit tout bas en latin :
– L’enfer a été très-satisfaisant… Qu’on
éteigne le feu !
Et il ajouta tout haut :
– Commande à l’un des leudes du comte de
venir ici… Tu l’accompagneras.
Le chambrier sorti, l’évêque s’adressant au
Frank toujours agenouillé :
– Tu as cru, et tu te repens…
Relève-toi ! Mais prends garde de manquer à ta parole…
– Mon bon patron, je ne me relèverai pas
que tu ne m’aies promis une chose…
– Quoi donc ?
– J’ai peur de retourner cette nuit à mon
burg ; les démons viendraient peut-être me prendre sur la
route… Je suis épouvanté… garde-moi cette nuit à ta villa.
– Tu seras mon hôte jusqu’à demain ;
mais ta petite esclave, tu devais me l’envoyer dès ton arrivée…
chez toi ?
– Tu la veux cette nuit ?… la petite
esclave ?
– Je l’ai promise à mon évêchesse,
autrefois ma femme selon la chair, aujourd’hui ma sœur en Dieu.
Elle a besoin d’une toute jeune fille pour son service ; je
lui ai promis celle-ci… et plus tôt elle l’aura, plus tôt elle sera
contente.
– Ainsi, patron, – dit le comte en se
grattant l’oreille, – tu la veux absolument ce soir, la petite
esclave ?
– Oserais-tu maintenant te dédire ?…
Te crois-tu déjà si loin de l’enfer ?
– Non, oh ! non, patron… ne te fâche
pas ; un de mes leudes va monter à cheval ; il ira
chercher la petite esclave et la ramènera ici en croupe…
La charte de donation, validée selon l’usage
par l’inscription du témoignage du chambrier de l’évêque et du
leude, portait que Neroweg, comte du roi d’Auvergne en la ville de
Clermont, donnait en rémission de ses péchés à l’Église,
représentée par Cautin, évêque de cette ville, cent arpents de
prairie, vingt sous d’or, et une esclave filandière, âgée de quinze
ans, nommée Odille. Après quoi l’évêque, au nom du Père, du Fils et
du Saint-Esprit, donna au comte frank l’absolution de son
fratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter.
– Sigefrid, – dit le comte au leude en
étouffant un dernier soupir de regret, – sois bon compagnon ;
va au burg ; tu prendras en croupe la petite Odille la
filandière, et tu la rapporteras ici.
*
*
*
Les Vagres sont arrivés non loin de la villa
épiscopale.
– Ronan, les portes sont solides, les
fenêtres élevées, les murailles épaisses… Comment entrer chez
l’évêque ? – dit le Veneur. – Tu nous as promis de nous
conduire au cœur de la maison… moi, j’irai droit au cœur de
l’évêchesse.
– Frères, voyez-vous à quelques pas, au
pied de la montagne, ce petit bâtiment entouré de
colonnes ?
– Nous le voyons… la nuit est claire.
– Ce bâtiment était autrefois une salle
de bains d’eaux thermales, dont la source chaude venait de ces
montagnes… De la villa où nous allons, on se rendait à ces thermes
par un long souterrain. L’évêque a fait détourner la source, et le
bâtiment il l’a changé en une chapelle consacrée au grand
Saint-Loup… Or, mes bons Vagres, par le souterrain nous
entrerons au cœur de la villa épiscopale sans trouer de murailles,
sans briser portes ou fenêtres… Si j’ai promis, ai-je
tenu ?
– Comme toujours, Ronan… tu as promis, tu
as tenu.
On entre dans les anciens thermes changés en
chapelle ; il y fait noir, très-noir… Une voix sort de
l’ombre :
– C’est toi, Ronan ?
– Moi et les miens… Marche, Simon, bon
serviteur de la villa épiscopale… marche, Simon, nous te
suivons…
– Il faut attendre.
– Pourquoi ?
– Le comte Neroweg est encore chez
l’évêque avec ses leudes.
– Tant mieux… un renard et un sanglier,
la chasse sera belle !
– Le comte a dans la villa vingt-cinq
leudes bien armés.
– Nous sommes trente… c’est quinze Vagres
de trop pour une telle attaque… Marche, Simon, nous te suivons.
– Le passage n’est pas encore libre.
– Pas libre ? ce passage souterrain
qui conduit d’ici dans la salle du festin ?…
– L’évêque a fait préparer ce soir un
miracle pour effrayer le comte Frank et lui faire peur de l’enfer.
Deux clercs ont apporté, sous la salle du festin, des bottes de
paille, des fagots et du soufre… Ils doivent ensuite y mettre le
feu en poussant des cris endiablés et souterrains… Après quoi, une
des dalles de la mosaïque s’abaissera sous le sol, par un
contrepoids, comme autrefois elle s’abaissait lorsqu’on voulait
passer par le souterrain qui conduit à ces thermes.
– Et le Frank stupide, croyant voir
béante une des bouches de l’enfer, fera au saint homme une donation
jusqu’ici refusée ?
– Tu as deviné, Ronan ; il faut donc
attendre que le miracle soit joué ; le comte parti, la villa
silencieuse, toi et les tiens, vous vous y introduirez.
– À moi l’évêchesse !
– À nous le coffre fort, les vases d’or
et d’argent ! à nous les sacs gonflés de monnaie… et largesse,
largesse au pauvre monde qui n’a pas un denier !
– À nous le cellier, les outres pleines,
les sacs de blé… à nous les jambons, les viandes fumées !
Largesse, largesse au pauvre monde qui a faim !
– À nous le vestiaire, les belles
étoffes, les chauds vêtements, et largesse, largesse au pauvre
monde qui a froid…
– Et puis à feu et à sac la villa
épiscopale !
– Liberté aux esclaves !
– Nous emmenons de pauvres filles qui
nous suivront gaiement !
– Et vive le mariage en Vagrerie, – dit
Ronan, puis il chanta ainsi :
« Mon père était Bagaude, moi, je suis
Vagre et né sous la verte feuillée, comme un oiseau de mai…
» Où est ma mère ?
» Je n’en sais rien…
» Un Vagre n’a pas de femme : le
poignard d’une main, la torche de l’autre, il va de burg en villa
épiscopale enlever femmes ou concubines à leur comte ou à leur
évêque, et emmène ces charmantes au fond des bois…
» Elles pleurent d’abord et rient
ensuite… Le joyeux Vagre est amoureux, et dans ses bras robustes
ces belles chéries oublient bientôt le cacochyme évêque ou le duc
hébété !… »
– Vive le mariage en Vagrerie !
– Tu es en belle humeur, Ronan…
– Nous allons mettre à sac la maison d’un
évêque, vieux Simon !
– Tu seras pendu, brûlé, écartelé…
– Ni plus ni moins qu’Aman et Aëlian, nos
prophètes, Bagaudes en leur temps comme nous Vagres en le nôtre…
Mais le pauvre monde dit : Bon Aëlian ! bon Aman !…
puisse-t-il dire un jour : Bon Ronan !… je mourrai
content, vieux Simon…
– Toujours vivre au fond des bois…
– La verdure est si gaie !
– Au fond des cavernes…
– Il y fait chaud l’hiver, frais
l’été.
– Toujours l’oreille au guet, toujours
par monts et par vallées… toujours errer sans feu ni lieu…
– Mais vivre toujours libres, vieux
Simon… libres ! libres ! au lieu de vivre esclaves sous
le fouet d’un maître frank ou d’un évêque ! Viens avec nous,
Simon…
– Je suis trop vieux !
– Ne hais-tu pas ton seigneur, le saint
homme Cautin ?
– Autrefois j’étais jeune, riche,
heureux ; les Franks ont envahi la Touraine, mon pays
natal ; ils ont égorgé ma femme après l’avoir violée ;
ils ont brisé sur les murailles la tête de ma petite fille ;
ils ont pillé ma maison ; ils m’ont vendu comme esclave, et de
maître en maître, je suis tombé entre les mains de Cautin… J’ai
donc sujet d’exécrer les Franks ; mais j’exècre, s’il se peut,
davantage encore les évêques gaulois, qui nous tiennent, nous
Gaulois, en esclavage !
– Qui va là ? – s’écria Ronan, en
voyant au dehors, et dans l’ombre, une forme humaine rampant à deux
genoux, et s’approchant ainsi de la porte de la chapelle. – Qui va
là ?
– Moi, Félibien, esclave ecclésiastique
de notre saint évêque.
– Pauvre homme, pourquoi marcher ainsi à
genoux ?
– C’est un vœu… Je viens ainsi de ma
hutte à genoux… sur les cailloux du chemin pour prier Loup, le
grand Saint-Loup, à qui est dédiée cette chapelle. Je viens ainsi
de nuit afin d’être de retour dès l’aube à l’heure du labeur, car
ma hutte est loin d’ici…
– Frère, pourquoi t’infliger ce supplice
à toi-même ? N’est-ce pas assez déjà de te lever avec le
soleil, et le soir de te coucher sur ta paille, brisé de
fatigue ?
– Je viens à genoux prier Saint-Loup, le
grand Saint-Loup, de demander au Seigneur de longs et fortunés
jours pour notre saint évêque Cautin, de qui je suis esclave
laboureur.
– Ton maître ! un saint ?… ce
fainéant qui t’écrase de travail, comme le meunier sous sa meule
écrase le blé nourricier pour en tirer la farine… Quoi !
demander de longs jours pour ton maître, c’est demander d’allonger
la lanière du fouet des surveillants qui te rouent de coups si tu
bronches.
– Bénis soient leurs coups ! Plus on
souffre ici-bas, plus l’on est heureux dans le paradis…
– Mais le blé que tu sèmes, ton évêque le
mange ; le vin que tu foules, il le boit ; les habits que
tu tisses, il s’en revêt… te voici have, affamé, presque nu sous
tes haillons !…
– Je voudrais manger les excréments des
porcs, boire leur urine, me vêtir d’épines, qui déchireraient ma
peau jusqu’aux veines, mon bonheur en serait plus grand dans le
paradis…
– Dis-moi, pauvre frère… le Seigneur a
créé le froment, le raisin, le miel, les fruits, le lait, la douce
toison des brebis… est-ce pour que sa créature se nourrisse
d’ordures et se vêtisse d’épines ? réponds, mon pauvre
frère ?…
– Tu n’es qu’un impie !
– Écoute-moi sans colère… Voyons :
pendant que du fond de ta misère, de ta fange et de ton ignorance,
tu aspires au paradis de là-haut ! est-ce que ton évêque ne se
fait pas, lui, en ce monde un paradis ? est-ce que seul il ne
jouit pas des biens du créateur ? Tu le sais, les greniers de
ton maître regorgent de pur froment ; ses étables sont pleines
de troupeaux gras ; ses viviers, de poissons ; son
cellier, de vins vieux ; ses volières, d’oiseaux
délicats ; il chasse en forêt la succulente venaison ; il
chasse en plaine le fin gibier… après quoi il godaille, ripaille,
dit sa messe et courtise ta femme, ta fille ou ta sœur…
– Mensonge !… mon seigneur et évêque
ne peut faillir…
– Pauvre frère !… cela ne te révolte
pas, de voir les Franks maîtres implacables de cette belle
Auvergne, qu’ils nous ont larronnée ? de cette riche Auvergne,
où tes pères, aujourd’hui esclaves et dépouillés de leurs biens,
vivaient jadis heureux et libres, cultivant les champs
paternels ?
– Mon évêque m’a commandé d’obéir aux
Franks et à leurs rois comme à lui-même… Puisque leurs rois sont
fils soumis de l’Église, le mal qu’ils nous font, l’esclavage
qu’ils nous imposent, sont des épreuves que le Seigneur Dieu nous
envoie, et il faut les bénir à cœur joie ces épreuves ; plus
elles nous sont cruelles, plus elles nous sont méritoires pour
notre salut…
– Mais, pauvre frère, ces épreuves
d’asservissement, de faim, de froid, de labeur écrasant, de misère
affreuse, que, pour ton salut, te prêche ton évêque, à son profit,
est-ce qu’il les subit, lui, ces dures peines ? ne vit-il pas,
comme nos conquérants, dans la fainéantise, la mollesse et
l’abondance ?
– Arrière… tu veux me tenter,
Satan ! laisse-moi prier… Je fermerai les yeux, je boucherai
mes oreilles. Saint évêque Loup ! grand Saint-Loup !
protégez-moi contre ce païen, qui outrage notre bon évêque
Cautin !
– Pauvre créature ! méchamment
hébétée, avilie, dégradée par les prêtres… c’est une tendre pitié
que tu m’inspires ! – dit Ronan. – Et voilà pourtant ce que
les évêques ont fait de ce fier peuple gaulois ! lui, jadis
l’orgueil du monde, il se courbe aujourd’hui, lâche et tremblant,
devant une poignée de barbares !…
– Tu dis vrai, Ronan ; presque tous
les esclaves sont, comme ce malheureux, tombés dans un lâche
hébétement… le mal gagne de jour en jour… Ah ! c’en est fait
de la vieille Gaule… les Franks lui voleront jusqu’à son nom…
– S’il en est ainsi, moi, Ronan !
par la torche de l’incendie ! par l’épée du massacre, par
l’ivresse de l’orgie ! je le jure ! je le jure !
tant qu’il restera une femme, une tonne, un château, nous, Gaulois
déshérités de tout… jusqu’à notre nom ! nous danserons à
travers les flammes, nous boirons sur des ruines, nous ferons
l’amour sur la cendre des palais et des églises !…
Et Ronan se mit à chanter le refrain des
Vagres :
« Les Franks nous appellent Hommes
errants, Loups, Têtes de loups… Vivons en loups, vivons en
joie… l’été, sous la verte feuillée ; l’hiver, dans les
chaudes cavernes… »
– Allons, Simon, le miracle de l’évêque
doit être joué.
– Oui… d’ailleurs je marcherai seul à
distance de vous dans le souterrain… Si je vois de loin de la
clarté, je viendrai vous avertir.
– Mais cet esclave, qui est là marmottant
à genoux ses patenôtres au grand Saint-Loup ?
– La foudre tomberait à ses pieds qu’il
ne bougerait point… il s’en ira comme il est venu… sur ses deux
genoux.
– Allons, vieux Simon, plaignons ce
pauvre homme, et surtout pendons l’évêque… Marche, Simon.
– Suis-moi, Ronan.
Et les Vagres, conduits par l’esclave
ecclésiastique, disparurent dans le souterrain qui, de ces anciens
thermes, aboutissait à la villa épiscopale, tous chantant à
demi-voix :
« Le joyeux Vagre n’a pas de femme :
le poignard d’une main, la torche de l’autre, il va de burg en
maison épiscopale enlever les femmes des comtes et des évêques, et
emmène ces charmantes au fond des bois… »
*
*
*
Que faisaient donc le prélat et le comte,
pendant que les Vagres s’introduisaient dans le souterrain de la
villa épiscopale ?… Ce qu’ils faisaient ?… ils buvaient
coup sur coup ; le leude du comte était retourné au burg
chercher l’esclave… En l’attendant, l’évêque Cautin, chafriolant de
posséder enfin la jolie fille qu’il convoitait depuis longtemps,
s’était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque ivre
de vin et de frayeur, croyant l’enfer sous ses pieds, aurait voulu
quitter la salle du festin ; il n’osait, se croyant protégé
par la sainte présence de l’évêque contre les attaques du diable.
En vain l’homme de Dieu engageait son hôte à vider encore une
coupe, le comte repoussait la coupe de sa main, roulant autour de
lui ses petits yeux d’oiseau de proie effaré.
L’ermite laboureur, comme d’habitude, rêvait
ou observait en silence…
– Qu’as-tu donc ? – dit l’évêque au
comte, – tu es triste, tu ne bois plus… Tout à l’heure fratricide,
tu es maintenant, de par mon absolution, blanc comme neige…
déride-toi donc ; ta conscience n’est-elle pas nette ?
réponds donc… M’aurais-tu caché quelque autre crime ?… le
moment serait mal choisi… tu l’as vu, l’enfer n’est pas loin…
– Tais-toi, patron… tais-toi… je me sens
si faible, que je ne porterais pas un chevreuil sur mes épaules,
moi qui porterais un sanglier… N’abandonne pas ton fils en
Christ ! toi, qui peux conjurer les démons, je ne te quitterai
pas d’ici au jour…
– Tu me quitteras pourtant tout à
l’heure, lorsque la petite esclave sera venue ; il faudra que
je la conduise au gynécée de Fulvie, autrefois ma femme selon la
chair, aujourd’hui ma sœur en Dieu.
– Aussi vrai qu’un de mes aïeux
s’appelait l’Aigle terrible en Germanie, je ne te
quitterai pas plus que ton ombre…
– Un des aïeux de ce Neroweg se nommait
l’Aigle terrible en Germanie… la rencontre est étrange, –
pensait l’ermite… – Ainsi nos deux races ennemies, Franke et
Gauloise, se sont rencontrées, se rencontrent… se rencontreront
peut-être encore à travers les âges…
– Bon patron, – dit Neroweg, – d’ici au
jour, je ne te quitterai pas plus que ton ombre.
– Comte, prends garde… ta terreur me
prouve que ton âme n’est pas tranquille… avoue-le, tu ne m’as pas
tout dit ?
– Si, si, je t’ai tout dit.
– Dieu le veuille, pour le salut de ton
âme… Mais déride-toi donc… tiens, parlons un peu de chasse… comme
toi, je suis fin veneur ; cette conversation t’égayera… Et à
propos de chasse, un reproche.
– À moi ?
– À toi ou à tes esclaves forestiers…
L’autre jour ils sont venus lancer trois cerfs au milieu des bois
de l’Église… tu sais, dans l’enceinte touchant à ce bout de ta
forêt, séparé du restant de tes domaines par la rivière ?
– Si mes esclaves forestiers ont lancé
des cerfs chez toi, tes esclaves en lanceront une autre fois chez
moi : nos bois ne sont séparés que par une route.
– C’est dommage… notre limite à tous deux
devrait être la rivière.
– Il me faudrait pour cela t’abandonner
les cinq cents arpents de bois qui sont en delà de la rivière.
– Est-ce que tu y tiens beaucoup à ce
bout de forêt ? elle est bien chétive en cet endroit-là…
– Chétive ! il y a des chênes de
vingt coudées, et c’est la partie la plus giboyeuse de mes
biens…
– Tu vantes ton domaine, c’est ton
droit ; mais, dans ton intérêt même, tu serais mieux et plus
sûrement limité, si tu l’étais par la rivière, et si tu te
débarrassais de ces mauvais cinq cents arpents qui touchent à mes
terres…
– Pourquoi me parles-tu de mes
bois ? je n’ai plus d’absolution à te demander… entends-tu,
évêque ?
– Non… tu as tué une de tes femmes, une
de tes concubines, et ton frère Ursio… tu as expié ces crimes en
douant l’Église : tu es absous… Cependant… et cela me revient
seulement maintenant à l’esprit, cependant nous n’avons pas songé à
une chose…
– À laquelle, patron ?
– Ta quatrième femme Wisigarde a péri par
tes mains de mort violente ; elle n’a pas reçu en mourant
l’assistance d’un prêtre… son âme est en peine, il se pourrait
qu’elle vînt te tourmenter la nuit sous figure de fantôme
effrayant, jusqu’à ce que tu aies tiré de peine cette pauvre
âme…
– Comment la tirer de peine ?
– Par des prières que dirait un prêtre du
Seigneur.
– Je ne suis pas prêtre, moi !
– Mais je le suis, moi !
– Alors, patron, dis-les, ces prières,
pour cette âme en peine.
– Soit… Durant vingt ans, il sera dit à
l’autel des prières pour l’âme de Wisigarde, à condition que tu
m’abandonneras ce bout de forêt, séparé de ton domaine par la
rivière…
– Encore donner à ton Église… donner
toujours… toujours donner !…
– Libre à toi de préférer être tourmenté
la nuit par des fantômes livides et sanglants…
Le Frank regarda l’évêque d’un œil défiant et
irrité ; puis il reprit avec un courroux concentré :
– Gaulois rapace, tu veux donc me prendre
pièce à pièce la part de conquêtes que nos rois nous ont donnée, à
mon père et à moi, en bénéfice héréditaire ? Doter encore ton
Église ! je doterais plutôt le diable !…
– Dote-le donc… le voici ! ! –
dit une grosse voix qui semblait sortir des entrailles de la
terre.
Au son de cette voix, l’ermite se leva
surpris, l’évêque se renversa sur le dossier de son siège, se signa
brusquement ; puis, réfléchissant, il dit en latin :
– C’est mon chambrier ; il était
resté là-dessous… le tour est gai… il vient à point…
Le comte, lui, frappé de terreur, se croyant
poursuivi par le démon en personne, avait poussé un grand cri,
s’enfuyant éperdu de la salle du festin, et manquant de renverser
le leude, qui en ce moment entrait, poussant devant lui une jeune
fille, en disant :
– Voici la petite esclave, Odille, la
filandière.
L’évêque en rut oublia tout pour courir vers
la pauvrette ; mais au moment où il s’élançait pour la saisir,
une main vigoureuse, sortant par l’ouverture de la dalle abaissée,
arrêta le prélat par un pan de sa robe en lui criant :
– Luxurieux point ne seras, saint homme
de Dieu ! !
Lorsque l’évêque se retourna inquiet de voir
qui lui parlait ainsi, il vit avec effroi Ronan à la tête de ses
compagnons, qui, comme lui, sortirent par l’issue du souterrain, en
poussant des cris enragés… Tous, par plaisante humeur, les joyeux
garçons, s’étaient noirci la figure avec les débris charbonnés des
fagots destinés à produire les flammes de l’enfer et à
jouer le miracle.
À la vue de ces hommes noirs, sortant de
dessous terre, et hurlant comme des damnés, le leude, qui avait
amené la petite esclave, crut aussi qu’ils venaient de l’enfer, et
se précipita sur les traces de Neroweg en criant :
– Les démons ! les
démons !…
Le comte, de plus en plus épouvanté, courut à
l’écurie, s’élança sur son cheval, et à toute bride s’éloigna de la
villa épiscopale ; ses leudes l’imitèrent, sautèrent sur leurs
montures, abandonnant leurs armes dans la salle du festin, et tous
prirent la fuite en tumulte, répétant avec épouvante :
– Les démons ! les
démons !…
*
*
*
La villa épiscopale a été envahie par les
Vagres depuis deux heures.
Qui dit donc une messe de nuit dans la
chapelle de l’évêque ? les cierges sont allumés sur l’autel,
ni plus ni moins que pour la fête de Pâques ; ils éclairent de
leur vive lumière les premiers arceaux : le reste de la
chapelle est noyé d’ombre, jusqu’à la porte voûtée, à travers
laquelle on aperçoit çà et là une lueur rouge, comme celle d’un
brasier qui s’éteint… Quel brasier ? celui que formaient les
débris embrasés de la villa épiscopale…
La villa a donc été incendiée par les
Vagres ? Certes ; auraient-ils sans cela emporté des
torches de paille ?
Au milieu du chœur sont entassées pêle-mêle
les richesses de l’évêque : vases d’or et d’argent, saints
calices et coupes à boire, boîtes à Évangiles et plats à manger,
patènes et bassins à rafraîchir le vin ; gros sacs de peau
éventrés, d’où ruissellent les sous d’or et d’argent ; riches
étoffes pourpres et bleues, n’attendant plus que la façon ;
fourrures chaudes et rares, noires comme le corbeau, blanches comme
la colombe ; et pour trophées, aux quatre coins de ce
splendide monceau de butin, les haches, les boucliers et les piques
des leudes fuyards par peur du diable : or, argent, acier,
vives couleurs, tout brille, fourmille et scintille de ces joyeux
miroitements, particuliers aux gros monceaux de précieux butin, si
plaisants à l’œil d’un Vagre…
Ils sont donc là, les Vagres ? ils sont
donc dans la sainte chapelle de la villa épiscopale ?
Oui, les voici réunis dans ce lieu sacré dont
ils ont fait leur magasin…
Et que font-ils là ?
Ma foi ! ils font ce que font les Vagres
après avoir bu, ravagé, pillé : les uns ronflent et cuvent
leur ivresse sur les marches de l’autel, les autres, se balançant
sur leurs jambes avinées, se délectent en regardant amoureusement
leur gros tas de butin, ces richesses, qu’ils vont semer sur leur
route, et qui feront tant d’heureux ; car les Vagres de Ronan
surtout sont fidèles à ces commandements… saints commandements en
Vagrerie :
« Prenons aux riches, donnons aux
pauvres… Vagre qui garde un sou pour le lendemain n’est plus un
Vagre, un Loup, une Tête de loup, un Homme
errant… Toujours il partage son butin de la veille entre les
pauvres gens pour avoir à piller de nouveau évêques renégats !
Franks pillards et oppresseurs de la vieille
Gaule ! »
Et ces autres Vagres, appuyés debout aux fûts
des colonnes, ou assis sur les marches de l’autel, à côté des
ronfleurs, leurs regards sont aussi fermes que leurs jambes,
n’ont-ils donc point aussi goûté, ceux-là, aux vins vieux de la
villa épiscopale ?
Ceux-là ils en ont bu deux fois, dix fois plus
que les autres (et Ronan est de ce nombre) ; mais ce sont des
Vagres aguerris, rudes compères, qui vous vident une outre d’un
trait, et marchent sans broncher sur une poutre à travers
l’incendie qu’ils ont allumé dans le burg d’un Frank ou dans la
villa d’un évêque… Et ces hommes, à tête rasée, hâves, vêtus de
haillons, ces femmes ? non moins misérables, mais dont
quelques-unes sont jolies, très-jolies ; les uns et les unes
ont l’air aussi gai, aussi aviné que les Vagres, que sont-ils, ces
hommes et ces femmes ?
Ce sont des esclaves de l’Église, joyeux
d’avoir leur jour de justice et de vengeance… Mais d’autres
esclaves en grand nombre ont fui dans les champs, craignant de voir
le feu du ciel tomber sur les Vagres, assez sacrilèges pour mettre
à sac et à feu la maison de leur seigneur évêque.
Que fait donc Ronan, se prélassant au banc
épiscopal, où il est assis, revêtu des habits sacerdotaux et coiffé
du bonnet de fourrure, que le comte Neroweg a laissé dans la salle
du festin en fuyant éperdu ? Quatre Vagres assistent Ronan…
étranges clercs ! plaisants diacres ! Parmi eux se trouve
Dent-de-Loup, ce géant, dont un cercle de tonne ne mesurerait pas
la ceinture.
– Frères, sommes-nous tous ici ?
– Ronan, il ne manque que le
Veneur ; au plus fort de l’incendie, il a couru à la porte de
l’évêchesse… et l’un des nôtres l’a vu ensuite traverser les
flammes, courant vers le jardin, emportant dans ses bras cette
belle femme évanouie.
– Sans doute il la fait revenir à elle…
Or, pendant qu’on ranime l’évêchesse, si nous jugions
l’évêque ?…
– Bien dit, Ronan.
– Le saint homme a souvent jugé du haut
du tribunal de la curie, comme évêque et chef de la cité de
Clermont, jugeons-le à son tour.
– Oui, oui, jugeons l’évêque !
jugeons l’évêque !…
Et les esclaves de l’abbaye criaient plus fort
que les Vagres :
– Jugeons l’évêque !
– Qu’on l’amène !
Deux Vagres allèrent quérir le saint homme de
Dieu, jusqu’alors retenu dans un couloir voisin. Il fut introduit
garrotté, pâle et courroucé, devant le tribunal de Ronan et de ses
clercs en Vagrerie.
– Seigneur évêque, – lui dit Ronan, –
votre charité, votre piété, votre clarissime pudicité
(afin d’employer les titres honorifiques que vous vous accordez
entre vous, saints hommes), votre clarissime pudicité
voudra-t-elle nous dire comment tu t’appelles ?
– Incendiaire ! pillard !
sacrilège !… voilà tes noms à toi… Je te damne et
t’excommunie, ainsi que ta bande, dans ce monde et dans l’autre, où
vous subirez pour vos forfaits les peines éternelles !
– Ta clarissime charité répond à
ma question par des injures… Or, puisque ta clarissime humilité
refuse de dire ton nom, ton nom, le voici : Tu t’appelles
Cautin…
– Puisse mon nom te brûler la
langue !
– Pauvres esclaves de l’abbaye, – ajouta
Ronan en s’adressant à eux, – quels reproches faites-vous à votre
évêque ?
– Il nous écrase de travaux de l’aube au
soir, et souvent la nuit.
– Pour nourriture, il nous donne une
poignée de fèves.
– Il nous laisse sous ces haillons, et
dans nos huttes de boue effondrées la cabane des porcs nous fait
envie.
– Nos moindres fautes sont punies du
fouet.
– Nous autres, jeunes femmes du gynécée
de l’évêchesse, il abuse de nous par la menace… Quelle résistance
peut faire l’esclave ? elle se soumet en frissonnant… et
pleure…
– J’ai dit ce que j’ai dit, – ajouta le
vieux Simon, l’introducteur des Vagres dans la villa.
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