– Qu’un Frank
nous asservisse et nous accable de misères… conquérant, il use de
sa force ; mais que des évêques, Gaulois comme nous, se
joignent à ce Frank pour nous asservir et partager avec lui nos
dépouilles… je l’ai dit et je le dis, c’est le crime des prêtres de
l’Église catholique, apostolique et romaine, comme ils s’appellent…
Joug pour joug, j’aurais préféré celui de la Rome des
empereurs ; c’était une franche guerre : soldat contre
soldat, épée contre épée ; mais j’ai horreur et dégoût du joug
de la Rome des papes, cette Église qui nous opprime par la
fourberie, par l’hébétement, et qui, reniant la patrie, la liberté,
nos gloires passées, abrutit et châtre notre virile race gauloise…
Ah ! nos anciens prêtres, nos druides vénérés, ne s’alliaient
pas ainsi lâchement aux Romains conquérants de la Gaule… Non, non,
le glaive d’une main, une branche de gui de l’autre, donnant les
premiers le signal de la sainte guerre contre l’étranger, ils
soulevaient les populations en armes avec ces deux seuls
mots : Patrie et liberté ! ! Alors surgissaient du
grand flot populaire : le chef des cent
vallées ! Sacrovir ! Vindex !
Marik ! Civilis ! et Rome tremblait au
Capitole… Mais où sont-ils nos druides vénérés ? Où ils
sont ?… Allez au fond des forêts, vous trouverez leurs os
calcinés par le feu sous les ruines de leurs temples renversés par
les prêtres catholiques. Où ils sont, nos druides ?
demandez-le aux bourreaux des cités gouvernées par les évêques…
Hélas ! avec les druides, est morte l’indépendance de la
Gaule !… les évêques et les Franks lui larronneront jusqu’à
son nom !… Je vous l’ai dit, je vous l’ai dit… Oh ! ne me
menace pas du poing, toi, mon seigneur, toi, mon évêque… Ce langage
t’étonne dans la bouche d’un pauvre vieux esclave ; mais cet
esclave, autrefois libre, autrefois riche, autrefois heureux, avant
d’être ta chose, comme tes bœufs et tes porcs, cet esclave avait
acquis plus de science que tu n’en posséderas jamais, prélat
fainéant, cupide et luxurieux ! ! Rassure-toi, je ne te
ravirai pas ta vengeance ; je suis trop vieux pour courir la
Vagrerie… toi, ou ton successeur, vous me trouverez sur les ruines
de ta villa épiscopale, le vieux Simon sera pendu ; mais son
dernier mot sera : Malédiction sur les Franks conquérants,
malédiction sur les évêques catholiques… et vive la vieille
Gaule !
– Évêque, – reprit Ronan, – ta clarissime
véracité a-t-elle quelque chose à répondre aux accusations de tes
esclaves et aux paroles du vieux Simon ?
– Ce sont eux, les scélérats maudits, les
sacrilèges, qui auront à répondre au terrible jour du jugement…
Après quoi, ils grinceront des dents pour l’éternité… ainsi que
toi, vieux Simon, abominable païen !… Quoi ! tu oses
glorifier dans ce saint lieu le nom abhorré des druides, ces
prêtres de Mammon, qui sont au fin fond des enfers parmi les âmes
que leur exécrable idolâtrie a perdues !
– Donc, évêque, ta clarissime pureté de
conscience ne trouve rien autre chose à expectorer que des injures,
toujours des injures ?
– Et fasse à l’instant le Seigneur que
ces injures soient autant de lames ardentes qui vous percent le
ventre, maudits !
– Soit ! que ta clarissime sainteté
nous régale d’un miracle, dût-il nous percer le ventre, en
attendant ce prodige… Voici ce dont je t’accuse, moi, Ronan :
tu convoitais les biens d’un de tes prêtres, nommé
Anastase, il a refusé de te les abandonner, tu l’as par
ruse attiré chez toi, à Clermont, puis tu l’as fait saisir,
garrotter et enfermer tout vivant dans un sépulcre avec un mort en
putréfaction[27]. Ta clarissime charité ose-elle nier
ceci ?
– Plaisant concile que celui de ces
scélérats pour m’interroger, moi, évêque !
– Tu ne nies pas ?
Poursuivons : ta clarissime pauvreté dans sa rage d’augmenter
ses richesses en larronnant autrui, a imaginé ce soir, sous
prétexte de miracle, un vrai tour de bandit : tu as
effrontément dépouillé le comte Neroweg en l’épouvantant au nom du
diable… moyennant un fagot, deux bottes de paille, et un denier de
soufre… Cedit miracle, peu coûteux, t’a beaucoup trop rapporté…
Dépouiller un Frank, c’est justice en Vagrerie, nous n’en faisons
point d’autres ; mais si les Vagres se gaudissent à piller nos
conquérants, c’est pour convier le pauvre monde au régal de ces
pilleries… Toi, tu voles le voleur pour t’enrichir… ceci, en
Vagrerie, est un très-damnable péché… Autre iniquité : tu as
absous ce comte fratricide pour obtenir la jouissance d’une jeune
esclave, une enfant de quinze ans au plus, je l’ai vue ; or,
en Vagrerie, cette luxure épiscopale est encore un très-damnable
péché… je dois en avertir ta clarissime pudicité.
Puis, s’adressant aux Vagres, Ronan
ajouta :
– Où est la petite esclave ?
– Ici près, dans un réduit ; elle
avait grand’frayeur de nous et de l’incendie… nous l’avons
doucement portée sur un matelas, elle est là, pleurante.
– Amenez-la.
La jeune esclave fut amenée.
Ronan disait vrai : lui donner quinze
ans, à cette enfant, c’était peut-être la vieillir… Ses blonds
cheveux, séparés en deux longues tresses épaisses, tombaient à ses
pieds, nus comme ses bras et ses épaules : le leude brutal, en
allant la quérir au burg, lui avait à peine donné le temps de se
vêtir pour l’emporter sur son cheval. Aussi, en présence des
Vagres, quelle frayeur suppliante se lisait dans les grands yeux
bleus de la pauvre petite créature, encore toute tremblante… Sa
course nocturne en croupe du guerrier frank, l’incendie de la villa
épiscopale, l’aspect étrange des Vagres… que de sujets d’effroi
pour elle ! Ses joues avaient dû autrefois être rondes et
roses ; mais elles étaient devenues pâles et creuses :
cette figure enfantine, empreinte de souffrance, faisait mal à
voir… Ronan, malgré lui, ne la quittait pas des yeux, aussi lorsque
cette jeune esclave entra dans la chapelle, lui, toujours joyeux,
se sentit attristé, sa voix même s’émut lorsqu’il lui dit
doucement :
– Ton nom, mon enfant ?
– On m’appelle Odille.
– Où es-tu née ?
– Loin d’ici… dans l’une des hautes
vallées du Mont-d’Or.
– Quel âge as-tu ?
– Ma mère me disait ce printemps :
Odille, voilà quatorze ans que tu fais la joie de ma vie.
– Comment es-tu devenue l’esclave du
comte frank ?
– Mon père est mort jeune… j’habitais
dans la montagne avec mon grand-père, mon frère et ma mère… Nous
vivions du produit de notre troupeau et nous filions la
laine ; nous n’avions jamais eu d’autre chagrin que la mort de
mon père… Un jour, les Franks sont montés en armes dans la
montagne ; ils ont pris notre troupeau, et nous ont dit :
« Nous allons vous emmener au burg de notre comte pour
repeupler ses domaines en esclaves et en bétail. » Mon frère a
voulu nous défendre, les Franks l’ont tué… Ils nous ont liées, ma
mère et moi, à la même corde ; ils nous ont poussées devant
eux avec notre troupeau… Mon grand-père a demandé à genoux la grâce
de nous suivre ; les Franks lui ont dit : « Tu es
trop vieux pour gagner ton pain comme esclave. – Mais, seul, je
mourrai de faim dans la montagne ? – Meurs ! » lui
ont-ils dit, et ils nous ont fait marcher devant eux… Mon
grand-père nous suivait de loin en pleurant ; les Franks l’ont
assommé à coups de pierres… Ils ont pris d’autres esclaves, emmené
d’autres troupeaux, tué d’autres gens dans la montagne quand ils
refusaient de les suivre. Ils ont ensuite parcouru la plaine ;
ils y ont encore enlevé du monde et des bestiaux. Nous étions
cinquante peut-être, tant hommes que femmes et jeunes filles ;
les petits enfants… les Franks les massacraient comme n’étant bons
à rien. La première nuit, nous avons couché dans un bois ; les
Franks ont fait violence aux femmes malgré leurs prières… J’ai
entendu les sanglots de ma mère… le soir, on m’avait séparée
d’elle… À moi, on ne m’a rien fait : le chef de ces guerriers
me gardait, a-t-il dit, pour le comte. Le lendemain, nous nous
sommes remis en marche, moi, toujours séparée de ma mère ; on
a encore tué des gens qui ne voulaient pas suivre… on a encore pris
des esclaves et des troupeaux… et puis on s’est remis en route pour
le burg. Avant d’y arriver, on a passé une seconde nuit dans les
bois. Le chef, qui me réservait pour le comte, me faisait coucher à
côté de son cheval… Au point du jour, nous avons continué notre
route ; j’ai des yeux cherché ma mère… le Frank m’a dit :
« Elle est morte ; deux guerriers, en se la disputant
cette nuit, l’ont tuée. » Moi, j’ai voulu rester là pour y
mourir ; mais le chef m’a emportée sur son cheval, et nous
sommes arrivés sur le domaine du comte…
– Entends-tu, évêque ? – dit Ronan,
– entends-tu, Gaulois ? ce sont les Franks, tes alliés, qui,
dans cette province et dans les autres, massacrent les vieillards
et les enfants comme bouches inutiles et enlèvent ainsi hommes et
femmes de notre race, pour repeupler les terres de la Gaule que
leurs rois ont distribuées à leurs guerriers en nous dépouillant…
Ce sont tes alliés, tes amis, tes fils en Christ et en Dieu, qui
font cela… et tu ordonnes, sous peine de l’enfer, au pauvre peuple
d’obéir à ces pillards, à ces ravisseurs, à ces meurtriers, qui
violentent et tuent les mères sous les yeux de leurs filles.
Entends-tu cela, évêque gaulois ?
– Les Franks respectent les biens de
l’Église et les oints du Seigneur, – s’écria l’évêque Cautin, – ces
biens, ces oints sacrés, sur lesquels vous osez, maudits !
porter vos mains impies.
– Continue, – dit Ronan à la petite
esclave, – continue, pauvre enfant !
– Nous sommes arrivés au burg ; le
comte m’a fait conduire dans sa chambre ; il s’est jeté sur
moi, j’ai voulu lui résister, il m’a donné des coups de poings sur
la figure, j’étais toute en sang[28] ;
la douleur et l’effroi m’ont fait perdre connaissance, le seigneur
comte a abusé de moi ; depuis, j’ai été enfermée avec les
autres esclaves dans l’appartement de sa femme Godégisèle,
bien douce femme pour un si méchant homme ; cette nuit, un des
leudes est venu me prendre, m’a emportée sur son cheval ; il
m’a conduite ici, me disant que je serais l’esclave du seigneur
évêque.
– Cela t’effraye, pauvre enfant, d’être
esclave du seigneur évêque ?
– Ma mère et mes parents ont été
tués ; je suis esclave, je suis avilie… tout m’est égal… J’ai
essayé de m’étrangler avec mes cheveux, mais j’ai eu peur… et
pourtant je voudrais mourir.
– Elle a quinze ans… évêque… et tu
l’entends ?
– Bénis le Seigneur, chère fille,
bénis-le ; plus tu souffriras ici-bas, plus tu te féliciteras
là-haut ! C’est moi, ton père en Dieu, qui t’en donne
l’assurance.
– Bien dit, évêque. Donc, je te mettrai
sur l’heure à même de pouvoir te singulièrement féliciter là-haut,
– reprit Ronan ; puis s’adressant à l’esclave dont il ne
pouvait détacher ses yeux attendris : – Assieds-toi là, sur
les marches de l’autel, petite Odille… Tu n’as ici que des
amis ; ne désespère pas encore.
L’enfant contempla le Vagre d’un air
grandement surpris ; il lui parlait d’une voix douce ;
elle alla s’asseoir sur les marches de l’autel, et ne regarda plus
que Ronan, n’écouta plus que les paroles de Ronan.
– Eh ! le Veneur ! le
Veneur ! – cria l’un de ces gais compagnons debout près d’une
petite porte de la chapelle donnant sur les jardins de la villa, –
où vas-tu donc ainsi sous la feuillée, ta belle évêchesse au
bras ? ne viendra-t-elle pas voir son honnête mari… ce renard
pris au piège avant d’être pendu ?
– Mes bons seigneurs les Vagres, – dit la
voix de l’évêchesse dont on distinguait à peine la forme svelte et
blanche dans la pénombre de l’arceau de la porte, – longtemps j’ai
maudit, longtemps j’ai haï celui-là qui fut mon mari… Je ne le hais
plus, je ne le maudis plus ; le bonheur rend indulgente…
Faites-lui grâce comme je lui pardonne. Lui-même l’a dit : je
n’étais plus sa femme… nos liens charnels ont été brisés… Il me
gardait près de lui pour jouir de mes biens… Qu’il en jouisse…
J’aurai du moins mon jour d’amour et de liberté… Viens, mon beau
Vagre… et vive l’amour en Vagrerie !
– Scélérate impudique ! j’avais
épousé une Olla… une Oliba… une Messaline !
Mais Cautin criait, menaçait en vain ;
l’évêchesse continuait avec son Vagre sa promenade sous la feuillée
des grands arbres de la villa, tandis que Ronan disait au saint
homme :
– Tu vas être jugé par ceux que tu as
jugés. Pauvres esclaves de l’Église, que ferons-nous de ce méchant
et luxurieux papelard qui enterre les vivants avec les
morts ?
– Qu’il soit pendu !
– Oui, oui ! qu’il soit
pendu !
– Il ne mourra qu’une fois ; et
notre vie à nous était un long supplice.
– Sa vie à lui une longue
jouissance !
– Qu’il soit pendu !
– Que penses-tu de l’idée de ces bonnes
gens ? À moi, Ronan, elle me paraît sensée…
– Et moi, mes frères, je vous dirai, au
nom de Jésus de Nazareth, l’ami des affligés : pardon pour le
coupable si sa repentance est sincère.
Qui parlait ainsi ? L’ermite laboureur,
jusqu’alors caché dans l’ombre d’un des arceaux de la
chapelle ; soudain il parut aux yeux des Vagres et des
esclaves courroucés contre l’évêque.
– L’ermite laboureur ! – s’écrièrent
les esclaves avec un touchant respect, – l’ami des
pauvres !
– Le consolateur de ceux qui
pleurent !
– Que de fois, dans les champs, il a pris
la houe d’un de nos compagnons, épuisé de fatigue, achevant ainsi
la tâche du captif, pour lui épargner les coups de fouet du
gardien !
– Un jour, pendant que je paissais les
brebis de l’évêque, deux s’étaient égarées. L’ermite laboureur a
tant cherché, tant cherché, qu’il me les a ramenées ; sans
lui, j’étais roué de coups au retour.
– Et nos petits enfants, si chétifs, si
tristes, hélas ! à cet âge où l’on rit souvent, ils ont
toujours un sourire pour l’ermite laboureur.
– Oh ! dès qu’ils l’aperçoivent, ils
courent se pendre à sa robe !
– Aussi malheureux que nous, il aime à
faire aux enfants de petits présents… doux présents des pauvres
gens, dit-il, et il leur donne quelques fruits des bois… un rayon
de miel sauvage… un oiseau tombé de son nid…
– Aimez-vous… aimez-vous en frères,
pauvres déshérités, – nous dit-il sans cesse ; – l’amour rend
le travail moins rude.
– Espérez ! – nous dit-il
encore ; – espérez ! le règne des oppresseurs passera en
ce monde, et pour eux sur cette terre, viendra l’heure d’un
châtiment terrible… alors les premiers seront les derniers et les
derniers seront les premiers.
– Jésus, l’ami des affligés, l’a
dit : les fers des esclaves seront brisés… Espoir !
pauvres opprimés ! Espoir !
– Unissez-vous… aimez-vous…
soutenez-vous… fils d’un même Dieu, enfants d’une même
patrie !… Désunis, vous ne pourrez rien ; unis, vous
pourrez tout… Le jour de la délivrance n’est peut-être pas éloigné…
Amour, union, patience ! attendez l’heure de
l’affranchissement comme l’attendaient nos pères.
– Oui, voilà ce que chaque jour l’ermite
nous dit…
– Et de mes paroles, frères, il faut vous
souvenir en ce moment, – reprit le moine laboureur. – Jésus l’a
dit : malheur aux âmes endurcies ! miséricorde à qui se
repent ! Votre évêque peut se repentir du mal qu’il a
fait.
– Moine insolent ! tu oses
m’accuser !
– Ce n’est pas moi qui t’accuse… c’est ta
vie passée… expie-la par le repentir, tu obtiendras
miséricorde…
– Je me repens d’une chose, infâme
renégat ! c’est de ne pouvoir t’assommer sur l’heure…
– Ermite, notre ami, tu entends ce saint
homme… tu vois sa repentance… qu’en faisons-nous, mes
Vagres ?
– À mort ! celui qui enterre des
vivants avec des cadavres ! à mort !
– Mes frères, vous m’aimez…
– Nous t’aimons, brave ermite, autant que
nous abhorrons l’évêque Cautin…
– Accordez-moi sa vie…
– Non, non…
– Tu l’as dit, ermite : malheur aux
âmes endurcies…
– Vois comme il se repent… à mort… à
mort !
Et, furieux, ils se précipitèrent sur le
prélat qui, dans son épouvante, appela le moine à son aide ;
mais celui-ci, avant cet appel, avait couvert l’évêque de son corps
en s’écriant :
– Tuez-moi donc aussi, moi qui vous aime
du plus profond de mon cœur et vous console de mon mieux, pauvres
esclaves, tuez-moi donc aussi, moi qui ai pour vous plus de pitié
que de blâme ! Vagres errants au fond des bois ! car la
juste haine de l’oppression franque, les terribles iniquités du
temps vous ont poussés à la révolte… et si vous prenez aux riches,
c’est du moins pour donner aux pauvres… Non, non, vous ne tuerez
pas cet homme, vous n’êtes pas des bourreaux ! vous
m’accorderez sa vie !
– L’évêque nous a trop fait souffrir. Œil
pour œil, dent pour dent.
– Une lâche vengeance effacera-t-elle vos
souffrances passées ? Quoi ! vous, dont les aïeux
étonnaient le monde par leur bravoure généreuse… vous allez
massacrer de sang-froid un homme sans défense ? Seriez-vous
devenus lâches ? vous, fils des vaillants Gaulois des temps
passés ?
Vagres et esclaves restèrent silencieux, et ne
menacèrent plus l’évêque.
– Ermite, tu es l’ami des pauvres gens.
Nous t’accordons la vie de cet homme… mais il faut qu’il nous suive
en Vagrerie.
– Bien dit, Ronan ! et dans nos
repos, il nous fera la cuisine ; il est gourmand comme un
évêque, foi de Dent-de-Loup ! nous dînerons en prélats.
– Évêque, choisis ! cuisinier ou
pendu ?
– Sacrilèges ! avoir pillé, incendié
ma villa épiscopale, et me forcer d’être leur cuisinier !
abomination de la désolation !… Moine, tu les entends,
hélas ! hélas !… et tu n’as pour eux ni malédiction ni
anathème… Est-ce ainsi que tu me défends ?… Ne m’as-tu sauvé
la vie que pour jouir de mon abjection !
– Tais-toi ! Jésus de Nazareth, dont
la vie avait été aussi pure que la tienne a été coupable ;
Jésus, dans le prétoire romain, au milieu des soldats qui
l’accablaient de railleries, de sanglants outrages, disait
seulement : Pardonnez-leur, mon Dieu ; ils ne savent
ce qu’ils font…
– Mais ils savent ce qu’ils font, ces
impies, en me prenant pour cuisinier… Et tu oses me conseiller de
pardonner cette énormité sacrilège…
– Songe à ta vie passée… au lieu de te
plaindre, tu remercieras le ciel…
– Allons, mes Vagres, – dit Ronan, –
allons, voici l’aube ; emportons notre butin dans les chariots
de l’évêque, et en route ! Quel beau jour pour les bonnes gens
du voisinage ! Mais, avant notre départ, deux mots à cette
enfant.
Et s’avançant vers la petite esclave, qui,
assise sur les marches de l’autel, avait écouté tout ceci fort
étonnée, presque sans quitter Ronan des yeux, celui-ci lui dit avec
bonté :
– Pauvre enfant, sans père ni mère, viens
avec nous ; ne crains rien… la Vagrerie, c’est, vois-tu, le
monde renversé : l’esclave et le pauvre sont sacrés pour
nous ; notre haine est pour le riche conquérant… Cette vie
d’aventures et de dangers te fait-elle peur ? l’ermite, notre
ami, quoiqu’il ait le grand défaut d’empêcher les évêques Cautin
d’être pendus, l’ermite, notre ami, te conduira chez une bonne âme
dans quelque ville, seul endroit où l’on trouve aujourd’hui, en
Gaule, un peu de sécurité, lorsque toutefois la ville n’est pas
mise à feu, à sang et à sac par l’un de nos rois franks, dignes
fils et petit-fils du glorieux Clovis, qui leur a laissé la Gaule
en héritage, et qui sont autant qu’il l’était, curieux de se piller
et de s’égorger entre frères et parents…
– Je te suivrai, Ronan… D’abord, tu m’as
fait peur ; mais quand tu m’as parlé, ton regard est devenu
doux comme ta voix ; je suis esclave et orpheline, –
ajouta-t-elle en pleurant ; – que veux-tu que je fasse ?
où veux-tu que j’aille, sinon avec le premier qui doucement me
dit : Viens…
– Viens donc, et sèche tes larmes, petite
Odille ; on ne pleure guère en Vagrerie… Tu monteras sur l’un
des chariots de la villa, dans lequel nos compagnons transportent,
tu le vois, le butin, sans compter celui qui est resté en dehors de
la chapelle… Allons, prends mon bras, et marchons, pauvre
enfant…
Et voyant l’ermite s’approcher :
– Adieu, notre ami ; tu as la vie
d’un méchant évêque sur la conscience… que le Cautin te soit
léger !
– Ronan, je t’accompagne.
– Tu viens avec nous courir la
Vagrerie ?
– Oui.
– Toi, ermite ? toi, véritablement
saint homme ? toi, avec nous, Hommes errants, Loups, Têtes
de loups, diables de Vagres que nous sommes ?
– Jésus l’a dit : « Ce ne sont
pas ceux qui se portent bien, mais les malades qui ont besoin de
médecins… »
– Tu veux nous guérir de notre manie de
pendre les méchants évêques ?
– J’ai déjà commencé.
– Une fois n’est pas coutume.
– Nous verrons… vous avez encore d’autres
plaies que je veux guérir, j’espère vous voir faire mieux que des
ruines…
– Moine, dis-tu vrai ? – reprit
Cautin à demi-voix. – Tu ne m’abandonneras pas ? tu me
protégeras contre ces Philistins, contre ces Moabites ?
– C’est mon devoir de rendre ces gens
meilleurs.
– Meilleurs ! ces
scélérats ?
– J’y tâcherai…
– Meilleurs !… ces sacrilèges, qui
ont pillé ma villa, mes belles coupes, mes beaux vases, mon or et
mon argent… Hélas ! hélas ! j’en mourrai de désespoir,
aussi vrai que ces tigres ne deviendront jamais des agneaux…
– L’Écriture n’a-t-elle pas dit :
« L’épée homicide sera changée en serpe pour émonder la vigne
en fleurs ; la terre pacifique et féconde produira ses fruits
pour tous les hommes ; le lion dormira près du chevreau ;
le loup, près de la brebis ; et un petit enfant les conduira
tous. » Ne blasphème pas ! le Créateur a fait la créature
à son image ; il l’a faite bonne pour qu’elle soit
heureuse : aveugles, misérables ou ignorants sont les
méchants… Guérissons leur ignorance, leur misère et leur
aveuglement… Bons ils deviendront, heureux ils rendront eux et les
autres.
– Bons ? les hommes ! – s’écria
l’évêque avec emportement, – et les femmes sans doute aussi sont
bonnes ! celle qui fut la mienne entre autres ? vois-la
plutôt là-bas, cette monstrueuse impudique, avec sa jupe orange et
ses bas rouges brodés d’argent… la vois-tu au bras de ce grand
bandit à cheveux noirs ? L’infâme ! la
scélérate !
– Tais-toi ! Jésus n’avait que des
paroles de miséricorde pour Madeleine la courtisane et pour la
femme adultère, oserais-tu jeter la première pierre à cette femme
qui fut la tienne ?… Allons, viens… Tes genoux tremblent… tu
me fais pitié… appuie-toi sur mon bras… tu vas défaillir…
– Hélas ! où vont-ils me conduire,
ces Vagres damnés ?
– Peu t’importe ! amende-toi…
repens-toi !…
– Mon Dieu ! mon Dieu ! et pas
d’espoir d’être délivré en route ! elles sont si désertes
maintenant… personne ne voyage de peur des Vagres, ou de ces bandes
de Franks qui vont guerroyer les uns contre les autres, piller les
villes, enlever des esclaves ! Ah ! nous vivons dans de
terribles temps.
– Et ces temps ! qui nous les a
faits ? sinon vous tous ? nouveaux princes des
prêtres ! Ah ! nos pères ont vu pendant des siècles
la Gaule paisible et florissante ; mais elle était libre
alors ! – reprit amèrement l’ermite. – La conquête, inique et
sanglante, appelée par vous, évêques gaulois, légitime ces
déplorables représailles.
– Nos pères étaient de malheureux
idolâtres ! et à cette heure ils grincent des dents pour
l’éternité ! – s’écria Cautin, – tandis que nous avons la
vraie foi… aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il d’épouvantables
châtiments pour les misérables qui osent insulter ses prêtres,
ravir les biens de son Église… Tiens, moine, vois, vois si ce n’est
pas un spectacle à fendre le cœur !
Ce spectacle, qui fendait le cœur du saint
homme, réjouissait fort le cœur des Vagres… Le jour était
venu : quatre grands chariots de la villa, attelés chacun de
deux paires de bœufs, s’éloignaient lentement des ruines fumantes
de la maison épiscopale, chargés de butin de toutes sortes :
vases d’or et d’argent, rideaux et tentures, matelas de plume et
sacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison,
poissons fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes,
lourdes pièces d’étoffe de lin, filées par les esclaves
filandières, coussins moelleux, chaudes couvertures, souliers,
manteaux, chaudrons de fer, bassins de cuivre, pots d’étain, si
chers à l’œil des ménagères ; il y avait de tout dans ces
chariots : les Vagres suivaient, chantant comme des merles au
lever de ce gai soleil de juin… À l’avant de l’un des chariots,
assise sur un coussin, la petite Odille, que l’évêchesse,
tendrement apitoyée, avait soigneusement revêtue d’une de ses
belles robes, il faut le dire, un peu trop longue pour
l’enfant ; la petite Odille, non plus craintive, mais
très-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux bleus, et, pour la
première fois depuis longtemps, respirait en liberté ce frais et
bon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes, d’où
elle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu’à ce
jour dans le burg du comte ; Ronan, de temps à autre,
s’approche du char :
– Prends courage, Odille, tu t’habitueras
avec nous ; tu le verras, les Vagres ne sont pas si loups que
les mauvaises gens le disent.
Sur l’autre char, l’évêchesse, pimpante sous
ses colliers d’or et ses plus beaux atours, que son amoureux Vagre
a sauvés de l’incendie, tantôt lisse sa noire chevelure, en jetant
un coup d’œil sur un petit miroir de poche ; tantôt attife son
écharpe, tantôt gazouille, folle comme une linotte sortant de cage.
De ce jour d’amour et de liberté tant rêvé, elle jouit enfin, après
avoir, dix ans et plus, vécu presque prisonnière ; elle semble
émerveillée de ce voyage matinal à travers ces belles montagnes de
l’Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d’où bondissent des
cascades bouillonnantes ; elle parle, rit, chante, et chante
encore, lorgnant du coin de son œil noir, l’amoureux Vagre,
lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain,
regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphore
entourée de jonc, placée près d’elle par la prévoyance du Veneur,
la prend, et se tournant vers l’arrière du char, où se trouvaient
entassées plusieurs femmes et filles esclaves, voulant de bon cœur,
comme leur belle maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit à
l’une d’elles :
– Porte cette bouteille de vin épicé à
mon frère l’évêque ; le pauvre homme aime à boire ce qu’il
appelle son coup du réveil ; mais ne lui dis pas que ce vin
vient de ma part, il le refuserait peut-être.
La jeune fille répond à l’évêchesse par un
signe d’intelligence, saute à bas du char, et se met en quête de
Cautin. La plupart des esclaves ecclésiastiques, lors de l’incendie
et du pillage de la villa, ont fui dans les champs, craignant le
feu du ciel s’ils se joignaient aux Vagres ; mais les autres,
moins timorés, accompagnent résolument la troupe de ces joyeux
compères… Il faut les voir alertes, dispos comme s’ils
s’éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, le
jarret nerveux, malgré l’orgie nocturne, aller, venir, sautiller,
babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outres
pleines, mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ou
un gâteau de fleur de froment.
– Qu’il fait bon en Vagrerie !
Derrière le dernier chariot, surveillé par
Dent-de-Loup et quelques compagnons fermant la marche, Cautin,
évêque et cuisinier en Vagrerie, habitué à se prélasser sur sa mule
de voyage, ou à courir la forêt sur son vigoureux cheval de chasse,
Cautin trouve la route raboteuse, poudreuse et montueuse ; il
sue, il souffle, il tousse, il gémit, et maugréant, traîne sa
lourde panse.
– Seigneur évêque, – lui dit la jeune
fille, porteuse de l’amphore envoyée par l’évêchesse, – Voici de
bon vin épicé ; buvez, cela vous donnera des forces pour la
route.
– Donne, donne, ma fille ! – s’écria
Cautin en tendant ses mains avides, – Dieu te saura gré de ton
attachement pour ton malheureux père en Christ, obligé de boire à
la dérobée le vin de son propre cellier…
Et s’abouchant à l’amphore, il la pompa d’un
trait ; puis, la jetant vide à ses pieds, il s’écria,
regardant la jeune fille d’un œil courroucé :
– Tu veux donc courir aussi la Vagrerie,
diablesse ?
– Oui, seigneur évêque : j’ai vingt
ans, et voici le premier jour de ma vie où je peux dire : Je
m’appartiens… je peux aller, venir, courir, sauter, chanter, danser
à mon gré…
– Tu t’appartiens, effrontée ! c’est
à moi que tu appartiens ; mais, Dieu merci, tu seras reprise,
soit par l’Église, soit par quelque chef frank… et tu tomberas, je
l’espère, en pire esclavage !
– J’aurai du moins connu la liberté…
Et la jeune fille de s’élancer, sautant et
chantant, à la poursuite d’un papillon voletant sur la route.
La troupe des Vagres arriva près de quelques
huttes d’esclaves, dépendantes des terres de l’Église, situées au
bord de la route : de petits enfants hâves, chétifs, et
complètement nus, faute de vêtements, se traînaient dans la poudre
du chemin ; leurs pères travaillaient aux champs depuis
l’aube ; les mères, aussi maigres, aussi hâves que leurs
enfants, à peine couvertes de quelques lambeaux de toile, étaient
au seuil de ces tanières, filant leur quenouille au profit de
l’évêque, accroupies sur une paille infecte ; leurs longs
cheveux hérissés, emmêlés, tombant sur leur front et sur leurs
épaules osseuses ; leurs yeux caves, leurs joues creuses et
tannées, leurs haillons sordides, leur donnaient un aspect à la
fois si repoussant, si douloureux, que l’ermite laboureur, les
montrant de loin à l’évêque, lui dit :
– À voir ces infortunées, croirait-on que
ce sont là des créatures de Dieu ?
– Résignation, misère et douleur ici-bas,
récompenses éternelles là-haut… sinon, peines effrayantes et
éternelles, – s’écrie Cautin, – c’est la loi de l’Église, c’est la
loi de Dieu !
– Tais-toi, blasphémateur, tu parles
comme ces médecins imposteurs qui disent l’homme né pour la fièvre,
la peste, les ulcères, et non pour la santé !
Les femmes et les enfants esclaves, à la vue
de la troupe nombreuse et bien armée, avaient eu peur et s’étaient
d’abord réfugiés au fond de leurs huttes, mais Ronan s’avançant
cria :
– Pauvres femmes ! pauvres
enfants ! ne craignez rien… nous sommes de bons
Vagres !
La Vagrerie faisait trembler les Franks et les
évêques, mais souvent les pauvres gens la bénissaient ; aussi
femmes et enfants, d’abord réfugiés, craintifs au fond des
tanières, en sortirent, et l’une des esclaves dit à
Ronan :
– Est-ce votre chemin que vous
cherchez ? nous vous servirons de guides.
– Craignez-vous les leudes des
seigneurs ? – dit une autre. – Il n’en est point passé par ici
depuis longtemps ; vous pouvez marcher tranquilles.
– Femmes, – reprit Ronan, – vos enfants
sont nus ; vous et vos maris, travaillant de l’aube au soir,
vous êtes à peine couverts de haillons, vous couchez sur une paille
pire que celle des porcheries, vous vivez de fèves pourries et
d’eau saumâtre.
– Hélas ! c’est la vérité… bien
misérable est notre vie.
– Et moi, Ronan le Vagre, je vous
dis : voilà du linge, des étoffes, des vêtements, des
couvertures, des matelas, des sacs de blé, des outres pleines, des
provisions de toute sorte. Donnez, mes Vagres… donne, petite
Odille, à ces bonnes gens… donne, belle évêchesse en Vagrerie…
donnez à ces pauvres femmes, à ces enfants… donnez encore, donnez
toujours !
– Prenez… prenez, mes sœurs, – disait
l’évêchesse les yeux pleins de douces larmes en aidant les Vagres à
distribuer ce butin pris dans sa maison et qu’elle ne regrettait
pas. – Prenez, mes sœurs ! Esclave comme vous, plus que vous
peut-être, j’ai, sous ces rideaux, rêvé d’amour et de
liberté ; libre et amoureuse, je suis aujourd’hui !
prenez mes sœurs… prenez encore…
– Tenez… prenez, chères femmes, et que
vos petits enfants ne vous soient jamais ravis ! – disait
Odille aidant aussi à distribuer le butin. Et elle essuyait ses
yeux en disant : – Comme il est bon, Ronan le Vagre, comme il
est bon au pauvre monde !
– Soyez bénis… soyez bénis, – s’écriaient
ces pauvres créatures pleurant de joie ; – vaut mieux
rencontrer un Vagre qu’un comte ou qu’un évêque.
Et c’était plaisir de voir avec quelle ardeur
ces hardis compagnons, perchés sur les chariots, distribuaient
ainsi ce qu’ils avaient pris au méchant et cupide évêque ;
c’était plaisir de voir les figures toujours tristes, toujours
mornes, de ces femmes infortunées, s’épanouir si surprises, si
heureuses à la vue de cette aubaine inattendue. Elles regardaient
ébahies, ravies, cet amoncellement d’objets de toutes sortes
jusqu’alors presque inconnus à leur sauvage misère. Les enfants,
plus impatients, s’attelaient gaiement deux, trois, quatre à un
matelas pour le transporter dans une des masures, ou bien enlaçant
leurs petits bras amaigris, s’opiniâtraient à soulever un gros
rouleau d’étoffe de lin ; mais voilà que soudain une voix
courroucée, menaçante, véritable trouble-fête, épouvante et glace
ces pauvres gens.
– Malheur à vous ! damnation sur
vous ! si vous osez toucher d’une main sacrilège aux biens de
l’Église… tremblez… tremblez ! c’est péché mortel… vous, vos
maris, vos enfants, vous serez plongés dans les flammes de l’enfer
durant l’éternité…
C’était l’évêque Cautin accourant tout gâter
malgré les remontrances de l’ermite laboureur.
– Oh ! nous ne toucherons à rien de
ce que l’on nous donne, notre évêque, – répondaient les femmes et
les enfants contrits et frissonnant de tous leurs membres, – nous
ne toucherons point, hélas ! à ces biens de l’Église.
– Mes Vagres, – dit Ronan, – pendez-moi
l’évêque… nous trouverons ailleurs un cuisinier…
Déjà l’on s’emparait du saint homme, alors
plus pâle, plus tremblant que les plus pâles et les plus
tremblantes des pauvres femmes naguère si joyeuses, lorsque le
moine s’interposa et de nouveau délivra Cautin.
– L’ermite ! – s’écrièrent les
esclaves, – l’ermite laboureur…
– Béni sois-tu, l’ami des affligés…
– Béni sois-tu, notre ami à nous autres
petits enfants qui t’aimons tant, car tu nous aimes…
Et toutes ces mains enfantines s’attachèrent à
la robe de l’ermite, qui disait de sa voix douce et
pénétrante :
– Chères femmes, chers petits enfants,
prenez ce qu’on vous donne, prenez sans crainte… Jésus l’a
dit : « Malheur au riche, s’il ne partage son pain avec
qui a faim, son manteau avec qui a froid. » Votre évêque
voulait vous éprouver : ces biens, il vous les donne…
– Béni sois-tu, saint évêque ! –
dirent les femmes en levant leurs mains reconnaissantes vers
Cautin, – béni sois-tu, bon père, pour tes généreux dons !
– Je ne donne rien ! – s’écria
Cautin ; – on me contraint, on me larronne, et vous brûlerez
éternellement en enfer, si vous écoutez cet ermite
apostat !…
La plupart des femmes regardèrent, indécises,
Ronan, l’évêque et l’ermite ; tour à tour elles approchaient
et retiraient leurs mains de ces objets si précieux à leur
misère ; deux ou trois vieilles s’éloignèrent cependant tout à
fait de ces biens de l’Église, et se jetèrent à genoux en murmurant
dans leur effroi :
– Saint évêque Cautin !
pardonne-nous d’avoir eu seulement la pensée d’un si grand
péché…
– Ne craignez rien, mes sœurs, – reprit
l’ermite, – votre évêque, encore une fois, vous éprouve. Ces biens
superflus, il vous les donne en frère ; il sait que le
Seigneur, aimant également ses créatures, ne veut pas que celles-ci
soient nues et frissonnantes… celles-là, suant sous le poids
inutile de vingt habits… celles-ci, affamées… celles-là, repues… Ne
redoutez pour votre évêque ni la faim ni le froid… voyez, sa robe
est neuve, son chaperon aussi, ses souliers aussi ; que lui
faut-il davantage ?… À lui seul pourrait-il vêtir tous ces
habits ? à lui seul vider toutes ces outres de vin ? à
lui seul, manger toutes ces provisions ?… Non, non… prenez,
mes sœurs, prenez, chers petits enfants… votre évêque partage avec
vous…
– Ne l’écoutez pas ! – s’écria
Cautin, – car moi je vous dis…
– Toi, tu ne dis rien ! – reprit
Ronan en lui lançant un regard terrible – Si tu parles, je fais,
malgré toi, ton salut en te martyrisant sur l’heure…
Plusieurs des femmes, persuadées par les
paroles de l’ermite, et aussi par l’âpreté de leur misère,
commencèrent à emporter diligemment dans leurs cabanes, à l’aide de
leurs enfants, les biens de l’Église : les trois vieilles
n’osèrent y toucher, restant agenouillées, se frappant la
poitrine.
– Chères filles, persévérez dans votre
sainte horreur du sacrilège ! – s’écria l’évêque, malgré les
menaces de Ronan, – et vous irez en paradis entendre à perpétuité
les Séraphins jouer du théorbe devant le Seigneur, en chantant ses
louanges !
– Et moi, foi de Dent-de-Loup, je me
ferais damner, rien que pour échapper à ces sempiternels
théorbes !
– Tais-toi, païen ! et vous,
persévérez, mes filles ! – s’écria Cautin d’une voix plus
éclatante encore. – Cet ermite, suppôt du diable, vous pousse à une
pillerie sacrilège, qui vous mène droit aux enfers…
– Mes Vagres, – dit Ronan, – une corde,
et que l’on accroche ce bavard haut et court, puisque décidément il
veut être pendu…
L’ermite arrêta d’un geste la colère des
Vagres, et dit :
– Évêque, reconnais-tu comme divines les
paroles de Jésus de Nazareth ?
– Apostat ! Pharaon ! tu te
dévoiles à cette heure ! tu avais endossé la peau d’agneau… tu
n’es qu’un loup ravisseur comme les autres… Je te défends de
prononcer le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ !
– Jésus de Nazareth a dit ceci, – reprit
l’ermite : « – Si l’on vous prend votre manteau, courez
après celui qui vous l’a pris, et donnez-lui encore votre
tunique. » – Que voulait dire Jésus par ces paroles ?
sinon que trop souvent le vol avait pour cause la misère, et que de
cette misère il fallait avoir pitié ?… Abandonne donc
volontairement ces biens superflus, toi qui as fait serment de
pauvreté, de charité !
– Tais-toi, méchant ermite, qui oses
contredire notre évêque. Nous ne pouvons toucher du doigt aux biens
de l’Église, – s’écria une des trois vieilles ; – nous serions
damnées…
– Oui, oui, – reprirent les deux autres.
– Tais-toi, ermite.
– Pauvres créatures ! plongées à
dessein dans l’ignorance et l’aveuglement, – leur dit Ronan.
1 comment