– Et puis ?
JEANNE. – Je rendrai Paris au roi.
Les membres du tribunal, malgré leurs préventions ou leur mauvais vouloir contre Jeanne, qu’ils voient pour la première fois, sont non moins frappés de sa beauté, de son attitude, que de la précision de ses réponses, empreintes d’un irrésistible accent de conviction ; l’auditoire, composé des partisans de Jeanne, parmi lesquels se trouve Jean de Novelpont, témoigne par un murmure approbateur l’impression de plus en plus favorable que leur causent les paroles de la jeune fille ; certains membres du tribunal paraissent aussi ressentir pour elle un intérêt croissant. L’évêque de Chartres, alarmé de ces symptômes, s’adressant à Jeanne presque avec colère, lui dit :
– Tu promets de faire lever le siège d’Orléans ? de chasser les Anglais de la Gaule ? de faire sacrer le roi à Reims et de lui rendre Paris ? Ce sont là de vains mots !… Nous ne te croirons pas, si tu ne nous donnes un signe prouvant que tu es véritablement inspirée de Dieu et choisie par lui pour accomplir ces choses…
JEANNE, avec impatience. – Encore une fois, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire montre de signes ! Donnez-moi des gens d’armes, conduisez-moi devant Orléans ; le siège sera bientôt levé et les Anglais chassés du royaume. Tel sera le signe de ma mission… Si vous ne me croyez pas, venez guerroyer à mes côtés ; vous verrez si, Dieu aidant, je ne tiens pas ma promesse !
MAÎTRE ÉRAUT. – Ma mie, ton assurance est grande ; où la puises-tu ?
JEANNE. – Dans ma confiance à la voix de mes chères saintes ; elles me conseillent et m’inspirent au nom de Dieu !
FRÈRE SÉGUIN, brusquement. – Tu parles de Dieu… y crois-tu seulement ?
JEANNE. – J’y crois plus que vous, qui supposez que l’on peut n’y pas croire !…
FRÈRE AYMERI, avec un accent limousin très-grotesque. – Tu dis, Jeanne, que des voix te conseillent au nom de Dieu ? En quelle langue te parlent ces voix ?
JEANNE, souriant à demi. – Dans une langue meilleure que la vôtre, messire(53)…
Cette plaisante et fine repartie fait éclater de rire les partisans de Jeanne, hilarité partagée par plusieurs membres du tribunal ; ils commencent à penser que, malgré la bassesse de sa condition, la gardeuse de bétail n’est point une créature vulgaire. Quelques-uns voient en elle une inspirée ; d’autres, moins crédules, se disent que, grâce à sa beauté, à son esprit, à sa vaillante résolution, elle pourrait, en l’état désespéré des choses, devenir un instrument précieux pour la guerre ; enfin, ils songent que déclarer Jeanne possédée du démon, et repousser ainsi l’aide inattendu qu’elle apporte au roi, serait les exposer à de graves reproches de la part des partisans de Jeanne témoins de son interrogatoire, reproches bientôt accueillis, répétés par la clameur publique. L’évêque de Chartres, complice de La Trémouille et de Gaucourt, pénètre facilement les dispositions du tribunal, et, de plus en plus courroucé, s’écrie, s’adressant à ceux qui l’assistent comme juges : – Messires, les saints canons nous défendent d’ajouter foi aux paroles de cette fille ; et les saints canons sont notre livre à nous !
JEANNE, redressant fièrement la tête. – Et moi, je vous dis que le livre du Seigneur qui m’inspire vaut mieux que les vôtres ! et dans ce livre-là, nul prêtre, si savant qu’il soit, ne saurait lire !…
MAÎTRE ÉRAUT. – La religion défend aux femmes de porter des habits d’homme, sous peine de péché mortel ; pourquoi les avez-vous revêtus ?
JEANNE. – Il me faut bien prendre des habits d’homme, puisque je dois guerroyer avec des hommes jusqu’à la fin de ma mission ; ils n’auront ainsi aucune mauvaise pensée contre moi.
MAÎTRE FRANÇOIS GARIVEL. – Ainsi, vous, une femme, vous ne craindrez pas de répandre le sang, en bataillant ?
JEANNE, avec une douceur angélique. – Dieu me préserve de répandre le sang !… j’ai horreur du sang !… Je ne veux tuer personne ; je ne porterai à la guerre qu’un bâton ou un étendard, pour guider les gens d’armes… je laisserai toujours mon épée au fourreau.
MAÎTRE ÉRAUT. – En supposant que notre assemblée déclare au roi, notre sire, qu’il peut, en sûreté de conscience, vous confier des hommes d’armes afin que vous tentiez de faire lever le siège d’Orléans, quels moyens emploieriez-vous pour arriver à ce but ?
JEANNE. – Afin d’éviter, s’il est possible, l’effusion du sang, je sommerai d’abord les Anglais, de par Dieu qui m’envoie, de lever le siège d’Orléans et de retourner dans leur pays ; s’ils refusent d’obéir à ma lettre, je marcherai contre eux à la tête de l’armée royale, et, avec l’aide du ciel, je les bouterai hors de la Gaule !…
L’ÉVÊQUE DE CHARTRES, avec dédain. – Tu veux écrire aux Anglais, et tu viens de nous dire que tu ne savais ni A ni B ?
JEANNE. – Je ne sais écrire, mais je saurais dicter.
L’ÉVÊQUE DE CHARTRES. – Je te prends au mot. Voici des plumes, un parchemin ; je serai ton secrétaire… Voyons, dicte-moi ta lettre aux Anglais ; ce sera, sur ma foi, d’un beau style !
Un grand silence se fait. L’évêque, triomphant, prend la plume, croyant avoir tendu un piège dangereux à la pauvre fille des champs, incapable, selon lui, de dicter une lettre à la hauteur des circonstances ; les partisans de Jeanne eux-mêmes, quoique très-irrités du mauvais vouloir de l’évêque contre elle, craignent de la voir succomber à cette nouvelle épreuve.
L’ÉVÊQUE DE CHARTRES, ironiquement. – Allons, Jeanne, me voici prêt à écrire sous ta dictée…
JEANNE. – Écrivez, messire.
Et la Pucelle dicte d’une voix douce et ferme la lettre suivante :
« Au nom de JÉSUS et de MARIE,
» Roi d’Angleterre, faites raison au roi du ciel, remettez à Jeanne les clés de toutes les bonnes villes que vous avez forcées ; elle vient, de par Dieu, vous les réclamer au nom du roi Charles ; elle est prête à vous accorder la paix si vous voulez sortir de France.
» Roi d’Angleterre, si vous n’agissez point ainsi que je vous en prie, moi, Jeanne, chef de guerre, partout j’atteindrai vos gens, je les chasserai, qu’ils le veuillent ou non ; s’ils se rendent à merci, je les recevrai à miséricorde ; sinon, je leur causerai si grand dommage, que depuis mille ans, en France, on n’aura rien vu de pareil !
» Vous, archers et autres compagnons d’armes qui êtes devant Orléans, allez-vous-en, de par Dieu, en Angleterre, votre pays ; sinon, craignez Jeanne ; vous vous souviendrez de votre défaite !… Vous ne garderez pas la France ; elle sera au roi Charles, à qui Dieu l’a donnée !… »
Jeanne s’interrompt de dicter, et, s’adressant à l’évêque de Chartres, stupéfait de la mâle simplicité de la lettre qu’il était, à son grand dépit, obligé d’écrire :
– Messire, quels sont les noms des principaux capitaines d’Angleterre ?
L’ÉVÊQUE DE CHARTRES. – Le comte de Suffolk, le sire de Talbot et le chevalier Thomas d’Escall, lieutenants du duc de Bedford, régent pour le roi d’Angleterre.
JEANNE. – Écrivez, messire.
Et elle achève ainsi la dictée de la lettre :
« Comte de Suffolk, sire de Talbot, chevalier Thomas d’Escall, vous tous lieutenants du duc de Bedford, se disant régent du royaume de France pour le roi d’Angleterre, faites réponse ! Voulez-vous lever le siège d’Orléans ? voulez-vous cesser les grandes cruautés dont vous accablez les pauvres gens du pays de France ? Si vous refusez la paix dont Jeanne vous requiert, vous garderez navrante mémoire de votre déroute ; l’on verra les plus beaux faits d’armes qui oncques furent accomplis en la chrétienté par les Français ! l’on verra qui aura raison de vous… ou du ciel…
» Écrit le mardi de la grande semaine de Pâques de l’an 1429(54). »
JEANNE, s’adressant à l’évêque de Chartres, après avoir dicté. – Messire, signez pour moi, s’il vous plaît, mon nom au bas de cette lettre ; je ferai ma croix en Dieu à côté de la signature, puisque je ne sais point écrire, et mettez dessus le parchemin pour envoi :
Au duc de Bedford, QUI SE DIT régent du royaume de France pour le roi d’Angleterre.
Les partisans de Jeanne, les membres du tribunal, l’évêque de Chartres lui-même, pouvaient à peine en croire leurs oreilles : une pauvre fille des champs, venue depuis peu du fond de la Lorraine, tenir dans cette lettre un langage à la fois si net, si fier, si sensé… cela touchait au miracle !
Oui, miracle de courage ! miracle de raison ! miracle de patriotisme ! aisément accomplis par Jeanne, grâce à son intelligence supérieure et à sa confiance dans son génie militaire, dont elle commençait à avoir conscience, grâce à sa foi dans l’appui du ciel, que lui promettaient ses voix mystérieuses, grâce enfin à sa ferme résolution d’agir valeureusement, selon ce proverbe, qu’elle se plaisait à répéter : Aide-toi… le ciel t’aidera !
La déclaration du tribunal, au secret courroux de l’évêque de Chartres, ne fut pas douteuse ; il déclara que la virginité de Jeanne ayant été constatée, le démon ne pouvait posséder ni son corps, ni son âme ; qu’elle paraissait inspirée de Dieu, et que l’énormité des malheurs publics autorisait le roi à user, en pleine sécurité de conscience, d’un secours inattendu et sans doute providentiel… Charles VII, malgré sa honteuse indolence, malgré l’opposition de Georges de La Trémouille, et de crainte d’exaspérer l’opinion publique, de plus en plus prononcée en faveur de Jeanne, Charles VII se vit obligé d’accepter l’aide de la paysanne de Domrémy, contre laquelle il maugréait et endiablait ; la croyant peu ou prou inspirée de Dieu, il songeait surtout avec effroi aux agitations, aux soucis que devait lui susciter cette vaillante et chaude reprise d’hostilités contre les Anglais, l’ignoble placidité de sa vie serait désormais troublée.
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