Qui sait ? il serait peut-être contraint, par la force des choses, de se montrer à la tête de ses troupes, de chevaucher par monts et par vaux, d’endurer quelques fatigues, de braver quelque péril ! lui, ce couard énervé qui aspirait à une somptueuse captivité en Angleterre, où, à l’exemple de son aïeul le roi Jean, il pourrait sans souci achever ses jours dans les délices de la paresse, de la bonne chère et de la débauche ! Mais il lui fallut céder au courant de l’enthousiasme produit par la présence et par les promesses libératrices de Jeanne-la-Pucelle ; il fut décidé qu’elle se rendrait à Blois, et de là dans la cité d’Orléans, où elle aviserait à la levée du siège de cette ville, en conférant à ce sujet avec Dunois, La Hire, Xaintrailles et autres capitaines de grand renom. On attacha au service de la Pucelle un écuyer nommé Daulon, et un jeune page de quinze ans du nom d’Imerguet ; elle eut des chevaux de bataille, des valets pour les soigner. L’on fit forger une armure à la guerrière ; elle demanda, en souvenir de la prédiction de MERLIN, que cette armure fût de couleur blanche, comme l’un de ses coursiers, comme son pennon et son étendard, où elle fit peindre deux anges aux ailes d’azur tenant à la main un rameau de lis fleuris. Georges de la Trémouille et ses deux complices, l’évêque de Chartres et le sire de Gaucourt, furieux de n’avoir pu faire tomber Jeanne dans leurs pièges, poursuivirent leur œuvre de ténèbres avec un féroce acharnement ; il fut convenu entre eux, selon leur plan projeté depuis longtemps, que Gaucourt obtiendrait (il l’obtint) de Charles VII le commandement de la ville d’Orléans. Les trois complices espéraient ainsi entraver, ruiner les opérations militaires de la Pucelle, l’exposer à un premier échec qui la perdrait à jamais, ou la laisser prisonnière des Anglais à la faveur d’une sortie, en abandonnant la guerrière au plus fort du danger.
Le jeudi 28 avril 1429, Jeanne Darc partit de Chinon pour Blois, où elle devait se rencontrer avec Dunois et le maréchal de Retz avant de se rendre à Orléans, elle se mit en route, se rappelant le combat enfantin des garçonnets de Maxey contre ceux de Domrémy, combat où, pour la première fois, elle avait vaguement ressenti sa vocation guerrière, songeant aussi à ce passage de la prédiction de MERLIN, le barde gaulois :
« – Je vois un ange aux ailes d’azur, éclatant de lumière ; il tient en ses mains une couronne royale.
» – Je vois un cheval de guerre aussi blanc que la neige.
» – Je vois une armure de bataille aussi brillante que de l’argent.
» – Pour qui cette couronne royale ? ce cheval ? cette armure ?
» – La Gaule, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine et d’un bois chesnu venue.
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* *
» – Pour qui cette couronne royale ? ce cheval ? cette armure ?
» – Oh ! que je vois de sang ! il jaillit, il coule à torrents ! oh ! que je vois de sang ! que je vois de sang !

» – Il fume… sa vapeur monte… monte comme un brouillard d’automne vers le ciel, où gronde la foudre, où luit l’éclair !
» – À travers ces foudres, ces éclairs, ce brouillard sanglant, je vois une vierge guerrière ; blanche est son armure, blanc est son coursier.
» – Elle bataille… bataille… et bataille encore au milieu d’une forêt de lances, et semble chevaucher sur le dos des archers. »
» – Ce cheval de guerre aussi blanc que la neige était pour la vierge guerrière ; pour elle était l’armure de bataille aussi brillante que de l’argent.
» – Mais pour qui la couronne royale ?
» – La Gaule, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine et d’un bois chesnu venue… »
*
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Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende de la plébéienne catholique et royaliste : – Charles VII devait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée, lâchement délaissée. – Chaque jour elle s’agenouillait pieusement devant les prêtres catholiques… leurs évêques l’ont brûlée vive ! – La couardise de la chevalerie avait donné la Gaule aux Anglais ; – le patriotisme de Jeanne, son génie militaire, triomphent enfin de l’étranger… elle est poursuivie, trahie, livrée par la haineuse envie des chevaliers. – Pauvre plébéienne ! – L’implacable jalousie des capitaines et des courtisans, – l’ingratitude royale, – la férocité cléricale, ont fait ton martyre ! – Sois bénie à travers les âges, ô vierge guerrière ! sainte fille de la mère-patrie ! – Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende, et jugez à l’œuvre : gens de cour, gens de guerre, gens d’église et royauté !

CHAPITRE V
ORLÉANS.
LA SEMAINE DE JEANNE DARC. – Arrivée de Jeanne à Orléans le vendredi soir 29 avril. – Levée du siège dans la nuit du samedi 7 mai 1429. – En huit jours la ville est délivrée. – Les Anglais sont battus et chassés des positions qu’ils occupaient en Touraine. – Jeanne part pour Loches afin d’annoncer sa victoire à Charles VII et le conduire à Reims, où il doit être sacré.
En une semaine la vierge guerrière, inspirée par le saint amour de la patrie, a vaincu les Anglais, triomphants depuis la bataille de Poitiers ! En une semaine la vaillante fille du peuple accomplit ce que n’avaient pu accomplir, depuis plus d’un demi-siècle, tant de nobles et illustres capitaines ! Voici, fils de Joel, voici, jour par jour, le récit de la SEMAINE DE JEANNE DARC :
SOIRÉE DU VENDREDI 29 AVRIL 1429.
La nuit est venue, tiède nuit printanière, mais l’on se croirait en plein jour dans la rue qui conduit à la porte Banier, l’une des portes d’Orléans. Toutes les fenêtres, où se pressent les habitants, sont garnies de lumières ; à ces vives clartés se joignent les lueurs des torches dont se sont munis un grand nombre de bourgeois et d’artisans armés, formant une double haie dans toute la longueur de la voie publique, afin de contenir la foule. Le courage de ces soldats citadins a été rudement éprouvé par les périls du siège, que, seuls pendant longtemps, ils ont soutenu, se refusant à admettre dans leur cité les compagnies des chefs de guerre, composées de soudards insolents, voleurs et féroces ; mais la bourgeoisie d’Orléans, après maints efforts de bravoure, voyant son nombre diminuer de jour en jour sous les coups des assiégeants, s’était vue forcée d’accepter et de solder le concours des bandes mercenaires des Lahire, des Dunois, des Xaintrailles et autres capitaines de métier qui se louaient à beaux deniers comptants, eux et leurs hommes, à qui les payait. Dangereux auxiliaires, traînant toujours à leur suite une troupe de femmes de mauvaise vie et non moins pillards que les Anglais. Aussi, plusieurs fois, les échevins d’Orléans, citoyens résolus, qui conduisaient vaillamment leur milice sur les remparts, lors des assauts, ou hors la ville, lors des sorties, avaient eu de vives altercations avec les capitaines à propos des excès de leurs gens ou de leur mollesse à la bataille. Ces hommes d’armes de métier, n’ayant pas, comme les habitants, à défendre leur famille, leurs biens, leur foyer, se souciaient peu de la prompte levée du siège, hébergés, soldés qu’ils étaient par la cité. Les Orléanais attendaient donc avec une impatience inexprimable la venue de Jeanne Darc ; ils espéraient, grâce à elle, chasser les Anglais de leurs redoutes et pouvoir se délivrer de l’onéreux concours des capitaines français. Une foule compacte d’hommes, de femmes, d’enfants, contenus par la haie des militaires, occupent les doux côtés de la rue, à l’extrémité de laquelle est située la demeure de maître Jacques Boucher, trésorier, maison encore plus brillamment illuminée que les autres. Le bourdonnement de la multitude est dominé, tantôt par le tintement précipité du beffroi de l’Hôtel de ville, sonnant à toute volée, tantôt par les détonations des bombardes d’artillerie annonçant l’arrivée de la Pucelle ; les figures des citadins, naguère assombries ou abattues, respirent la joie, l’espérance ; chacun répète que la vierge lorraine, prophétisée par Merlin, vient secourir Orléans ; elle est belle à éblouir et inspirée de Dieu, elle est vaillante et douce d’un instinct militaire dont Dunois, Lahire, Xaintrailles, capitaines de renom, défenseurs soldés de la ville, ont été eux-mêmes frappés la veille lors de leur entrevue à Blois avec la guerrière. Deux de leurs écuyers, arrivés durant le jour à Orléans, ont raconté cette merveille qui circule de bouche en bouche, et annoncé pour le soir même l’entrée de Jeanne Darc. Partout sur son passage depuis Chinon jusqu’à Blois, ont ajouté les écuyers, sa marche a été une ovation continuelle, saluée par les cris d’allégresse des populations rustiques, exposées depuis si longtemps aux ravages de l’ennemi, et acclamant leur ange sauveur envoyé de par Dieu ! Ces récits et d’autres encore font, comme par enchantement, renaître à la confiance les habitants de la ville. La foule se presse surtout aux abords de la maison de Jacques Boucher, où l’héroïne est attendue. Neuf heures sonnent à la tour de l’église de Sainte-Croix. Presque au même instant l’on entend résonner au loin des clairons ; ce bruit se rapproche de plus en plus, bientôt l’on voit à la lueur ardente des torches apparaître une chevauchée. Le petit page Imerguet et l’écuyer Daulon marchent des premiers, portant l’un le pennon, l’autre le blanc étendard de la guerrière, où sont peints deux anges aux ailes d’azur, tenant à leur main des rameaux de lis fleuris ; Jeanne Darc vient ensuite, montée sur un cheval blanc caparaçonné de bleu, revêtue d’une légère armure de fer étamé, pareil à de l’argent mat, armure complète, jambards, cuissards et cotte de mailles, brassards et cuirasse bombée, protégeant le sein virginal de la jeune fille ; la visière de son casque, entièrement relevée, découvre son doux et beau visage, encadré de cheveux noirs, coupés en rond à la naissance du cou. Profondément émue des acclamations dont les bonnes gens d’Orléans la saluent et dont elle fait honneur à ses saintes, une larme roule dans ses yeux noirs et double leur éclat. Déjà familiarisée avec le maniement du cheval, elle guide gracieusement sa monture d’une main, et de l’autre tient un mince bâton blanc, seule arme dont elle veut, dans son horreur du sang, se servir pour conduire les soldats au combat. Près d’elle chevauche Dunois, couvert d’une brillante armure rehaussée d’ornements dorés ; puis s’avancent, mêlés aux échevins d’Orléans, le maréchal de Retz, Lahire, Xaintrailles et autres capitaines, parmi lesquels se trouve le sire de Gaucourt amenant à Orléans un renfort de troupes royales, et chargé du commandement de la ville ; le regard sinistre, la haine et l’envie au cœur, il médite ses ténébreux projets. Des écuyers, des bourgeois d’Orléans armés ferment la marche du cortège, bientôt confondu dans une foule si compacte que pendant un moment le cheval de Jeanne Darc ne peut faire un pas.
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