Des hommes, des femmes, des enfants, ravis de sa beauté, de son maintien à la fois modeste et guerrier, la contemplent avec ivresse, la comblent de bénédictions ; quelques-uns même, dans leur enthousiasme, veulent baiser ses bottines éperonnées, à demi recouvertes par les écailles de ses jambards. Aussi touchée que confuse de cet accueil, elle dit naïvement à Dunois en se tournant vers lui :
– En vérité je ne saurais avoir le courage de me défendre de ces empressements, si Dieu ne m’en défend pas lui-même(55).
En ce moment un milicien, porteur d’une torche, s’approche si près de la Pucelle pour mieux la voir, qu’il met involontairement le feu à l’extrémité de l’étendard que portait l’écuyer Daulon ; Jeanne, craignant qu’il courût quelque danger, pousse un cri d’effroi, attaque de l’éperon son cheval devant qui la foule reflue, et se rapprochant ainsi d’un seul bond de l’écuyer, elle saisit la bannière enflammée ; puis, après avoir étouffé le feu entre ses gantelets, elle la fait gracieusement flotter en l’agitant au-dessus de son casque(56), comme si elle eût voulu rassurer les gens d’Orléans sur un accident qui pouvait leur paraître de mauvais augure. Jeanne, en cette circonstance, témoigna tant de présence d’esprit et d’aisance cavalière, que la foule charmée redoubla ses acclamations. Les soldats des compagnies eux-mêmes qui, n’étant pas cette nuit-là de garde aux remparts, avaient pu se joindre à la foule, croyant voir dans la Pucelle l’ange de la guerre, se sentaient réconfortés ; il leur semblait, ainsi qu’aux archers de Vaucouleurs, que, menés hardiment à la bataille par un si gentil capitaine, ils devaient vaincre l’ennemi et venger leurs défaites ; Dunois, Lahire, Xaintrailles, le maréchal de Retz, capitaines expérimentés, remarquaient l’exaltation de leurs soudards, la veille encore si découragés. Le sire de Gaucourt, observant l’influence exercée par la Pucelle, non-seulement sur les miliciens d’Orléans, mais encore sur une soldatesque farouche, devenait de plus en plus sombre et secrètement courroucé. Jeanne continuait de s’avancer lentement vers la maison de Jacques Boucher à travers une foule idolâtre, lorsque le cortège fut un moment arrêté par un détachement d’hommes d’armes, sortant des rues latérales à la voie de la porte Banier ; ils conduisaient deux prisonniers anglais et marchaient de compagnie avec un grand et gros homme d’une figure aussi joviale que résolue ; Lorrain de naissance, mais depuis longtemps citoyen d’Orléans, il se nommait maître Jean, et passait, à bon droit, pour le meilleur canonnier-coulevrinier de la ville. Ses deux énormes bombardes, baptisées par lui Riflard et Montargis, placées au dedans des piliers du pont, sur la redoute de Belle-Croix, et qu’il pointait sans jamais manquer son coup, causaient de nombreux dommages aux Anglais : ils le redoutaient et l’abhorraient. Notre gai coulevrinier n’ignorait pas cette haine, car ses canons servaient toujours de point de mire aux archers anglais ; aussi parfois s’amusait-il à feindre d’être tué ; soudain il s’affaissait à côté de l’une, de ses bombardes. Les canonniers, citadins comme lui, le relevaient, l’emportaient, en poussant des gémissements lamentables ; les Anglais triomphaient de ce deuil ; mais le lendemain ils revoyaient maître Jean plus joyeux, plus dispos que jamais(57), pointer encore contre eux, et à leur grand désastre, Riflard et Montargis. Quelques jours après, il contrefaisait de nouveau le mort et ressuscitait à miracle. Donc maître Jean marchait de compagnie avec les soudards qui amenaient deux prisonniers anglais ; à la vue de la guerrière, il s’approcha d’elle, la contempla pendant un moment, ému de respect et d’admiration ; puis il lui tendit sa large main en disant non sans une sorte d’orgueil :
– Vaillante Pucelle, voyez en moi un pays ! je suis, comme vous, né en Lorraine… et à votre service, ainsi que Riflard et Montargis, mes deux gros canons.
Dunois, se penchant vers Jeanne, lui dit à demi-voix :
– Ce brave homme est maître Jean… le meilleur et le plus hardi coulevrinier qui soit ici ; il est de plus très-expert en ce qui touche le siège d’une ville.
– Je suis contente de rencontrer ici un pays… – répondit la Pucelle en souriant et tendant cordialement son gantelet au canonnier. – J’irai voir demain matin manœuvrer Riflard et Montargis ; nous examinerons ensemble les retranchements de l’ennemi, vous serez mon maître en artillerie, et nous chasserons les Anglais à coups de canon… Dieu aidant !
– Payse ! – s’écria maître Jean transporté d’aise, – rien qu’à vous voir mes bombardes partiraient toutes seules et leur boulet irait droit au but…
Le coulevrinier prononçait ces mots, lorsque Jeanne entendit un cri douloureux et, du haut de son cheval, vit l’un des deux prisonniers anglais emmenés par les soldats tomber soudain à la renverse, sanglant, le crâne ouvert par un coup de manche de pique, que l’un de ces soudards venait de lui asséner sur la tête en s’écriant :
– Regarde bien Jeanne-la-Pucelle… chien de goddon(58) ! aussi vrai que je t’assomme, elle vous boutera tous hors de France !
La guerrière, à l’aspect du sang dont elle avait horreur, pâlit et, par un mouvement plus prompt que la pensée, sauta en bas de son cheval, navrée de la brutalité du soldat, courut à l’Anglais, s’agenouilla près de lui, et soulevant la tête ensanglantée de ce malheureux, s’écria les larmes aux yeux en s’adressant à ceux qui l’entouraient :
– Prenez-le à merci, il est désarmé… venez à son secours(59).
À cet appel miséricordieux quelques femmes, émues de pitié, entourèrent le blessé, déchirèrent leurs mouchoirs et bandèrent sa plaie, tandis que la guerrière, toujours agenouillée, soutenait la tête de l’Anglais. Il reprit ses sens, et à l’aspect du beau visage de la jeune fille, empreint de compassion, il joignit les mains avec adoration et pleura…
– Va, pauvre soldat ! ne crains rien, l’on ne te fera plus de mal ! – lui dit Jeanne en se relevant ; et elle mit le pied à l’étrier que lui présentait son petit page Imerguet.
– Fille de Dieu, vous êtes une sainte ! – s’écria une jeune femme exaltée par l’acte si charitable dont elle venait d’être témoin ; et se jetant à genoux devant la guerrière au moment où elle allait enfourcher sa monture : – Par grâce, daignez toucher mon anneau ? – Et elle élevait sa main vers Jeanne. – Ainsi bénie par vous, je conserverai cette bague comme une pieuse relique.
– Je ne suis pas une sainte, – répondit la guerrière avec un sourire ingénu. – Vous êtes sans doute bonne et digne femme, vous valez autant que moi(60).
Ce disant, Jeanne, remontant à cheval, fut saluée des nouvelles acclamations de la foule. Charmés de tant de modestie, les soldats les plus endurcis furent touchés des sentiments de commisération dont elle venait de faire preuve en faveur d’un ennemi désarmé. Loin de la taxer de faiblesse, ils admiraient malgré eux sa générosité.
Maître Jean acclamait sa payse avec frénésie, les cris de Noël à Jeanne ! Noël à la libératrice d’Orléans ! éclatèrent comme un tonnerre ; et presque soulevée, elle et son cheval, par le flot populaire, Jeanne arriva devant la maison de maître Jacques Boucher. Debout, au seuil de sa porte, ayant près de lui sa femme et sa fille Madeleine, il attendait sa jeune hôtesse, et l’introduisit, ainsi que les échevins et les capitaines, dans une grande salle, où était préparé un somptueux souper pour la brillante chevauchée ; mais, timide et réservée, la Pucelle dit à maître Jacques Boucher :
– Merci à vous, messire, je ne souperai pas… s’il plaisait à votre damoiselle de me mener dans la chambre où je dois coucher et de m’aider à me désarmer, je lui serais reconnaissante. Vous m’enverriez seulement, messire, un peu de pain coupé en tranches dans de l’eau et du vin… cela me suffira(61), je dormirai ensuite ; il faut que demain matin je sois éveillée au petit jour, afin d’aller visiter les retranchements ennemis avec maître Jean-le-Coulevrinier.
La Pucelle, selon son désir, se retira conduite par Madeleine, fille de Jacques Boucher. Celle-ci, d’abord saisie d’un respect craintif à la vue de la guerrière inspirée, fut bientôt tellement enchantée de sa douceur, de sa simplicité, qu’elle lui proposa naïvement de partager sa chambre durant son séjour à Orléans. Jeanne accepta cette offre avec joie, toute heureuse de rencontrer une compagne qui déjà lui agréait beaucoup ; Madeleine l’aida gentiment à se désarmer, lui apporta sa frugale réfection, et au moment de se mettre au lit, Jeanne lui dit :
– Maintenant que je vous connais, vous et vos parents, Madeleine, je suis bien plus aise encore que Dieu m’ait envoyée pour secourir la bonne ville d’Orléans(62).
La Pucelle s’agenouilla au chevet de son lit, fit sa prière du soir, invoqua ses chères saintes, appelant avec un soupir de regret leurs bénédictions sur sa mère, sur son père, sur ses frères, et s’endormit d’un paisible sommeil, tandis que Madeleine resta longtemps éveillée, contemplant avec une muette et tendre admiration la douce héroïne.
JOURNÉE DU SAMEDI 30 AVRIL 1429.
Un peu avant le point du jour, maître Jean le coulevrinier, exact au rendez-vous de la veille, se trouvait devant la porte du logis de Jacques Boucher ; au bout d’un instant, Jeanne, déjà levée, entr’ouvrit la fenêtre de sa chambre, située au premier étage, regarda dans la rue, encore assez obscure, et à demi-voix cria :
– Hé ! maître Jean, êtes-vous là ?
– Oui, ma vaillante payse, – répondit le Lorrain ; – je vous attends depuis un moment.
Bientôt Jeanne sortit de la maison et vint rejoindre le coulevrinier. Elle n’avait pas revêtu son armure de bataille ; mais une légère maille de fer ou jaseran, qu’elle portait par-dessus sa tunique ; sa capeline remplaçait son casque. Elle tenait son bâton à la main et portait sur son épaule un court manteau, dont elle voulait s’envelopper à son retour, afin de n’être pas reconnue et de se soustraire ainsi aux ovations populaires. Elle pria maître Jean de faire avec elle le tour de la ville en dehors des remparts, afin de se rendre compte de la position et de la force des retranchements ennemis ; elle partit avec son guide, traversa les rues, encore désertes, et, sortant par la porte Banier, commença son excursion. Douze formidables redoutes (ou bastilles) entouraient la ville du côté de la Beauce et du côté de la Sologne, à petite portée de bombarde ; les plus considérables de ces ouvrages d’attaque se nommaient la bastille Saint-Laurent, à l’ouest ; celle de Saint-Pouaire, au nord ; celle de Saint-loup, à l’est, et celles de Saint-Privé, des Augustins et de Saint-Jean-le-Blanc, au sud et de l’autre côté de la Loire. Puis, en face de la tête du pont, protégé du côté des assiégés par un boulevard fortifié, les Anglais avaient élevé un formidable château-fort flanqué de tours en charpentes, qu’ils appelaient les Tournelles. Toutes ces redoutes, munies de nombreuses garnisons, étaient entourées de fossés larges, profonds, et d’une ceinture de palissades plantées au pied d’épais remparts de terre, couronnées de plates-formes aux embrasures armées de bombardes et de balistes destinées à lancer des traits. Ces bastilles, distantes les unes des autres de deux ou trois cents toises, cernaient complètement Orléans, coupaient ou dominaient les routes et la rivière en amont.
Jeanne Darc interrogea longuement le coulevrinier sur la manière de combattre des Anglais logés dans les redoutes, dont elle s’approcha plusieurs fois avec une tranquille audace, afin de juger par elle-même des moyens de défense des assiégeants ; durant cet examen, elle faillit être atteinte par une volée de traits lancés de la bastille Saint-Laurent. Elle ne s’émut pas, sourit en voyant les flèches tomber à quelques pas d’elle, et étonna non moins maître Jean par le calme de sa bravoure que par la netteté de ses observations ; elles révélaient une surprenante aptitude militaire, un coup d’œil rapide et sûr. Entre autres choses, elle dit au coulevrinier, après s’être enquis de lui de la façon dont on avait jusqu’alors guerroyé, qu’il lui semblait qu’au lieu d’attaquer, ainsi que par le passé, plusieurs redoutes à la fois dans des sorties générales, il vaudrait mieux concentrer les troupes sur un seul point, attaquer ainsi successivement les bastilles les unes après les autres, avec certitude de les emporter, puisqu’elles ne pouvaient contenir dans leur enceinte qu’un nombre limité de défenseurs, tandis qu’en rase campagne rien ne bornait le nombre des assaillants, leur masse réunie pouvant être trois à quatre fois supérieure en force à la garnison de chaque redoute prise isolément.
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