Jeanne témoignait enfin, par une foule de remarques, de cette intuition extraordinaire dont sont doués les grands capitaines ; le coulevrinier, de plus en plus surpris d’une pareille vocation guerrière, s’écriait :

– Hé, payse ! dans quel livre avez-vous donc appris tout cela ?

– Dans le livre où me fait lire le Seigneur Dieu en m’inspirant(63), – répondait naïvement Jeanne.

Pendant que la Pucelle, examinant ainsi les retranchements ennemis, méditait, mûrissait son plan de bataille, le sire de Gaucourt, nommé chef des troupes royales envoyées à Orléans, méditait, mûrissait son œuvre de ténèbres et de trahison, dès longtemps machinée avec ses deux complices du conseil du roi, La Trémouille et l’évêque de Chartres. Au point du jour, Gaucourt alla visiter les capitaines les plus influents ; l’envie, la méchanceté, suppléèrent à la finesse dont il manquait. Soigneusement endoctriné, d’ailleurs, par La Trémouille, il s’adressa aux plus mauvaises passions de ces gens d’épée, leur rappela le délirant enthousiasme avec lequel Jeanne avait été reçue la veille par la population, par la milice urbaine, par leur propre soldatesque ; n’avaient-ils pas, eux guerriers célèbres, été humiliés du triomphe de cette paysanne, de cette gardeuse de bétail ? Le fol espoir que l’on mettait en cette visionnaire n’était-il pas un sanglant outrage à leur renommée ? Ne se sentaient-ils pas blessés, courroucés de cette pensée, que leurs compagnies, jusqu’alors abattues, découragées, semblaient s’enflammer d’ardeur au seul aspect de cette fille de dix-sept ans, même avant qu’elle eût livré son premier combat ? Ces insidieuses paroles trouvèrent un écho dans l’âme perverse de plusieurs de ces capitaines ; et, ainsi que cela s’est déjà rencontré, se rencontrera toujours chez les chefs de guerre assez dévorés d’envie pour sacrifier le salut de la patrie à leur exécrable orgueil, pour préférer la perte de la bataille au succès d’un rival, les hommes à qui s’adressait Gaucourt ouvrirent l’oreille à ses insinuations perfides. Ils se souvinrent avec amertume de l’ovation dont la Pucelle s’était vue l’objet, tandis qu’il n’y avait eu pour eux ni une acclamation, ni un regard de la foule ; ils convinrent, sinon de refuser ouvertement leur concours à la Pucelle, refus dangereux pour leur vie peut-être, en l’état d’exaltation où se trouvaient le populaire et la milice d’Orléans, mais d’entraver souterrainement les projets de Jeanne, d’empêcher leur réussite et de lui opposer toujours, contrairement au sien, l’avis du conseil de guerre. Seuls, Dunois et Lahire, sans cependant rompre ouvertement, loyalement, avec ces traîtres en les dénonçant à la vindicte publique, soutinrent qu’il était politique de mettre promptement à profit l’exaltation, inspirée à la population et à la soldatesque par la présence de la Pucelle, qu’il fallait la seconder si elle faisait preuve d’un véritable génie militaire. Malgré ces observations, la majorité des chefs de guerre persévéra dans son mauvais vouloir contre la jeune fille de Domrémy, qu’ils jalousaient vilainement ; Gaucourt augura bien de ses noirs projets, sans pourtant oser encore s’ouvrir à ses complices sur cette machination infâme : « Faire tomber la Pucelle entre les mains des Anglais, en l’abandonnant dans une sortie et relevant le pont-levis derrière elle… » ainsi que cela devait, hélas ! arriver un jour, fils de Joel…

*

* *

Jeanne, après sa longue excursion au dehors d’Orléans en compagnie de maître Jean, qui retourna tôt et vite à ses deux chères couleuvrines, Riflard et Montargis, afin de fêter à sa façon la bienvenue de sa payse, en envoyant aux Anglais force boulets meurtriers ; Jeanne dit à Gaucourt et à d’autres, qui vinrent la voir, qu’elle s’était recueillie, que ses voix lui conseillaient d’attaquer le lendemain dimanche matin, avec toutes les forces de l’armée réunies, la bastille des Tournelles, afin de dégager d’abord la tête du pont d’Orléans ; l’on assurerait ainsi du côté de la Beauce le ravitaillement de la ville, où les vivres commençaient à manquer, et l’on faciliterait l’entrée des renforts que l’on pourrait recevoir de Tours ou de Blois. Les capitaines, religieux hommes s’il en fut, se signèrent en entendant la Pucelle, fille de Dieu, proposer cette énormité : combattre un dimanche ! Ne serait-ce pas, objectaient-ils à Jeanne, inaugurer ses armes par un sacrilège ? Quant à eux, leur main se sécherait plutôt que de tirer l’épée en ce jour, dévolu au repos de par les commandements de leur sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine. En vain Jeanne s’écria : – Eh ! messires ! celui-là prie… qui combat pour le salut de la Gaule !… – les capitaines demeurèrent inébranlables dans leur foi orthodoxe à la pieuse observance du repos dominical. Jeanne se vit obligée, bien à regret, de remettre le combat au lundi ; mais, voulant tenter encore, grâce à ce retard, d’éviter l’effusion du sang, qu’elle abhorrait, elle pria Daulon, son écuyer, d’écrire sous sa dictée une nouvelle lettre de quelques lignes ; elle voulait l’adresser aux Anglais, la première leur ayant été envoyée de Blois par un héraut. La missive écrite et signée de son nom, Jeanne y apposa, en manière de contre-seing, sa croix en Dieu ; mit le parchemin dans sa pochette, et engagea les capitaines à l’accompagner sur le boulevard ou retranchement élevé vers le milieu de la Loire, en face de la grande bastille des Tournelles, occupée par les Anglais ; la guerrière voulait examiner de nouveau cette importante position, en prévision de l’assaut du lundi. Son désir fut obéi ; elle se rendit avec plusieurs chefs de guerre à la porte du châtelet de la rivière, au milieu d’un grand concours de peuple et de soldats des bandes mercenaires non moins enthousiastes que la veille, demandant à grands cris la bataille, certains, disaient-ils, de vaincre sous les ordres de la Pucelle. Gaucourt et les capitaines affirmèrent que l’attaque aurait lieu le lundi ; cette réponse apaisa les clameurs. Ils arrivèrent avec Jeanne au boulevard du pont, si voisin des Tournelles, que la voix des assiégés pouvait être entendue des assiégeants. Bon nombre de miliciens d’Orléans se trouvaient de garde sur la plate-forme crénelée de leur retranchement, garni de balistes, engins de guerre destinés à lancer des traits et de grosses pierres ; ces bonnes gens, transportés de joie de voir la Pucelle parmi eux, l’entourèrent, s’écriant avec une valeureuse impatience : « À quand l’assaut ? » Elle le promit pour le lendemain et ordonna de hisser un drapeau blanc, afin de proposer ainsi une trêve d’une heure aux Anglais des Tournelles, à qui elle voulait, disait-elle, parler. Le pavillon de paix s’éleva dans les airs, les assiégeants répondirent par un signal pareil qu’ils acceptaient momentanément une suspension d’armes, plusieurs d’entre eux parurent aux embrasures de leur bastille, ignorant encore le voisinage de Jeanne. Elle prit une grosse flèche appelée carreau dans l’une des trousses suspendues à chaque baliste, fit pénétrer le fer du trait à travers le parchemin sur lequel était écrite la missive apportée par elle dans sa pochette, et l’ayant ainsi assujettie, elle remit la flèche à l’un des balistiers, le priant de la lancer dans les Tournelles, au moyen de la machine de guerre ; puis, montant debout et bien en vue sur le parapet, Jeanne cria aux Anglais :

– Écartez-vous, afin de n’être pas blessés par la flèche où est attachée la lettre que moi, Jeanne, je vous écris. Lisez… c’est du nouveau(64).

La baliste joua, le trait siffla et porta dans le retranchement ennemi la missive de Jeanne, ainsi conçue :

« Vous tous, gens d’Angleterre, qui n’avez aucun droit sur le royaume de France, moi, Jeanne, je vous mande ceci, de par Dieu : Abandonnez vos bastilles et retournez dans votre pays, sinon je vous ferai un tel dommage, que vous vous en souviendrez éternellement. Voici la seconde fois que je vous écris… c’est assez…

JEANNE(65). »

Les soldats anglais, instruits par leurs espions de l’enthousiasme incroyable et menaçant excité dans Orléans par l’arrivée de la Pucelle, commençaient à la croire non point inspirée de Dieu, mais du diable ; déjà leurs chefs ne combattaient pas sans efforts cette dangereuse superstition. Aussi, apprenant par sa missive que la Pucelle se trouvait si près d’eux, les plus timides pâlirent, les autres poussèrent des imprécations furieuses. L’un de ces forcenés, capitaine anglais de grand renom, appelé Gladescal, homme d’une taille colossale, tenait encore à la main la lettre de la Pucelle, il lui montrait le poing en écumant de rage.

– Toi et tes hommes, abandonnez votre bastille, – lui cria Jeanne de sa voix douce et grave, – rendez-vous tous à merci, vous aurez la vie sauve, à condition de vous en aller dans votre pays(66).

À ces paroles de paix, Gladescal et ses soldats répondirent par une nouvelle explosion de huées, de malédictions, de menaces. La voix de stentor de Gladescal dominant toutes les autres, il criait à tue-tête : – Je te ferai rôtir, sorcière endiablée !

– Si tu peux me prendre ! – répondit Jeanne avec son courage tranquille. – Mais moi, si je peux te vaincre, et je le pourrai, de par Dieu ! je te bouterai hors de France, toi et tous les tiens, à grand renfort de horions, puisque tu refuses de te rendre à merci(67).

– Retourne garder tes vaches, vile serve ! – hurla Gladescal ; – va-t’en, triple paillarde ! tu n’es que la p…… des Armagnacs(68) !

– Oui, oui, – répétèrent les Anglais en redoublant de huées, – va-t’en garder tes vaches ! va-t’en, ribaude ! infernale sorcière ! tu es la p…… des Armagnacs !

Ces immondes et obscènes injures, à elle adressées à la face de tous, ne pouvaient atteindre la vierge guerrière, forte de la conscience de son irréprochable pureté ; mais elles blessèrent cruellement cette pudeur exquise, l’un des traits les plus saillants de son naturel, et la pauvre fille se prit à pleurer(69).

Plusieurs des capitaines qui accompagnaient Jeanne souriaient méchamment, espérant que les ignobles invectives des Anglais la flétriraient aux yeux des miliciens d’Orléans et des soldats témoins de ces outrages ; il n’en fut rien : émus de sa beauté virginale, de son regard céleste, de ses larmes touchantes, éprouvant enfin ce religieux respect que sa personne inspirait à tous ceux qui l’approchaient, ils ne purent contenir leur indignation ; enflammés de courroux, ils se précipitent aux créneaux et, menaçant du poing les Anglais, leur rendent injure pour injure, criant avec exaltation :

– Noël ! Noël à Jeanne-la-Pucelle !…

– Nous vous écharperons, truands ! pourceaux d’Angleterre !

– Jeanne vous boutera hors d’ici, goddons que vous êtes !

Quelques balistiers même, dans leur exaspération, oubliant la trêve, firent jouer leurs machines de guerre, chargées de traits ; l’ennemi répondit à cette agression par une volée de flèches. La vierge guerrière, insoucieuse du danger, ne bougea du parapet, semblant défier la mort d’un regard serein ; deux hommes furent blessés à ses côtés, le hasard l’épargna. Les miliciens, la couvrant de leurs corps, la forcèrent de descendre du parapet, la suppliant de ménager ses jours pour le grand assaut du lundi ; tandis que la plupart des Anglais, attribuant à une cause surnaturelle le hasard qui venait de protéger la Pucelle contre une décharge meurtrière, se persuadèrent de plus en plus qu’elle était sorcière, et éprouvèrent un redoublement de crainte superstitieuse.

JOURNÉE DU DIMANCHE 1er MAI 1429

Jeanne, n’ayant pu vaincre le mauvais vouloir des capitaines, qu’elle ne soupçonnait pas encore, et les déterminer à attaquer le dimanche matin les retranchements, s’en alla au point du jour examiner de nouveau les positions de l’ennemi en compagnie de maître Jean le coulevrinier ; elle l’affectionna bientôt singulièrement ; plus tard, il l’accompagna dans presque toutes ses autres batailles, chargé par elle du commandement de l’artillerie. Le canonnier devait à sa longue expérience du siège d’Orléans des connaissances approfondies en ce qui touche l’attaque et la défense des places fortes ; Jeanne, douée d’un esprit incroyablement pénétrant en ce qui touchait les choses de la guerre, tira en peu de temps grand profit du savoir pratique de maître Jean. De retour de son excursion matinale, la Pucelle se rendit à la cathédrale de Sainte-Croix, elle y entendit la messe et communia, au milieu d’un immense concours de peuple, frappé de sa modestie et de sa piété. À son retour chez Jacques Boucher, elle se plut à aider, durant l’après-midi, dans leurs travaux d’aiguille, Madeleine et sa mère, qui, surprises et charmées de voir cette guerrière dont on attendait le salut de la ville… du royaume ! se montrer si ingénue, si avenante et si habile dans les travaux de son sexe, la chérissaient d’heure en heure davantage ; plus d’une fois elle fut obligée d’interrompre l’ouvrage de couture dont elle s’occupait, afin d’apparaître à l’une des croisées du logis, appelée à grands cris par les clameurs de la multitude idolâtre assemblée aux abords de la demeure du trésorier.

Vers le soir, les capitaines jaloux ou ennemis de la Pucelle, réunis en conseil, décidèrent que l’attaque projetée pour le lundi matin n’aurait pas lieu ; il était indispensable, selon eux, d’attendre un renfort amené de Blois par le maréchal de Saint-Sever, et qui devait tâcher d’entrer dans Orléans durant la nuit du mardi. Ce nouveau retard, dont elle fut instruite par l’un des chefs de guerre, affligea profondément Jeanne ; guidée par son excellent bon sens, elle trouvait ces lenteurs désastreuses ; c’était, selon elle, risquer de laisser refroidir l’ardeur des troupes, ranimées par sa présence, et donner aux Anglais le temps de se remettre de leur stupeur. Car, de plus en plus consternés de ce que l’on racontait de prodigieux sur la Pucelle, ils n’avaient pas osé, depuis son arrivée à Orléans, sortir de leurs bastilles pour venir, selon leur habitude, escarmoucher contre la ville. Mais Jeanne, obligée d’en référer à la volonté des chefs de guerre, contre qui elle ne songeait pas encore à lutter, dut se résigner à ce nouveau retard.