Hélas ! il se trouvait « – presque sans abri pour reposer sa tête, abandonné de tous, et bientôt forcé de fuir du royaume de ses ancêtres ; – » ainsi l’avait dit le messager.
Jeannette, qui, depuis quelque temps, se prenait souvent à pleurer sans cause, pleura les infortunes de son roi et s’endormit en priant ses chères saintes et saint Michel archange d’intercéder auprès du Seigneur Dieu en faveur de ce pauvre jeune prince. Ces pensées poursuivirent la bergerette jusque dans ses rêves, rêves bizarres où elle voyait tantôt le dauphin de France, beau comme un ange des cieux, lui sourire avec tristesse et bonté, tantôt des hordes d’Anglais, armés de torches et d’épées, marcher, marcher, laissant derrière eux un long sillon de sang et de flammes.
*
* *
Jeannette s’éveilla ; mais, l’imagination vivement frappée du souvenir de ses songes, elle ne put s’empêcher de penser beaucoup au gentil dauphin de France, et d’éprouver grand’pitié pour lui. Le jour venu, elle rassembla les brebis qu’elle menait chaque matin au pacage, et les conduisit vers le vieux bois chesnu, où elles trouvaient ombre fraîche et herbe fleurie. Pendant qu’elles paissaient, elle s’assit près de la fontaine aux Fées, ombragée par un hêtre séculaire, puis fila machinalement sa quenouille.
Au bout de peu d’instants, Sybille, marraine de Jeannette, vint aussi à la fontaine, portant sur son dos une grosse liasse de chanvre ; elle venait, afin de le rouir, le placer dans le ruisseau formé par l’écoulement de la source. Quoique les gens simples crussent Sybille sorcière, ses traits ne rappelaient en rien ceux que l’on prête aux vieilles femmes possédées du malin esprit : nez crochu, menton fourchu, regard de chouette et sourire ténébreux. Non, rien de plus vénérable que le pâle visage de Sybille, encadré de cheveux blancs ; ses yeux bleus brillaient d’un feu concentré, lorsqu’elle disait les antiques légendes ou les héroïques bardits de l’Armorique, sa terre natale. Sans croire aucunement à la magie, Sybille avait une foi profonde à certaines prophéties des anciens bardes gaulois ; de même que les chrétiens ont foi aux prophéties de leurs Écritures qu’ils appellent saintes. Fidèle à la croyance druidique de nos pères, la marraine de Jeannette savait que l’on ne meurt jamais et que l’on va continuer de vivre à l’infini, âme et corps, dans les étoiles, mondes nouveaux et mystérieux. Mais, respectant la religion de sa filleule, jamais Sybille ne cherchait à jeter le trouble ou le doute dans la croyance de cette enfant. Elle l’aimait tendrement, toujours prête à lui raconter quelque légende écoutée par Jeannette avec recueillement. Ainsi se développait en elle cet esprit contemplatif, réfléchi, rare à son âge et non moins frappant que la précocité de son intelligence.
*
* *
La bergerette filait machinalement sa quenouille, suivant ses brebis d’un regard distrait ; elle ne vit ni n’entendit Sybille. Celle-ci, après avoir déposé à quelques pas de là et maintenu sous des pierres son chanvre exposé au courant du ruisseau, s’approcha doucement et donna un baiser sur le cou penché de sa filleule qui poussa un léger cri et dit ensuite en souriant : – Ah ! marraine. Vous m’avez fait grand’peur !
– Tu n’es pourtant pas peureuse ! ! tu as été plus brave que moi l’autre jour en courant après une grosse vipère et en l’écrasant à coups de pierre !
– Elle pouvait mordre quelqu’un…
– À quoi pensais-tu donc tout à l’heure ? tu ne t’es pas aperçue de ma venue ?
– Hélas ! je pensais à quelque chose de triste…
– Mais encore ?
– Le gentil dauphin, notre sire… qui est si doux, si beau, si vaillant, et cependant si malheureux par la faute de sa mauvaise mère, sera peut-être forcé d’abandonner la France par la cruauté des Anglais !
– D’où sais-tu cela ?
– Un messager s’est hier arrêté à la maison ; il nous a parlé du mal que font les Anglais dans les pays d’où il vient et des peines de notre jeune sire. Oh ! marraine, je me sentais aussi apitoyée sur lui que s’il était mon frère, je n’ai pu m’empêcher de pleurer avant de m’endormir… Hélas ! le messager revenait toujours à dire que la mère de notre gentil dauphin était fautive de ces grands maux, et que cette méchante femme avait perdu la Gaule…
– Il a dit cela, le messager ? – reprit Sybille, tressaillant à un souvenir soudain ; – il a dit qu’une femme avait perdu la Gaule ?
– Oui, oui. Et il nous racontait que, par sa faute, à elle, les Anglais font endurer misères sur misères aux gens des campagnes ; ils les pillent, ils les tuent, ils mettent le feu à leurs maisons ; ils sont sans merci pour les femmes, pour les enfants ; ils emmènent le bétail des laboureurs. – Et Jeannette suivait d’un œil inquiet ses blanches brebis. – Ah ! marraine, le cœur me saignait en écoutant le messager raconter les infortunes de notre jeune sire et du pauvre monde de ces contrées… Mon Dieu ! faut-il qu’une méchante femme ait causé tant de maux !
– Une femme a fait le mal, – répondit Sybille en hochant la tête d’un air pensif ; – une femme réparera le mal…
– Comment donc cela ?
– Une femme a perdu la Gaule, – reprit Sybille de plus en plus rêveuse et le regard errant dans l’espace ; – une jeune fille sauvera la Gaule… La prédiction va-t-elle donc s’accomplir ?
– Quelle prédiction, marraine ?
– La prophétie de MERLIN… un barde de Bretagne.
– Et quand l’a-t-il faite cette prophétie ?
– Il y a mille ans et plus.
– Mille ans et plus !… Merlin était donc un saint, marraine ?
Sybille, absorbée dans ses pensées, ne parut pas entendre la question de la bergerette ; et, le regard toujours errant dans l’espace, elle se mit à murmurer d’une voix lente et accentuée ce vieux chant de l’Armorique :
« – MERLIN… MERLIN… MERLIN… Où allez-vous si matin avec votre chien noir ?
» – Je viens chercher ici… l’œuf rouge… l’œuf rouge du serpent marin…
» – Je viens chercher, dans la vallée, le cresson vert et l’herbe d’or…
» – Et la branche élevée du chêne… dans les bois, sur le bord de la fontaine(5). »
– La branche élevée du chêne… dans les bois, sur le bord de la fontaine ? – reprit Jeannette en regardant au-dessus et autour d’elle, frappée des paroles et de l’expression recueillie de la figure de Sybille ; – c’est comme ici, marraine… c’est comme ici !… – Puis, remarquant que la vieille Bretonne ne l’écoutait pas et paraissait plongée dans une sorte de contemplation intérieure : – Marraine, – ajouta-t-elle en posant doucement sa main sur le bras de Sybille, – marraine, quel est donc ce Merlin dont vous parlez ?…
– Un barde gaulois dont les chants sont encore chantés dans mon pays, – répondit Sybille en sortant de sa rêverie ; – on parle de lui dans nos plus anciennes légendes…
– Oh ! marraine, dites-m’en une, s’il vous plaît ? J’aime tant les entendre, vos belles légendes… Souvent j’en rêve !
– Allons, sois satisfaite, mon enfant, je vais te dire la légende d’un paysan qui épouse la fille d’un roi de Bretagne.
– Serait-il possible !… un paysan épouser la fille d’un roi !
– Oui ; et cela, grâce à la harpe et à l’anneau de Merlin… Écoute…
Et Sybille dit à sa filleule la légende suivante d’une voix basse et lentement rhythmée :
LA HARPE DE MERLIN LE BARDE(6).
« – Ma pauvre grand’mère, j’ai envie d’aller à la fête que donne le roi.
» – Non, Alain, vous n’irez pas à cette fête, non ; vous avez pleuré cette nuit en rêvant.
» – Ma pauvre petite mère, si vous m’aimez, vous me laisserez aller à la fête nouvelle.
» – Non ; en allant, vous chanterez ; en revenant, vous pleurerez.
» Alain, malgré sa grand’mère, est parti… »
– C’était mal à lui de désobéir, – dit Jeannette, écoutant, selon son habitude, avidement sa marraine ; – c’était mal à lui de désobéir à sa grand’mère !
Sybille baisa Jeannette au front et continua :
« Alain a équipé son poulain noir, – il l’a ferré d’acier poli, – il lui a attaché un anneau au cou, – un ruban à la queue, – et il est arrivé à la fête. – Comme il arrivait, les trompettes sonnaient, les crieurs criaient :
» – Celui qui franchira au galop, en un bond franc et parfait, la grande barrière du champ de foire, aura pour épouse la fille du roi… »
– La fille du roi ! il serait vrai ! – répéta la bergerette émerveillée en joignant les mains et abandonnant sa quenouille ; – la fille du roi !
« – En entendant ces mots du crieur, – poursuivit Sybille, – le poulain noir d’Alain hennit à tue-tête, bondit, s’emporta, souffla du feu par les naseaux, jeta des éclairs par les yeux, dépassa tous les autres chevaux et franchit la barrière d’un bond.
» – Sire, – dit Alain au roi, – vous l’avez juré, votre fille Linor doit m’appartenir.
» – Elle n’appartiendra ni à toi ni à tes semblables… paysan !… »
– Le roi avait promis et juré, – s’écria Jeannette ; – il mentait donc à sa parole ? Oh ! ce n’est pas le gentil dauphin notre sire qui mentirait à sa promesse ! n’est-ce pas, marraine ?
Sybille secoua mélancoliquement la tête et poursuivit :
« – Un vieil homme qui était auprès du roi, un vieil homme qui avait une longue barbe, plus blanche que la laine sur le buisson de la lande, et une robe galonnée d’argent tout le long, parla tout bas au roi, qui, l’ayant écouté, frappa trois coups de son sceptre pour que tout le monde fît silence, et dit à Alain :
» – Si tu m’apportes la harpe de Merlin, qui, par quatre chaînes d’or, est suspendue au chevet de son lit ; oui, si tu parviens à détacher cette harpe et à me l’apporter, tu auras ma fille peut-être… »
– Et cette harpe, marraine, où était-elle ? – demanda la bergerette, de plus en plus intéressée. – Comment donc faire pour l’avoir ?
– Écoute, mon enfant :
« – Ma pauvre grand’mère, – dit Alain en revenant à sa maison, – ma pauvre grand’mère, si vous m’aimez, vous me donnerez un conseil. Mon cœur est brisé.
» – Méchant garçon ! si tu m’avais écouté, si tu n’étais pas allé à cette fête, ton cœur ne serait pas brisé. Allons, ne pleure pas ; la harpe sera détachée. Voici un marteau d’or, va…
» Alain part et revient au palais du roi disant : – Bonheur et joie ! me voici derechef ; j’apporte la harpe de Merlin… »
– Il avait donc pu prendre la harpe ? – dit Jeannette ébahie. – Et où ?… et comment l’avait-il prise, marraine ?
Sybille mit d’un air mystérieux un doigt sur ses lèvres et poursuivit :
« – J’apporte la harpe de Merlin, – dit Alain au roi ; – sire, votre fille Linor doit être à moi, vous l’avez promis.
» Quand le fils du roi entendit cela, il fit la moue et parla tout bas à son père ; le roi, l’ayant écouté, dit à Alain :
» – Si tu m’apportes l’anneau que Merlin a à la main droite, tu auras ma fille Linor… »
– Quoi ! marraine, manquer deux fois à sa promesse ? Ah ! c’est mal de la part du roi !… Et le pauvre Alain, que va-t-il devenir ?…
« – Alain, – reprit Sybille, – s’en retourne en pleurant et va trouver bien vite sa grand’mère.
» – Hélas ! grand’mère, le seigneur roi avait dit… et voilà qu’il s’est dédit !
» – Ne te chagrine pas ainsi, cher enfant ! Prends un rameau qui est là dans mon petit coffre, où il y a douze feuilles, – douze feuilles vermeilles aussi brillantes que de l’or, – et que j’ai été sept nuits à chercher en sept bois, il y a sept ans… »
– Qu’est-ce que c’était donc que ces belles feuilles d’or, marraine ? Les anges ou les saintes les avaient donc données à la grand’mère d’Alain ?
Sybille secoua négativement la tête et continua sa légende.
« – Lorsqu’à minuit le coq a chanté, le cheval noir d’Alain l’attendait à la porte.
» – Ne crains rien, cher petit-fils, Merlin ne s’éveillera pas ; tu as mes douze feuilles d’or… Va vite.
» Le coq n’avait pas fini de chanter, que le poulain noir galopait sur le chemin… Le coq n’avait pas fini de chanter, que l’anneau de Merlin était enlevé… »
– Et cette fois, Alain a épousé la fille du roi, marraine ?
– Pas encore.
– Quoi ! pas encore ?
– Non.
Et Sybille poursuivit ainsi :
« – Le matin, au point du jour, Alain était près du roi, lui présentant l’anneau de Merlin. – Le roi, tout stupéfait, et tous ceux qui étaient là, disaient :
» – Voilà pourtant que ce jeune paysan a gagné la fille de notre sire !
» – C’est vrai, – dit le roi à Alain. – Mais je te demande une chose, – ce sera la dernière ; – si tu fais cela, tu auras ma fille et, de plus, tout le royaume de Léon.
» – Que faut-il faire, sire ?
» – Amener Merlin à la cour pour célébrer ton mariage avec ma fille… »
– Mon Dieu ! – dit la bergerette, s’émerveillant davantage encore, – comment cela va-t-il finir ?
« – Pendant qu’Alain était au palais, sa grand’mère voit passer Merlin devant sa maison.
» – Merlin, d’où viens-tu avec tes habits en lambeaux ? – Où vas-tu ainsi nu-tête et nu-pieds ? – Où vas-tu ainsi, vieux Merlin, avec ton bâton de houx ?
» – Hélas ! hélas ! je vais chercher ma harpe, consolation de mon cœur en ce monde. – Je vais chercher ma harpe et mon anneau, que j’ai perdus tous deux.
» – Merlin, Merlin, ne vous chagrinez pas ; votre harpe n’est pas perdue, – ni votre anneau non plus. – Entrez, Merlin, venez vous reposer et manger un morceau avec moi.
» – Je ne me reposerai, je ne mangerai rien au monde que je n’aie retrouvé ma harpe et mon anneau.
» – Merlin, entrez, votre harpe sera retrouvée ; – entrez, Merlin, votre anneau sera retrouvé.
» La grand’mère pria tant et tant Merlin, qu’il entra. – Lorsqu’au soir Alain revint à sa maison, le voilà qui tressaille d’épouvante en jetant les yeux sur le foyer, en y voyant Merlin assis la tête penchée sur sa poitrine ; Alain ne savait où fuir.
» – Ne crains rien, mon garçon, ne crains rien, Merlin dort d’un profond sommeil ; il a mangé trois pommes rouges que je lui ai cuites sous la cendre. – Maintenant, il nous suivra partout ; nous l’emmènerons devers notre seigneur le roi… »
– Et Merlin y est allé, marraine ?
– Oui. Écoute la fin de la légende.
« – Qu’est-il arrivé dans la ville, que j’entends tant de bruit ? – disait le lendemain la reine à sa suivante.
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