– Qu’est-il arrivé dans la cour, que la foule y pousse des cris de joie ?

» – Madame, c’est que toute la ville est en fête ; c’est que Merlin entre au palais avec une vieille, vieille femme, vêtue de blanc, grand’mère du jeune garçon qui doit épouser votre fille.

» Et la noce a été célébrée ; Alain a épousé Linor ; Merlin a chanté le mariage. Il y a eu cent robes de laine blanche pour les prêtres, – cent colliers d’or pour les chevaliers, – cent manteaux bleus de fête pour les dames, – et huit cents braies neuves pour les pauvres gens.

» Et tout le monde s’en est allé content. – Alain est parti pour le pays de Léon avec sa femme, sa grand’mère, et une suite nombreuse. – Mais Merlin a disparu ; Merlin encore une fois est perdu. – L’on ne sait ce qu’il est devenu ; – l’on ne sait quand reviendra Merlin !… »

*

* *

Jeannette avait écouté Sybille avec une profonde attention, frappée surtout de ce fait singulier : un paysan épousant la fille d’un roi ; dès lors, Jeannette s’excusait pour ainsi dire à ses propres yeux de penser si souvent, depuis la veille, à son jeune sire, si doux, si beau, si brave, et si malheureux par la faute de sa méchante mère et la cruauté des Anglais. Aussi, après un moment de silence, la bergerette dit à Sybille :

– Oh ! marraine, la belle légende !… Elle me semblerait encore plus belle si le bon sire de Léon, ayant à combattre un ennemi autant cruel que les Anglais, Alain le paysan avait sauvé son roi avant de se marier avec sa fille… Et Merlin ?… l’on ne sait pas ce qu’il est devenu ?

– Non. L’on assure qu’il doit dormir mille ans et plus… Mais avant de s’endormir, il a prédit que le mal qu’une femme ferait à la Gaule serait réparé par une jeune fille… une jeune fille de ce pays-ci

– De ce pays-ci, marraine ?

– Oui, des marches de la Lorraine ; et qu’elle naîtrait près d’un grand bois de chênes(7).

Jeannette, les mains jointes, saisie d’étonnement, regardait Sybille en silence, et songeait que, selon la prophétie de Merlin, la France serait sauvée par une jeune fille de la Lorraine, peut-être même de Domrémy ? Cette libératrice ne devait-elle pas descendre d’un antique bois chesnu ? Le village de Domrémy n’avoisinait-il pas une forêt de chênes séculaires ?

– Quoi ! marraine, – reprit la bergerette, – il serait vrai… Merlin a prédit cela ?

– Oui, – répondit Sybille, pensant que sans doute étaient venus les temps où devait s’accomplir la prophétie du barde gaulois ; – oui, il y a mille ans et plus, cette prédiction a été faite par Merlin.

– Et en quels termes, marraine ?… Le savez-vous ?

– Je le sais.

– Oh ! dites-le-moi, s’il vous plaît !

Sybille appuya son front sur sa main, se recueillit ; puis, d’une voix basse et lente, fit ainsi connaître à sa filleule cette mystérieuse prophétie, que l’enfant écouta dans un religieux silence :

LA PROPHÉTIE DE MERLIN.

« – Quand le soleil se couche, quand la lune brille, je chante.

» – Jeune, je chantais… devenu vieux, je chante encore…

» – L’on me cherche, et l’on ne me trouve pas…

» – L’on ne me cherchera pas, et l’on me trouvera…

» – Peu importe ce qui arrive…

» – Ce qui doit être sera !

*

* *

» – Je vois la Gaule perdue par une femme… je vois la Gaule sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, et d’un bois chesnu venue.

» – Je vois aux marches de la Lorraine une forêt profonde, une forêt de chênes où croît, près de la claire fontaine, l’herbe divine que le druide coupe avec une faucille d’or.

*

* *

» – Je vois un ange aux ailes d’azur, éclatant de lumière ; il tient en ses mains une couronne… une couronne royale.

» – Je vois un cheval de guerre aussi blanc que la neige.

» – Je vois une armure de bataille aussi brillante que de l’argent.

» – Pour qui cette couronne royale ? ce cheval ? cette armure ?

» – La Gaule, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnu venue.

*

* *

» – Pour qui cette couronne royale ? ce cheval ? cette armure ?

» – Oh ! que de sang ! il jaillit, il coule à torrents !… oh ! que je vois de sang ! que je vois de sang !

» – Il fume ! sa vapeur monte… monte comme un brouillard d’automne vers le ciel, où gronde la foudre, où luit l’éclair !

» – À travers ces foudres, ces éclairs, ce brouillard sanglant, je vois une vierge guerrière…

» – Elle bataille, elle bataille… et bataille encore, au milieu d’une forêt de lances ! elle semble chevaucher sur le dos des archers(8)

» Le cheval de guerre aussi blanc que la neige était pour la vierge guerrière !… pour elle était l’armure de bataille aussi brillante que l’argent !…

» – Mais pour qui la couronne royale ?

*

* *

» – La Gaule, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnu venue.

*

* *

» – À la guerrière le cheval et l’armure ! Mais à qui la couronne royale ? L’ange aux ailes d’azur la tient entre ses mains.

» – Le sang a cessé de couler par torrents, la foudre de gronder, l’éclair de luire.

» – Je vois un ciel serein ; les bannières flottent, les clairons sonnent, les cloches résonnent ; cris de joie ! chants de victoire !

» – La vierge guerrière reçoit des mains de l’ange de lumière la couronne royale.

» – Un homme agenouillé, portant long manteau d’hermine, est couronné par la vierge guerrière.

» – Peu importe ce qui arrive…

» – Ce qui doit être sera !…

» – La Gaule, perdue par une femme, est sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnu venue. »

*

* *

Jeannette, suspendue aux lèvres de Sybille, ne l’interrompit pas et écouta cette mystérieuse prophétie avec une émotion croissante ; son imagination, impressionnable et vive, se figurait la vierge de Lorraine revêtue de sa blanche armure, montée sur son blanc coursier, bataillant au milieu d’une forêt de lances, et, ainsi que le disait le chant prophétique, chevauchant sur le dos des archers. Puis, la guerre terminée, l’étranger vaincu, l’ange éclatant de lumière… (Saint Michel, sans doute, pensait la bergerette, qui, chaque dimanche, voyait à sa paroisse la fière statue de l’archange)… puis, l’étranger vaincu, l’ange éclatant de lumière, tenant la couronne royale, la donnait à la guerrière ; et, au bruit des clairons, des cloches, des chants de victoire, elle rendait sa couronne au roi… Et ce roi, quel pouvait-il être ? sinon le gentil dauphin de qui la mère avait causé les malheurs de la France !… Il ne venait pas à la pensée de la bergerette qu’elle serait un jour la vierge guerrière prophétisée par la légende ; mais le cœur de la naïve enfant battait de joie en songeant qu’elle serait Lorraine, la libératrice de la Gaule !

– Oh ! merci, marraine, de m’avoir conté cette belle légende ! – dit Jeannette, les larmes aux yeux et se jetant au cou de Sybille. – Matin et soir, je prierai Dieu, ses saintes, et saint Michel archange, de faire arriver bientôt la prophétie de Merlin. Enfin les Anglais seraient chassés de France ! notre jeune sire couronné, grâce au courage de la jeune Lorraine d’un bois chesnu venue !… Mais cela se verra-t-il jamais ?

– Merlin l’a dit, mon enfant : Peu importe ce qui arrive… ce qui doit être sera…

– Et pourtant, – reprit la bergerette après un moment de réflexion, – une jeune fille chevaucher, batailler, commander à des gens d’armes, comme un capitaine ? est-ce que c’est possible ?…

– Oui, certes. Jadis, mon père a connu, en notre contrée de Bretagne, la femme du comte de Montfort, vaincu et fait prisonnier par le roi de France ; elle s’appelait Jeanne comme toi. Longtemps elle a vaillamment guerroyé sur terre ou sur mer, portant casque et cuirasse ; elle voulait sauver l’héritage de son fils, un enfant de trois ans. Oh ! l’épée ne pesait pas plus au bras de la comtesse Jeanne que la quenouille ne pèse aux mains d’une autre… Elle se battait en lionne défendant son lionceau !

– Quelle femme ! marraine, quelle femme !

– Il y avait bien d’autres guerrières, voilà de cela des cents et des cents ans ! elles venaient des lointains pays du Nord, sur des vaisseaux, assez hardies pour aller, en remontant la Seine, attaquer Paris ; on les appelait les Vierges aux Boucliers. Elles ne craignaient pas les plus braves soldats ; ceux qui voulaient les épouser devaient d’abord les vaincre par les armes !

– Voyez donc !… quelles furieuses !…

– Enfin, dans des temps encore plus anciens, les Bretonnes des Gaules suivaient leurs maris, leurs fils, leurs pères, leurs frères, à la bataille ; elles assistaient aux conseils de guerre ; et souvent elles combattaient jusqu’à la mort !…

– Marraine, est-ce que l’histoire d’Hêna, que vous m’avez racontée une fois, n’est pas une légende de ces anciens temps ?

– Si, mon enfant.

– Oh ! marraine, – reprit la bergerette avec une grâce caressante, – redites-moi-la donc encore cette légende ?… Hêna s’est montrée autant courageuse que le sera la jeune fille lorraine dont Merlin prédit la venue.

– Allons, – répondit Sybille en souriant, – encore cette légende, et je rentre à la maison. Mon chanvre est à rouir ; je reviendrai le chercher ce soir. Écoute la légende d’Hêna, puisqu’elle te plaît, ma petite Jeannette :

LA LÉGENDE D’HÊNA.

« – Elle était jeune, – elle était belle, – elle était sainte ; – elle a donné son sang à Hésus pour la délivrance de la Gaule. – Elle s’appelait Hêna, Hêna, la vierge de l’île de Sèn !

*

* *

» – Bénis soient les dieux ! ma douce fille, – lui dit son père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, – bénis soient les dieux, – puisque te voilà ce soir dans notre maison pour fêter le jour de ta naissance ! – Mais qu’as-tu ? – Je vois des larmes dans tes yeux.

*

* *

» – Si ma figure est triste, ma bonne mère, – si ma figure est triste, mon bon père, – c’est que je viens vous dire adieu et au revoir.

*

* *

» – Et où vas-tu, chère fille ? – Ton voyage sera donc bien long ? – Où vas-tu ainsi ?

*

* *

» – Je vais en ces mondes mystérieux que personne ne connaît et que tous nous connaîtrons ; – où personne n’est allé, – et où tous nous irons, – pour revivre avec ceux que nous avons aimés… »

– Ces mondes-là, – dit Jeannette, – c’est le paradis où sont les anges et les saintes du bon Dieu, n’est-ce pas, marraine ?

Sybille secoua la tête d’un air de doute sans répondre à sa filleule et continua le récit de sa légende :

« – En entendant Hêna leur dire adieu et au revoir, – son père et sa mère se regardèrent tristement ; – et s’attristèrent tous ceux de la famille, et aussi les petits enfants. – Hêna avait un grand faible pour l’enfance.

» – Pourquoi donc, chère fille, quitter ce monde-ci, – pour t’en aller ailleurs, – sans que l’ange de la mort t’appelle ?

» – Mon bon père, ma bonne mère, Hésus est irrité, – l’étranger menace notre Gaule bien-aimée ; – le sang innocent d’une vierge, offert par elle aux dieux, peut apaiser leur colère. – Adieu donc et au revoir, vous tous, mes parents, mes amis ; – gardez ces colliers, ces anneaux en souvenir de moi. – Que je baise une dernière fois vos têtes blondes, chers petits enfants. – Souvenez-vous d’Hêna, votre amie ; – elle va vous attendre dans les mondes inconnus.

» – Brillante est la lune, – immense est le bûcher ; – il s’élève auprès des pierres sacrées de Karnak. – La voilà… c’est elle… c’est Hêna !… – Elle monte sur le bûcher, sa harpe d’or à la main ; – elle chante ainsi :

» – Prends mon sang, ô Hésus ! et délivre mon pays de l’étranger ! – Prends mon sang, ô Hésus ! – Pitié pour la Gaule ! et victoire à nos armes !

» – Il a coulé le sang d’Hêna ! – Ô vierge sainte ! il n’aura pas en vain coulé, ton sang innocent et généreux !

» – Aux armes ! aux armes ! – Chassons l’étranger ! victoire à nos armes ! »

*

* *

Les yeux de Jeannette se remplirent de nouveau de larmes, et elle dit à Sybille, lorsque celle-ci eut achevé cette légende :

– Oh ! marraine, si le bon Dieu, ses saintes ou son archange me disaient : « – Jeannette, quoi aimerais-tu mieux, être Hêna ou la guerrière lorraine qui doit chasser ces méchants Anglais de la France et rendre sa couronne à notre gentil dauphin ?… »

– Que préférerais-tu, mon enfant ?

– J’aimerais mieux être Hêna.

– Pourquoi ?

– Elle a, pour délivrer son pays, offert son sang au bon Dieu, sans répandre celui de personne… et la guerrière de nos pays devra tant répandre de sang ! tant tuer de monde avant d’être victorieuse et de faire couronner notre pauvre jeune sire !… Ah ! marraine, – ajouta la bergerette en frémissant, – Merlin a dit qu’il voyait le sang couler à torrents et fumer comme un brouillard !…

Jeannette s’interrompit, se leva soudain, entendant à quelques pas, dans le taillis, un assez grand bruit, mêlé de bêlements plaintifs ; presque aussitôt, l’un de ses agneaux sortit effaré des buissons, poursuivi par un gros chien noir ; il n’aboyait pas, car il mordait à belles dents le mouton à la cuisse. Laisser sa quenouille, ramasser deux pierres, dont elle s’arma, courir bravement au chien, tel fut le premier mouvement de l’enfant, tandis que Sybille, effrayée, lui criait :

– Prends garde ! chien qui n’aboie pas a la rage mue !

Mais la bergerette, l’œil brillant, la figure animée, ne tint compte des avertissements de sa marraine, s’élança sur le chien, armée de ses deux pierres ; et, au lieu de les lui jeter, en l’assaillant ainsi de loin, elle se servit d’elles pour le frapper à tour de bras sur la tête, sur la mâchoire, si bien, si fort, qu’il abandonna l’agneau, prit la fuite, la gueule pleine de flocons de laine, et poussa des gémissements lamentables, toujours poursuivi par Jeannette, qui, ramassant de nouvelles pierres, l’en cribla, jusqu’à ce qu’il eût disparu à travers le fourré. Lorsqu’elle revint auprès de Sybille, celle-ci fut frappée de l’air intrépide de l’enfant. Sa coiffe, dénouée, laissait tomber sur ses épaules les tresses de ses cheveux noirs. Encore haletante de sa course, elle s’appuya un moment, essoufflée, aux roches moussues de la fontaine, ses bras pendants le long de sa jupe écarlate ; puis, avisant le mouton qui, saignant, palpitait sur l’herbe, la bergerette fondit en larmes ; son courroux fit place à la compassion. Elle alla puiser dans le creux de sa main de l’eau à la source, s’agenouilla devant l’agneau, lava sa plaie, disant tout bas :

– Notre gentil dauphin est innocent comme toi, pauvre agnelet ; et ces méchants chiens anglais voudraient le déchirer !…

Soudain les cloches de l’église de Domrémy commencèrent de sonner lentement dans le lointain. À ce bruit, qu’elle aimait passionnément, la bergerette, ravie, s’écria :

– Oh ! marraine, les cloches ! les cloches !…

Et Jeannette, en proie à une sorte d’extase, son agneau serré contre sa poitrine, prêtait l’oreille aux vibrations sonores que le vent matinal apportait jusqu’au vieux bois chesnu.

*

* *

Plusieurs semaines se passèrent. La prédiction de Merlin, le souvenir des malheurs du roi, des désastres de la France, ravagée par les Anglais, revinrent obstinément à la pensée de Jeannette ; car souvent ses parents s’entretenaient de ces tristes événements en sa présence. Aussi, durant les heures solitaires qu’elle passait aux champs ou aux bois avec son troupeau, parfois elle se prenait à répéter à voix basse ces passages de la prophétie du barde gaulois :

– La France, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnu venue.

Ou bien encore :

– Oh ! que de sang ! il jaillit, il coule à torrents… il fume et, comme un brouillard, monte vers le ciel, où gronde la foudre, où luit l’éclair !… À travers ces foudres, ces éclairs, ce brouillard sanglant, je vois une vierge guerrière.