Blanc est son coursier, blanche est son armure ; elle bataille et bataille encore au milieu d’une forêt de lances, et semble chevaucher sur le dos des archers !…
Et puis l’ange de lumière remettait la couronne royale aux mains de la guerrière, qui couronnait son roi au milieu des cris de joie et des chants de victoire !
Chaque jour, regardant des yeux de son esprit vers les frontières de la Lorraine, sans voir apparaître la vierge libératrice, Jeannette en vain suppliait ses bonnes saintes, sainte Marguerite et sainte Catherine, d’intercéder auprès du Seigneur Dieu pour le salut du gentil dauphin, dépossédé de son trône… en vain elle les suppliait d’obtenir la délivrance de ce pauvre pays de France, depuis tant d’années la proie des Anglais ; demandant ainsi au ciel avec ferveur l’accomplissement de la prophétie de Merlin, prophétie vraisemblable aux yeux de Jeannette, depuis que Sybille lui avait raconté les exploits de ces vierges guerrières venant des mers lointaines du Nord sur leurs vaisseaux et assiégeant Paris ; ou bien encore les vaillances de la comtesse Jeanne de Montfort, se battant comme une lionne pour défendre son lionceau ; ou bien enfin les actions héroïques de ces Gauloises des anciens temps, qui accompagnaient à la bataille leurs époux, leurs fils, leurs pères et leurs frères !
Jeannette atteignit les approches de sa quatorzième année, âge auquel les natures robustes, saines, fortement développées par les salubres fatigues de la vie rustique, entrent d’ordinaire dans la période de la puberté. Dès lors, sur le point de devenir jeunes filles, elles éprouvent en ce moment, si grave pour leur sexe, des anxiétés sans motif, de vagues tristesses, un impérieux besoin de solitude où elles donnent librement cours à des langueurs rêveuses, nouveautés dont s’inquiète leur pudique instinct, symptômes de l’éveil d’un cœur virginal, premières et confuses aspirations de la jeune fille vers les douces joies et les austères devoirs de l’épouse et de la mère, fins sacrées des destinées de la femme !…
Il n’en était pas ainsi de Jeannette : elle ressentait ces mystérieux symptômes ; mais sa candeur l’égarait sur leur cause. L’imagination remplie des merveilleuses légendes de sa marraine, qu’elle continuait de voir presque chaque jour à la fontaine de l’Arbre des Fées, l’esprit de plus en plus frappé des prophéties de Merlin, quoiqu’elle se crût étrangère à cette prédiction, Jeannette, dans la chaste ignorance de son âme, attribuait à la douloureuse et tendre pitié que lui inspiraient les malheurs de la Gaule et de son jeune roi ces vagues tristesses, ces larmes involontaires, ces aspirations confuses, signes précurseurs de l’âge pubère ; son cœur innocent commençait de battre, mais ne devait jamais battre que pour la France.
Jeanne Darc ne devait connaître qu’un amour… le saint amour de la patrie !…
*
* *
– Isabelle, – disait ce soir-là, d’un air sévère, Jacques Darc à sa femme, seul à seul avec elle au coin de leur foyer, – je ne suis point du tout satisfait de Jeannette : dans quelques mois elle aura quatorze ans ; grande et forte pour son âge, elle devient paresseuse. Hier, je lui faisais tirer de l’eau du puits, afin d’arroser les légumes de notre jardin ; vingt fois elle s’est arrêtée, les mains sur la corde des seaux, le nez en l’air et bayant aux corneilles. Il me faudra la relever rudement du péché de paresse.
– Jacques, écoute-moi. Ne t’es-tu pas aperçu que depuis quelque temps Jeannette est un peu pâle, n’a presque plus d’appétit, est souvent distraite, et devient de plus en plus taciturne ?
– Je ne me plains point de ce qu’elle parle peu, je n’aime pas les bavardes… Je me plains de sa paresse, de ses distractions ; je veux qu’elle redevienne laborieuse, active, comme par le passé ; sinon, je la corrigerai…
– Ce changement que nous remarquons dans notre fille ne provient pas de sa mauvaise volonté, mon ami.
– D’où provient-il donc ?
– Hier encore, vraiment inquiète de sa santé, j’ai interrogé Jeannette. Elle souffrait, m’a-t-elle dit, de violents maux de tête depuis quelque temps ; elle se sentait courbaturée sans avoir presque marché ; elle dormait à peine et éprouvait parfois des vertiges, pendant lesquels tout semblait tourner autour d’elle. Ce matin, en allant à Neufchâteau porter du beurre et des volailles, j’ai consulté frère Arsène, le chirurgien, sur l’état de Jeannette…
– Eh bien !
– Lorsque je lui ai eu appris de quoi elle se plaignait, il m’a demandé son âge. « – Treize ans et demi passés, – lui ai-je répondu. – Est-elle forte et d’une bonne santé ? – Oui, mon père, elle est forte et se portait très-bien avant ces changements que je remarque en elle et dont je m’inquiète. – Rassurez-vous, – m’a dit frère Arsène, – rassurez-vous, bonne mère, votre petite fille, bientôt sans doute, sera grande fille, en un mot sera formée. » Tu comprends, Jacques ?…
– Oui, oui…
« – À l’approche de cette crise, toujours si grave, – a ajouté frère Arsène, – les jeunes filles deviennent languissantes, rêveuses, souffrantes, taciturnes, recherchent la solitude ; les plus robustes deviennent mièvres, les plus laborieuses indolentes, les plus gaies tristes. Cela dure quelques mois, et ensuite elles reprennent leurs habitudes. Mais, – a ajouté frère Arsène, – il faut se garder, sous peine de graves accidents, de contrarier, de gronder votre fille en un tel moment ; l’on a vu des émotions trop vives arrêter ou supprimer pour toujours la crise salutaire que sollicite la nature ; et, en ce cas, se produisent de graves et souvent irréparables malheurs. Des jeunes filles sont ainsi devenues maniaques, idiotes ou folles. » Tu vois, Jacques, avec quels ménagements nous devons traiter Jeannette ?
– C’est différent. Tu as sagement fait de consulter frère Arsène ; aussi, je me reprocherais d’avoir tantôt durement morigéné cette enfant sur ses distractions et sa paresse, si ce soir, en m’embrassant comme de coutume avant d’aller se coucher, elle ne m’avait prouvé qu’elle ne songeait plus à mes reproches.
– Grâce à Dieu ! j’ai remarqué comme toi, Jacques, qu’elle paraissait pour toi aussi affectueuse que d’habitude…
Isabelle fut soudain interrompue par plusieurs coups frappés précipitamment à la porte extérieure de la maison, quoiqu’il fît nuit depuis longtemps.
– Qui peut venir frapper si tard chez nous ? – dit Jacques Darc, aussi surpris que sa femme, en se levant afin d’aller ouvrir la porte. À peine fut-elle entrebâillée, qu’un vieillard d’une figure vénérable et douce, mais en ce moment pâlie par l’épouvante, descendit en hâte de son cheval et s’écria tout essoufflé :
– Malheur à nous ! mes amis… les Anglais ! les Anglais !…
– Grand Dieu ! que dites-vous, mon oncle ! – reprit Isabelle, reconnaissant Denis Laxart, le frère de sa mère. – Les Anglais… Où sont-ils ?…
– Les troupes du roi de France viennent d’être complètement battues à la bataille de Verneuil ; les Anglais, renforcés dans la Champagne, débordent maintenant dans notre vallée… Voyez, voyez… – reprit Denis Laxart en attirant Isabelle et Jacques Darc au seuil de leur maison, et leur montrant à l’horizon, vers le nord, une grande lueur rougeâtre qui faisait paraître plus noires encore les ombres de la nuit, – le village de Saint-Pierre est déjà en flammes ; le gros de la troupe de ces brigands assiège Vaucouleurs, d’où j’ai pu m’échapper, – ajouta Denis Laxart. – Une de leurs bandes parcourt la vallée, mettant tout à feu, à sac et à sang sur leur passage !… Fuyez, fuyez !… emportez ce que vous avez de plus précieux… Le hameau de Saint-Pierre n’est qu’à deux lieues d’ici ; les Anglais viendront peut-être cette nuit à Domrémy… Je cours en hâte à Neufchâteau rejoindre ma femme et mes enfants, qui, depuis quelques jours, sont dans cette ville, chez une parente. Fuyez ! il en est temps ; sinon, avant deux heures, vous serez massacrés !… fuyez !…
Ce disant, Denis Laxart, éperdu, remonte à cheval, part à toute bride, laissant Jacques Darc et sa femme stupéfaits, terrifiés de l’invasion des Anglais ; car, jusqu’alors, ils ne s’étaient jamais approchés de la paisible vallée de la Meuse. Les fils du laboureur, éveillés en sursaut par les coups violemment frappés à la porte et par les éclats de voix de Denis Laxart, s’étaient vêtus à la hâte ; ils accoururent dans la chambre de Jacques Darc.
– Mon père, est-il donc arrivé quelque malheur ?
– Les Anglais ! – reprit Isabelle, livide d’effroi ; – nous sommes perdus ! mes pauvres enfants, c’est fait de nous !
– Le village de Saint-Pierre est en feu ! – s’écria le laboureur ; – voyez là-bas, au bord de la Meuse, vers le château de l’Ile, voyez ces grandes flammes ! Dieu nous soit en aide ! notre contrée va être ravagée comme le reste de la Gaule !
– Mes enfants, – dit Isabelle en courant vers deux coffres, – aidez-moi à rassembler ce que nous avons de plus précieux et sauvons-nous !
– Poussons nos bestiaux devant nous, – ajouta Jacques ; – si les Anglais s’en emparent ou les tuent, nous sommes ruinés ! Ah ! malheur à nous ! malheur à nous !
– Mais où fuir ? – dit Pierre, l’aîné des fils ; – de quel côté nous sauver, sans risquer de tomber entre les mains des Anglais ?
– Mieux vaut encore rester ici ! – reprit Jean. – Il ne peut nous arriver pire qu’en fuyant ; et nous tâcherons de nous défendre.
– Nous défendre ! fol enfant !… Veux-tu donc notre mort à tous ? Hélas ! le Seigneur Dieu nous abandonne !
Et pleurant, gémissant, la pauvre femme, la tête perdue, tirait en hâte des grands coffres, trop pesants pour être transportés au loin, et lançait pêle-mêle sur le plancher de la chambre les meilleures hardes de son mari et les siennes ; sa robe de noce, précieusement empaquetée ; des pièces de toile, d’étoffes de laine, filées ou tissées durant les veillées d’hiver ; la brassière de baptême de Jeannette, pieuse relique maternelle ; toutes choses, enfin, si précieuses à une ménagère. Elle mit à son cou une antique chaîne de vermeil, héritage de sa mère et sa parure aux jours de fête ; elle enfouit dans sa poche une petite tasse d’argent jadis gagnée par Jacques Darc au tir de l’arbalète. Jeannette s’étant, comme ses frères, vêtue précipitamment, entrait en ce moment ; son père et les deux jeunes garçons, sans s’occuper d’elle, se demandaient avec une anxiété croissante s’il valait mieux abandonner le village ou y attendre, à tout hasard, les Anglais. Puis, revenant au seuil de la porte ouverte, ils se montraient, désespérés, l’incendie qui, à deux lieues de là, finissait de dévorer le hameau de Saint-Pierre, sur le bord de la Meuse ; les flammes ne jaillissaient plus que par intervalle et par bouffées, s’élevant alors vers le ciel étoilé comme de grandes gerbes de feu. Et chacun de répéter en se lamentant :
– Maudits soient les Anglais ! malheur à nous !… Que faire ? que faire ?…
Jeannette, apprenant si soudainement l’invasion de l’ennemi, voyant au loin l’incendie, et sous ses yeux son père, ses frères, bouleversés par l’épouvante, sa mère, effarée, entassant en désordre tout ce que la famille pouvait emporter ; Jeannette, d’abord terrifiée, trembla de tout son corps, devint d’une pâleur mortelle ; ses yeux se noyèrent de larmes ; tout son sang affluant à son cerveau, elle éprouva un moment de vertige, un nuage passa devant sa vue, et, trébuchant, elle tomba, presque défaillante, sur un escabeau. Mais bientôt elle se releva, rappelée à elle-même par la voix de sa mère lui criant :
– Vite, vite, Jeannette, aide-moi à empaqueter ces hardes ! sauvons-nous ! les Anglais vont venir tout piller… tout tuer ici !… Sauvons-nous, mes enfants !…
– Nous sauver… mais où cela ? – dit Jacques Darc. – Nous pouvons rencontrer les Anglais sur la route… et c’est courir au-devant du danger !
– Restons ici, mon père, – reprit Jean, – et défendons-nous… Je l’ai déjà dit, c’est encore le meilleur parti à prendre…
– Mais nous sommes sans armes ! – s’écria Pierre ; – et ces brigands sont armés jusqu’aux dents !
– Que faire ? – reprenaient alors le laboureur et ses fils, – que faire ?… Seigneur Dieu, ayez pitié de nous ! secourez-nous !…
Isabelle n’écoutait, n’entendait ni son mari, ni ses fils ; elle ne songeait qu’à fuir à tout prix, courant çà et là dans la chambre, afin de s’assurer qu’elle ne laissait rien de transportable, ne pouvant se résigner à l’abandon de ses ustensiles de ménage en cuivre et en étain, si soigneusement fourbis par elle et étalés sur le dressoir, où ils brillaient comme de l’or et de l’argent.
Jeannette, à la suite d’un moment de frayeur et de défaillance, se leva, essuya ses yeux du revers de sa main, aida sa mère à empaqueter les objets épars sur le sol, et, s’élançant à la porte, contempla au loin les derniers reflets de l’incendie, qui rougissaient encore l’horizon dans la direction du château de l’Ile et du village de Saint-Pierre ; puis, après un instant de réflexion, elle revint vers Jacques Darc, et, guidée par son bon sens, dit d’une voix assurée : – Mon père, nous n’avons qu’un refuge… le château de l’Ile. La châtelaine est secourable ; nous n’aurons rien à craindre à l’abri des murailles de cette maison-forte, et son préau contiendrait vingt fois plus de bétail que nous n’en avons, nous et nos voisins.
– Jeannette a raison, – s’écrièrent les deux jeunes gens ; – allons au château de l’Ile. Nous passerons avec notre chariot et notre bétail dans le bac… Notre sœur a raison !
– Votre sœur est folle ! – reprit le laboureur en frappant du pied. – Les Anglais sont à Saint-Pierre, ils y mettent tout à feu et à sang !… aller là, c’est nous jeter dans la gueule du loup !
– Mon père, ce n’est pas à craindre ! – répondit Jeannette ; – les Anglais, après avoir brûlé ce village, l’auront abandonné.
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