Il nous faut plus de deux heures pour nous y rendre ; nous prendrons la vieille route de la forêt, nous ne risquerons pas de rencontrer l’ennemi de ce côté. Nous pourrons passer le bac… et nous réfugier au château.

– C’est juste, – dirent les deux garçons ; – une fois le mal accompli, ces brigands s’en vont, laissant les ruines derrière eux.

Jacques Darc parut ébranlé par le raisonnement de sa fille. Soudain, l’un des deux garçons s’écria, montrant au loin les premières clartés d’un nouvel incendie beaucoup plus rapproché de Domrémy :

– Voyez… Jeannette ne s’est pas trompée ; les Anglais ont abandonné Saint-Pierre, ils s’approchent d’ici par le chemin de la plaine, ils brûlent tout sur leur passage ; ils viennent de mettre le feu au hameau de Maxey !…

– Que Dieu nous soit en aide ! – reprit le laboureur. – Sauvons-nous et tâchons d’atteindre le château de l’Ile en suivant la vieille route de la forêt. Jeannette, cours à l’étable, rassemble tes brebis ; vous, mes fils, allez à l’écurie atteler nos deux vaches au chariot ; Isabelle et moi, nous transporterons les paquets dans la cour, pour les charger sur la voiture, tandis que vous vous occuperez de l’attelage… Vite, vite, mes enfants, avant deux heures, les Anglais seront ici… Hélas ! si jamais nous rentrons à Domrémy, hélas ! nous ne trouverons plus que les cendres de notre pauvre maison !…

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* *

La famille Darc n’avait pas été seule à s’apercevoir des ravages nocturnes des Anglais ; toute la paroisse fut bientôt sur pied, en proie à la consternation, à l’épouvante. Les plus effrayés, emportant quelques vivres, abandonnant tout ce qu’ils possédaient, s’enfuirent au fond des bois ; d’autres, espérant que les Anglais ne s’avanceraient peut-être pas jusqu’à Domrémy, hasardèrent de courir cette chance et restèrent au village ; d’autres, enfin, se décidèrent à chercher aussi un refuge dans le château de l’Ile. Bientôt la famille Darc quitta sa maison, Jeannette guidant ses moutons, qui obéissaient à sa voix ; Jacques conduisant le chariot, sur lequel était assise sa femme au milieu des paquets de hardes, de quelques sacs de blé et d’ustensiles de ménage entassés à la hâte ; les deux fils chargèrent sur leurs épaules les outils aratoires qu’ils pouvaient emporter. Cette fuite à travers les ténèbres, rougies à l’horizon par la réverbération des incendies, était navrante. Imprécations des hommes, gémissements des femmes, cris des enfants se pendant éplorés aux jupes de leurs mères, dont quelques-unes serraient contre leur sein un nouveau-né ; pêle-mêle effaré de paysans, de bétail, de chariots, se heurtant, s’encombrant, dans ce sauve-qui-peut d’une terreur nocturne… que dire enfin ?… c’était affreux ! Ces pauvres gens, laissant derrière eux leurs seules richesses, leurs greniers remplis de la dernière récolte, s’attendaient à les voir, avant la fin de la nuit, dévorés par les flammes, ainsi que l’humble demeure où ils étaient nés, où ils espéraient mourir. Ces désespoirs éclataient en sanglots, en plaintes douloureuses, et surtout en malédictions, en paroles de haine, de fureur contre les Anglais. Ce spectacle fit sur Jeannette une impression profonde, ineffaçable… les calamités de la guerre, pour la première fois, frappaient son esprit et ses yeux. Elle devait bientôt contempler ces désastres dans toute leur horreur !…

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Les fugitifs arrivèrent près du hameau de Saint-Pierre, situé au bord de la Meuse ; un amas de décombres noircis, quelques débris de charpente brûlants encore… voilà tout ce qui restait du village !… Jeannette, devançant ses brebis, s’arrêta soudain saisie d’épouvante…

À quelques pas de là fumaient les ruines d’une chaumière, abritée par un grand noyer aux feuilles roussies, aux branches charbonnées par l’incendie ; à l’une des branches de cet arbre pendait, la tête en bas, un homme attaché par les pieds au-dessus d’un brasier à demi éteint ; sa figure, corrodée par le feu, n’avait plus forme humaine ; ses bras raidis, contournés, témoignaient des tortures de son agonie. Non loin de lui, deux cadavres presque nus, celui d’un vieillard à cheveux blancs et celui d’un adolescent, gisaient étendus dans une mare sanglante ; ils avaient dû tenter de se défendre contre les Anglais ; le fer d’une cognée de bûcheron était à demi caché sous le cadavre du vieillard ; l’adolescent tenait encore entre ses mains crispées le manche d’une fourche. Enfin, une jeune femme, le visage caché sous d’épais cheveux blonds, arrachée sans doute en chemise de son lit, râlait sur un tas de fumier, les entrailles ouvertes, tandis qu’un enfant à la mamelle, oublié dans ce carnage, se traînait, avec des vagissements plaintifs, vers le corps ensanglanté de sa mère…

Jeannette resta pétrifiée d’horreur devant cette boucherie, devant ces victimes de l’incendie, du pillage, du viol, du massacre. Cet homme pendu par les pieds, la tête plongée dans un brasier, s’était sans doute refusé à révéler la cachette de son argent ; ce vieillard et cet adolescent, l’un le père, l’autre le frère de cette jeune femme, tués en voulant la défendre du dernier outrage, avaient vu leur fille, leur sœur, violée, éventrée, jetée expirante sur un fumier, où son petit enfant se traînait en vagissant.

Telle était la guerre féroce des Anglais contre la Gaule depuis plus d’un demi-siècle, depuis la défaite d’une lâche chevalerie à la bataille de Poitiers ! Jeannette ne put supporter l’épouvantable spectacle qui s’offrait à ses regards ; et, de nouveau frappée de vertige, elle chancela, s’affaissa sur elle-même. Pierre, son frère aîné, venant à quelques pas d’elle, la reçut défaillante entre ses bras et, aidé de son père, la plaça sur le chariot à côté d’Isabelle.

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La châtelaine du château de l’Ile, secourable femme, son mari, vaillant soldat, permirent aux fugitifs de Domrémy de camper, eux et leur bétail, dans les préaux, vastes dépendances de cette demeure fortifiée, presque inattaquable, située entre les deux bras de la Meuse ; malheureusement, les habitants du village de Saint-Pierre, surpris pendant leur sommeil, n’avaient pu gagner cet abri hospitalier. Les Anglais, après le ravage de la vallée, se repliant sur Vaucouleurs, concentrèrent leurs forces devant cette place, dont ils poussèrent activement le siège. Quelques-uns des paysans réfugiés dans le château de l’Ile, et parmi eux Pierre, l’un des frères de Jeannette, allèrent, pendant la nuit, à la découverte le surlendemain de leur fuite ; ils rapportèrent la nouvelle du départ de l’ennemi, qui, las sans doute d’incendie et de carnage, s’était éloigné de Domrémy sans y mettre le feu, après avoir pillé les maisons et tué quelques habitants. La famille Darc et les autres fugitifs, de retour au village, tâchèrent de réparer leurs désastres.

Jeannette, durant son séjour au château de l’Ile, avait été constamment en proie à un accès de fièvre ardente ; tantôt, durant son délire, elle invoquait sainte Catherine et sainte Marguerite, ses bonnes saintes, croyant les voir près d’elle et leur demandant à mains jointes de mettre terme aux férocités des Anglais, tantôt, la scène affreuse du hameau de Saint-Pierre se retraçant à son cerveau troublé, elle poussait des cris d’effroi ou sanglotait à la vue des victimes qui lui apparaissaient livides, sanglantes ; tantôt, enfin, le regard étincelant, la joue empourprée, elle parlait avec exaltation d’une vierge guerrière, revêtue d’une blanche armure, montée sur un blanc coursier, qu’elle voyait, disait-elle, exterminer les Anglais. Puis Jeannette répétait d’une voix palpitante ce refrain de la prophétie de Merlin : – La Gaule, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des frontières de la Lorraine et du bois chesnu venue

Isabelle, veillant jour et nuit sa fille, attribuait l’égarement d’esprit de la pauvre enfant à la violence de la fièvre et au terrible souvenir du carnage des habitants de Saint-Pierre. Un grand abattement, une extrême faiblesse, succédèrent à la maladie de Jeannette ; revenue à Domrémy, elle dut rester au lit pendant quelques semaines, mais ses rêves lui retraçaient les mêmes images que son délire. Elle éprouva d’ailleurs un vif chagrin : sa marraine avait été, sans que l’on pût s’expliquer cette cruauté, l’une des victimes des Anglais ; son cadavre fut retrouvé percé de coups. Jeannette pleura Sybille, autant par tendre affection que par regret d’être à jamais séparée de celle qui lui contait de si merveilleuses légendes, d’ailleurs à jamais gravées dans sa mémoire.

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Deux mois se passèrent. Jeannette touchait à l’âge de quatorze ans ; elle semblait revenue à la santé ; cependant, les symptômes de sa puberté n’ayant pas paru, elle ressentait fréquemment des douleurs de tête presque intolérables, suivies de vertiges et d’éblouissements. Isabelle, d’autant plus inquiète qu’elle se rappelait les paroles du médecin, alla de nouveau le consulter ; il répondit : « – que l’émotion violente causée par l’invasion des Anglais et par le spectacle de leurs cruautés avait dû jeter une perturbation profonde dans l’organisation de la jeune fille ; mais que ses maux cesseraient lorsque, plus tard sans doute, les lois de la nature suivraient leur cours. »

Cette réponse calma les alarmes d’Isabelle ; d’ailleurs, Jeannette s’occupait comme par le passé des travaux de la maison et des champs, redoublait d’activité, s’évertuant de cacher à tous les yeux ses tristesses involontaires, ses anxiétés, ses distractions, qui n’étaient plus sans motif… les désastres de la Gaule les causaient. Jeannette se disait que les horreurs dont elle avait été témoin lors de son passage au hameau de Saint-Pierre ensanglantaient toutes les contrées du pays, frappaient surtout ceux de sa race, paysans comme elle ; de sorte qu’en s’apitoyant sur eux, elle s’apitoyait sur les siens. Depuis ce jour funeste, elle s’attristait, pleurait plus encore peut-être sur les maux affreux dont elle avait vu de ses yeux un exemple, que sur les infortunes du gentil dauphin, qu’elle ne connaissait pas ; aussi, espérait-elle avec une impatience croissante en la venue de cette guerrière libératrice qui, chassant l’étranger, rendrait au roi sa couronne, à la France la paix et le repos.

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Ces pensées absorbaient surtout Jeannette lorsque, seule dans les bois ou aux champs, elle paissait son troupeau ; elle se livrait alors sans contrainte à ses rêveries, aux souvenirs des légendes dont on l’avait bercée. L’émotion indéfinissable où la plongeait le bruit des cloches produisait souvent, et depuis quelque temps sur ses sens, d’étranges illusions, surtout lorsqu’elle souffrait des douleurs de tête dont elle se plaignait : le tintement lointain des cloches, en venant expirer à son oreille, lui semblait alors se transformer en un murmure de voix célestes d’une douceur ineffable(9) ; mais elles ne prononçaient aucune parole distincte. En ces moments d’hallucination, Jeannette sentait le sang affluer à son cerveau, ses yeux se voilaient, le monde visible disparaissait à ses regards ; elle tombait dans une sorte d’extase, d’où elle sortait abattue, brisée, comme si elle se fût réveillée d’un rêve pénible.

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Un jour, Jeannette gardait son troupeau en filant sa quenouille sous le vieux hêtre de la Fontaine-aux-Fées ; il se passa ce jour-là un fait singulier, il eut une influence décisive sur la destinée de la bergerette. Les Anglais n’avaient pas reparu aux environs de Domrémy ; renforcés de plusieurs bandes de Bourguignons, envoyés par le maréchal Jean de Luxembourg, ils continuaient le siège de Vaucouleurs ; cette place se défendait héroïquement.