Au delà de cette tranchée s’élevait une sorte de parapet de terre, renforcé de pieux énormes. Cet obstacle était considérable, la nuit baissait de plus en plus, et de chaque côté les deux lacs s’étendaient à perte de vue. Berthoald se retourna fort surpris vers ses compagnons non moins étonnés que lui, et leur dit : – Que signifie cela ? Ce retranchement a, comme l’abbaye, une mine tout à fait guerrière.

– Ces terres ont été fraîchement remuées, l’écorce de ces pieux est encore fraîche, ainsi que la feuillée de cette espèce de haie qui couronne ce parapet… Pourquoi diable ces préparatifs de défense ?

– Par le marteau de Karl ! – dit Berthoald, – voici une abbesse bien versée dans l’art des retranchements ! mais il doit y avoir une autre route pour se rendre à l’abbaye, et… – Berthoald ne put achever ses paroles ; une volée de pierres, vigoureusement lancées par des frondeurs embusqués derrière la haie qui couronnait le parapet, atteignirent les trois guerriers : leurs casques et leurs cuirasses amortirent le choc ; mais le jeune chef fut assez rudement contus à l’épaule, et le cheval de Richulf, arrêté au bord de la chaussée, atteint à la tête, se cabra si violemment, qu’il se renversa sur son cavalier, tous deux tombèrent dans l’étang, si profond en cet endroit, que, pendant un instant, cheval et cavalier disparurent complètement ; mais bientôt le Frank surnagea, parvint à se cramponner au rebord de la chaussée et à y remonter, non sans peine et ruisselant d’eau, tandis que son cheval éperdu s’éloignait en nageant vers le milieu de l’étang, où, épuisé de fatigue, il se noya.

– Trahison ! – s’écria Berthoald en tirant vainement son épée, car cette profonde coupure remplie d’eau avait vingt pieds de large ; et pour la combler, selon l’art de la guerre, il eût fallu aller au loin couper cinq ou six cents fascines et commencer un véritable siège ; de plus, la nuit s’assombrissait de plus en plus. Tandis que le jeune chef se consultait avec ses compagnons sur cette occurrence imprévue, une voix, sortant de derrière la haie dont était couronné le retranchement, dit : – Cette volée de pierres est une pluie de roses en comparaison de ce qui vous attend si vous tentez de forcer ce passage.

– Qui que tu sois, tu payeras cher cette attaque ! – s’écria Berthoald. – Nous venons ici par ordre de Karl, chef des Francs, qui m’a fait don, à moi, Berthoald, ainsi qu’à mes hommes, de l’abbaye de Meriadek.

– Et moi, – reprit la voix, – je te fais don, en attendant mieux, de cette volée de pierres.

– Prends garde ! – s’écria Berthoald, – tous mes compagnons ne sont pas là ; ils nous suivent à quelque distance. Nous ne pourrons ce soir forcer le passage ; mais nous camperons cette nuit sur cette chaussée ; demain, au point du jour, nous enlèverons ce retranchement ; or, je t’en préviens, songes-y, l’abbesse de ce couvent et ses nonnes seront traitées comme on traite les femmes en ville conquise…

– Notre sainte dame Méroflède se rit de tes menaces ; de plus, elle a chrétiennement pitié de toi et de tes compagnons, – répondit la voix ; – l’abbesse consent à te recevoir, toi, chef de ces bandits ; mais seul, dans le couvent… tes compagnons camperont cette nuit sur la levée ; demain, au point du jour, tu viendras les rejoindre ; quand tu leur auras raconté ce que tu as vu dans le monastère, et de quelle façon l’on se dispose à vous recevoir, vous reconnaîtrez que vous n’avez rien de mieux à faire que de retourner promptement guerroyer auprès de Karl, ce païen, aussi païen que les Arabes, qui continue de donner aux brigands de son armée les biens sacrés de l’Église de Dieu !

– Oh ! je châtierai ton insolence !

– Mon cheval est noyé, – ajouta Richulf en fureur ; – l’eau ruisselle sous mon armure, je suis transi, j’ai le ventre vide, et nous passerions la nuit ainsi !

– Assez de vaines paroles, décide-toi, – reprit la voix. – Si tu acceptes mon offre, toi, chef de ces hommes, on va jeter, du haut de ce retranchement, une longue planche, et pour peu que tu aies le pied sûr, tu traverseras ainsi la tranchée ; je te conduirai à l’abbaye ; demain, tu rejoindras tes compagnons, et que le diable qui vous a amenés vous remmène !

Durant ce débat, les autres Franks, compagnons de Berthoald, et plus tard les chariots et les bagages, s’engageant sans défiance sur l’étroite chaussée, avaient rejoint le jeune chef. Il leur raconta ce qui venait de se passer, leur montrant la coupure et le retranchement, en ce moment infranchissables. Les nouveaux bénéficiers de l’abbaye, d’abord non moins interdits, puis non moins furieux que Berthoald, éclatèrent en menaces et en imprécations contre l’abbesse ; mais la nuit était venue, il fallut songer à camper sur la chaussée ; il fut aussi convenu que Berthoald se rendrait seul à l’abbaye, et que le lendemain, au point du jour, selon son rapport, ses compagnons aviseraient, très-décidés d’ailleurs à recourir à la force ; enfin, ils recourraient encore à la force dans le cas où Berthoald, victime d’une trahison, ne reparaîtrait pas. Quant à lui, insoucieux du danger, il insista pour se rendre au monastère, cédant autant à son esprit d’aventure qu’à sa curiosité de voir cette abbesse guerrière. Ainsi que Ricarik (car c’était lui) l’avait offert à Berthoald, une planche fut poussée horizontalement du dedans du retranchement, puis elle bascula et s’abaissa, de sorte que l’une de ses extrémités reposait sur la levée, l’autre sur le faîte du parapet, où elle était solidement maintenue. Berthoald confia son cheval à l’un de ses compagnons, et d’un pas ferme et léger s’aventura sur la planche. – Que personne de vous ne s’avise de vouloir suivre votre chef, – dit Ricarik ; – la planche est trop faible pour supporter le poids de deux hommes, je la ferais d’ailleurs tomber dans le fossé.

Après le passage de Berthoald, la planche fut retirée ; le jeune chef, contraignant sa colère, suivit l’intendant, tandis qu’une douzaine de frondeurs, colons et esclaves, requis par ordre de l’abbesse pour être de guet, gardaient la tranchée à la faible clarté de cette nuit étoilée. Berthoald vit deux chevaux de l’autre côté du retranchement. Ricarik lui fit signe d’enfourcher une de ces deux montures, enfourcha l’autre, et partit en avant. Le jeune chef suivait son guide en silence, éprouvant non moins de courroux que de curiosité à l’égard de cette abbesse batailleuse, si peu résignée à céder la place aux nouveaux bénéficiers. En deux autres endroits, Berthoald trouva une chaussée coupée et retranchée, mais praticable, grâce à des ponts volants. Bientôt il arriva non loin de la première clôture de l’abbaye, formée de madriers solidement reliés les uns aux autres et plantés à peu de distance de la berge des étangs qui, environnant l’espace où s’élevaient les bâtiments de l’abbaye, faisaient de ce vaste terrain couvert de constructions une sorte de presqu’île à laquelle, de ce côté, l’on ne pouvait arriver que par la chaussée mise récemment en état de défense ; derrière le monastère une langue de terre, rejoignant la forêt, dont la cime bornait l’horizon, offrait un autre passage. Berthoald remarqua en dedans de la clôture de vives lueurs projetées sans doute par des torches. L’intendant prit un cornet de cuivre suspendu à l’arçon de sa selle, sonna quelques appels ; aussitôt une porte bardée de fer, faisant face à la jetée, s’ouvrit. Berthoald, précédé de son guide, entra dans l’une des cours de l’abbaye : là, il se trouva en face de l’abbesse à cheval, entourée de plusieurs esclaves portant des torches. Méroflède avait à demi rabattu sur son front le capuchon de sa mante écarlate ; à son côté pendait un couteau de chasse à fourreau d’acier et à poignée d’or. Berthoald resta saisi d’étonnement à l’aspect de cette femme ainsi éclairée à la lueur des flambeaux ; son costume à la fois monastique et guerrier faisait valoir la souple et grande taille de l’abbesse. Le jeune chef la trouva belle, autant qu’il en put juger à travers l’ombre que projetait sur ses traits son camail à demi rabattu.

– Je sais qui tu es : tu te nommes Berthoald, – dit Méroflède d’une voix vibrante et mâle comme celle d’un homme ; – tu viens prendre possession de mon abbaye ?

– Oui, cette abbaye m’a été donnée à moi et à mes compagnons de guerre par une charte écrite de la main de Karl, chef des Franks. Cette charte, je l’apporte.

Méroflède se prit à rire d’un air dédaigneux, et malgré l’ombre qui voilait ses traits, ce rire découvrit aux yeux de Berthoald des dents blanches comme des perles ; mais l’abbesse, donnant un léger coup de talon à son cheval, dit au jeune homme : – Suis-moi…

Au moment où le cheval de Méroflède se mit en marche, Broute-Saule, sans doute guéri du becquetage de l’épervier, mais non plus vêtu de haillons, portant au contraire une élégante tunique verte, des chausses de daim, des bottines de cuir et un riche bonnet de fourrure, Broute-Saule se tint auprès de la monture de l’abbesse ; ainsi placé entre elle et Berthoald, le jeune voleur d’épervier, attentif aux moindres mouvements de Méroflède, la couvait d’un œil ardent et jaloux ; de temps à autre, il jetait un regard inquiet sur le jeune chef. Les esclaves, porteurs de flambeaux, s’étaient mis en marche pendant que l’abbesse, entrant dans une des cours intérieures du couvent, montrait au jeune chef une cinquantaine de colons rangés en bon ordre et armés d’arcs et de frondes.

– Cette enceinte, – dit Méroflède à Berthoald, – te paraît-elle suffisamment gardée ? Réponds, vaillant capitaine ?

– Pour moi et pour mes hommes, un frondeur ou un archer n’est pas plus dangereux qu’un chien qui aboie de loin. On laisse siffler les traits, bruire les pierres, et l’on arrive à longueur d’épée. Demain, au point du jour, tu verras ceci, dame abbesse… si tu t’opiniâtres à défendre ce monastère.

Méroflède se prit encore à rire et reprit : – Si tu aimes à te battre de près, tu trouveras tout à l’heure de quoi satisfaire tes goûts.

– Non pas tout à l’heure ! – s’écria Broute-Saule en regardant Berthoald d’un air de haineux défi, – si tu veux combattre à l’instant… ici, dans cette cour, à la clarté des torches et sous les yeux de notre sainte abbesse, je suis prêt, quoique je n’aie, moi, ni casque ni cuirasse.

Méroflède donna familièrement un coup de houssine sur le bonnet de Broute-Saule et lui dit en souriant : – Tais-toi.

Berthoald sourit, ne répondit rien à la provocation de l’ardent jouvenceau, et continua de suivre l’abbesse, qui, sortant de cette seconde enceinte, se dirigea vers un vaste bâtiment d’où partaient des cris confus ; elle se baissa sur son cheval et dit deux mots à l’oreille de Broute-Saule ; celui-ci parut hésiter à obéir et à s’éloigner de l’abbesse ; alors elle lui dit d’une voix impérieuse et dure : – M’as-tu entendue ?

– Sainte dame…

– Obéiras-tu ? – dit impétueusement Méroflède ; et, frappant Broute-Saule de sa houssine, elle ajouta : – Va donc, vil esclave !

Broute-Saule tressaillit, ses traits devinrent d’une pâleur livide et ses regards féroces s’arrêtèrent, non sur Méroflède, mais sur Berthoald, fort indifférent à ce démêlé. Cependant le jeune esclave, après un violent effort sur lui-même, se résigna et courut accomplir l’ordre de Méroflède. Bientôt après, une centaine d’hommes à figures sinistres, déterminées, vêtus de haillons, sortirent en tumulte du bâtiment, se rangèrent à peu près en haie en agitant des lances, des épées, des haches, et criant : – Vive notre sainte abbesse Méroflède ! – Plusieurs femmes, mêlées parmi ces hommes, criaient non moins bruyamment : – Vive l’abbesse !

– Toi qui viens prendre possession de ce monastère, – dit Méroflède au jeune chef avec un sourire sardonique, – sais-tu ce que c’est que le droit d’asile ?

– Je le sais… tout criminel réfugié dans une église est à l’abri de la justice des hommes.

– Tu es un vrai trésor de science, digne de porter la crosse et la mitre, toi qui viens me déposséder de cette abbaye ! Or donc, ces bonnes gens que tu vois là sont la fleur des bandits du pays ; le plus innocent a commis un meurtre ou deux. Apprenant ta venue, je leur ai offert de quitter de nuit l’asile de la basilique de Nantes, leur promettant asile dans la chapelle de l’abbaye et la tolérance du bon vieux temps où l’on menait si joyeuse vie dans les saints asiles. S’ils sortent d’ici, le gibet les attend ; c’est te dire avec quelle rage ils défendront le monastère contre toi et tes hommes, qui ne conserveriez pas chrétiennement ici de pareils hôtes, tandis que moi je les nourris et les héberge. Tu le vois, jeune homme, donner une abbaye est facile, en prendre possession est difficile. Je ne te parle pas des nombreux esclaves qui m’obéissent au nom du Seigneur, et que je compte armer.