L’esclave, impassible malgré la douleur, tâchait de redresser
la tête afin de voir l’oiseau, et disait : – Mange, mange,
épervier de la sainte abbesse Méroflède… mange, c’est de la chair
gauloise !
Soudain, on entendit le pas de plusieurs
chevaux. Bientôt les esclaves et les colons, témoins du supplice de
Broute-Saule, s’agenouillèrent en disant : – L’abbesse !
notre sainte abbesse !
C’était l’abbesse Méroflède. Elle montait
hardiment un vigoureux étalon gris à crins noirs. Curieuse de
savoir la cause du rassemblement groupé en dehors du hangar,
l’abbesse arrêta brusquement sa monture, qui, rongeant impatiemment
son frein d’argent couvert d’écume, creusa la terre de son sabot.
Méroflède, vêtue d’une longue robe noire, avait sur la tête un
voile blanc dont les plis encadraient son visage et son
menton ; par-dessus le costume monastique elle portait, agrafé
à la hauteur du cou, une sorte de mante flottante d’étoffe rouge à
capuchon. Cette femme, d’une taille svelte, souple et élevée, avait
alors environ trente ans ; ses traits eussent été beaux, sans
leur expression tour à tour sensuelle, insolente ou farouche. Son
visage, pâli par les excès, défiait, par l’éclat de son teint
éblouissant, la blancheur des voiles qui l’entouraient ; de
même que la couleur de sa mante luttait d’incarnat avec ses lèvres
pourpres et charnues, ombragées d’une légère moustache d’un roux
doré ; son nez, recourbé, se terminait par des narines presque
toujours palpitantes et gonflées ; ses grands yeux, vert de
mer, étincelaient sous ses épais sourcils roux. Méroflède s’était
arrêtée à la vue du rassemblement qui encombrait les abords du
hangar, la foule s’agenouillant au passage de l’abbesse, découvrit
ainsi à ses regards le jouvenceau demi-nu, dont l’épervier
commençait à déchiqueter la robuste poitrine… À l’aspect de
Méroflède, Broute-Saule tourna vers elle son hardi visage encadré
de sa chevelure noire et bouclée. Alors, malgré la douleur atroce
que lui causaient les morsures de l’oiseau, le jeune Gaulois, dont
les traits exprimèrent soudain la stupeur et l’admiration, s’écria
d’une voix assez haute pour être entendue de l’abbesse : –
Qu’elle est belle !
Méroflède, immobile, appuyant sur sa cuisse la
main gantée dont elle tenait sa houssine, ne quitta pas des yeux
l’esclave dont l’épervier becquetait toujours la chair vive ;
mais Broute-Saule, insensible à la souffrance, répétait à demi-voix
en contemplant l’abbesse avec une sorte de ravissement : –
Qu’elle est belle ! oh ! qu’elle est belle !…
Au bout de quelques instants de ce spectacle,
les narines de Méroflède se gonflèrent davantage encore ; la
prunelle de ses grands yeux verts, toujours fixés sur le jeune
esclave, sembla se dilater ; cette horrible femme appelant
alors Ricarik d’une voix légèrement altérée, se pencha sur sa
selle, dit au Frank quelques mots à l’oreille ; jetant un
dernier regard sur Broute-Saule, elle partit au galop, sans songer
à donner aux esclaves et aux colons agenouillés la bénédiction que
ces fervents catholiques attendaient de leur sainte abbesse.
*
*
*
Berthoald, en quittant le couvent de
Saint-Saturnin, s’était mis en route avec ses hommes, afin de se
rendre à l’abbaye de Meriadek, généreux don de Karl-Marteau. La
marche de cette troupe de Franks avait été retardée par la rupture
de deux ponts, qu’ils trouvèrent à demi démolis sur leur route, et
par la dégradation des chemins, où plusieurs fois s’embourbèrent
les chariots qui contenaient la part du butin de ces guerriers,
ainsi que plusieurs esclaves arabes et gauloises, prises par eux
dans les environs de Narbonne, lors du siège de cette ville.
Le surlendemain du jour où Broute-Saule avait
été livré aux serres de l’épervier, Berthoald et ses hommes
arrivèrent enfin non loin de Nantes. Le soleil baissait, la nuit
approchait. Le jeune chef, à cheval, devançait de quelques pas ses
compagnons. Parmi ceux-ci, plusieurs nouveaux venus de Germanie,
lors des incessantes recrues faites par Karl-Marteau au delà du
Rhin, avaient l’air aussi farouches, aussi sauvages que les
premiers soldats de Clovis ; comme ceux-là, ils étaient vêtus
de peaux de bêtes, et portaient leurs cheveux reliés au sommet de
la tête, ainsi que les portait, il y avait plus de deux siècles,
Neroweg, un des leudes du roi des Franks ; les autres
guerriers étaient casqués et cuirassés. Berthoald se montrait
réservé, presque hautain avec les hommes de sa bande ; entre
eux, ils lui reprochaient sa froideur, sa fierté ; mais
l’ascendant de son brillant courage, dont ils lui avaient vu donner
tant de preuves éclatantes, sa force physique redoutable, sa rare
dextérité à manier les armes, la promptitude de ses expédients de
guerre, enfin la haute faveur dont il jouissait auprès de Karl,
imposaient à ces farouches guerriers. Berthoald chevauchait donc
seul à la tête de sa troupe. Souvent, depuis son départ de l’abbaye
de Saint-Saturnin, il était devenu rêveur en se rappelant la
charmante image de Septimine la Coliberte ; il songeait à
cette jeune fille, lorsque Richulf, l’un des guerriers franks,
rejoignant le jeune chef, lui dit : – D’après les
renseignements que nous avons pris en route, nous devons être dans
le voisinage de Nantes ; notre abbaye doit se trouver
non loin d’ici… Voilà des esclaves travaillant aux champs ; si
nous les interrogions ?
Berthoald, sortant de sa rêverie, fit un signe
de tête affirmatif à son compagnon : tous deux pressèrent
l’allure de leurs chevaux.
– Moi, – dit en chevauchant Richulf,
espèce de géant germain, au ventre énorme, – moi, je ris d’avance
de la figure de l’abbé de notre couvent, lorsque nous
allons lui dire : Nous sommes ici par la grâce du bon
Karl ; cède-nous la place et ouvre-nous ta cave et ton
garde-manger.
Berthoald, étant arrivé auprès des esclaves,
dit à l’un d’eux : – L’abbaye de Meriadek est-elle loin
d’ici ?
– Non, seigneur ; la route de
traverse que vous voyez là-bas, bordée de peupliers, y conduit.
– Est-ce un abbé ou une abbesse qui est à
la tête de cette abbaye ?
– C’est notre sainte dame Méroflède.
– Une abbesse ! – reprit Berthoald
un peu surpris. Puis, souriant, il ajouta : – Est-elle jeune
et jolie, l’abbesse Méroflède ?
– Seigneur, je ne sais… je ne l’ai jamais
vue que de loin, enveloppée dans ses voiles.
– Si elle s’enveloppe dans ses voiles,
elle doit être vieille et laide en diable, – reprit Richulf en
hochant la tête. – Mais, réponds, esclave : les terres de
l’abbaye sont-elles fertiles ? Y a-t-il de nombreux troupeaux
de porcs ? moi, j’aime fort le porc !
– Les terres de l’abbaye sont
très-fertiles, seigneur… les troupeaux de porcs et de moutons
très-nombreux. Il y a deux jours, nous avons porté nos redevances à
l’abbaye, les colons leur argent, et c’est à peine si le vaste
hangar du monastère pouvait contenir le bétail et les provisions de
toutes sortes.
– Berthoald, dit le Frank, – Karl-Marteau
nous a généreusement partagés ; mais nous arrivons deux jours
trop tard : les redevances sont payées, peut-être
consommées ; nous ne trouverons plus de porcs…
Le jeune chef ne parut pas partager les
appréhensions de son compagnon, et dit à l’esclave : – Ainsi,
pauvre homme, cette route bordée de peupliers conduit à l’abbaye de
Meriadek ?
– Oui, seigneur ; dans une
demi-heure vous y serez.
– Merci de tes renseignements, – dit
Berthoald à l’esclave.
Et il se préparait à rejoindre les autres
guerriers, lorsque Richulf, riant d’un gros rire, reprit : –
Par ma barbe, je n’ai jamais vu quelqu’un plus doux que toi envers
ces chiens d’esclaves, Berthoald.
– Il me plaît d’agir ainsi…
– Soit… Aussi es-tu un homme étrange en
ce qui touche les esclaves ; on dirait qu’ils te font mal à
voir… car enfin, depuis Narbonne, nous traînons à notre suite dans
des chariots une vingtaine de femmes esclaves, notre part du
butin ; il y en a parmi elles de très-jolies, tu n’as jamais
voulu seulement t’approcher des chariots pour regarder les femmes…
elles t’appartiennent cependant autant qu’à nous.
– Je vous ai dit cent fois que je ne
prétendais à aucune part sur ce lot de chair humaine, – reprit
impatiemment Berthoald. – La vue seule de ces pauvres créatures me
serait pénible. Vous n’avez pas voulu leur rendre la liberté… ne me
parlez plus d’elles…
– Leur rendre la liberté ! tandis
qu’après nous en être amusé durant la route, nous pouvons les
vendre au moins quinze à vingt sous d’or chacune ; car durant
notre halte aux environs du monastère de Saint-Saturnin, un juif,
qui était venu les visiter et les estimer, nous a dit que…
– C’est assez… c’est trop parler du juif
et des esclaves ! – s’écria Berthoald en interrompant
Richulf ; et voulant mettre terme à un entretien qui lui
semblait pénible, il approcha ses éperons des flancs de son cheval
afin de rejoindre les autres guerriers franks, et leur cria de loin
en tâchant de sourire : – Compagnons, bonne nouvelle !
notre abbaye est riche, fertile, et nous venons succéder à une
abbesse, est-elle jeune ou vieille, laide ou jolie, je ne sais…
Avant une heure nous la verrons.
– Vive Karl-Marteau ! – dit un des
guerriers, – il n’y a pas d’abbesse sans nonnes… nous rirons avec
les nonnains.
– Moi, j’aurais préféré quelque abbé
batailleur à déposséder ; mais je me console en pensant que
nous allons être maîtres de nombreux troupeaux de porcs.
– Toi, Richulf, tu ne penses qu’aux
horions et aux jambons !
En causant ainsi gaiement, les guerriers
prennent et suivent l’avenue bordée de peupliers. Enfin on aperçoit
au loin l’abbaye, bâtie au milieu d’une sorte de presqu’île, où
l’on arrivait de ce côté par une étroite chaussée pratiquée entre
deux étangs.
– Beau bâtiment ! vois donc,
Berthoald.
– Vastes dépendances ! Et ces grands
bois à l’horizon, sans doute ils dépendent de notre abbaye…
– Ils doivent être giboyeux. Nous
chasserons le cerf, le daim, le sanglier… Vive
Karl-Marteau !
– Et les étangs, qui là-bas s’étendent de
chaque côté de la route, ils doivent être poissonneux… nous
pêcherons ; j’aime fort la pêche. Vive le bon Karl !
– Ne trouvez-vous pas, compagnons, que
cette abbaye a une certaine mine guerrière avec ses bâtiments
élevés, les contreforts de ses murailles, ses rares fenêtres, et
ces étangs qui l’entourent comme une défense naturelle ?
– Tant mieux, Berthoald ! nous
serons là retranchés comme dans une forteresse ; et s’il
plaisait aux successeurs du bon Karl, ou à ces fantômes de rois,
descendance énervée de Clovis, de vouloir nous déposséder à notre
tour, ainsi que nous allons déposséder cette abbesse, nous
prouverions que nous portons des chausses et non des jupes.
– Oui, oui… nos cierges sont des lances,
nos bénédictions des coups d’épée…
– Hâtons nos chevaux de l’éperon, car le
jour baisse et j’ai grand’faim… Foi de Richulf, deux jambons et une
montagne de choux ne me rassasieront pas.
– Aiguise tes dents, gros glouton !
moi je propose d’inviter au festin l’abbesse et ses nonnes.
– Moi, je propose d’inviter celles qui
seront jeunes et jolies à partager avec nous le séjour de
l’abbaye.
– Quoi ! les inviter !
Sigewald… il faut, par ma barbe ! les forcer à rester avec
nous tant qu’elles nous plairont… Le bon Karl rira du tour. Si
l’évêque de Nantes se plaint, nous lui dirons de venir chercher ses
brebis, et nous le recevrons à la pointe de nos piques.
– Au diable l’évêque de Nantes ! le
temps des tonsurés est passé, celui des soldats est venu… nous
serons maîtres chez nous !
Pendant que ses compagnons se livraient à
cette joie grossière, Berthoald, silencieux et pensif, les
précédait. Karl l’avait revêtu de la haute dignité de comte ;
il traînait à sa suite, dans les chariots, un riche butin. La
donation de l’abbaye lui assurait de grands biens, cependant le
jeune chef paraissait soucieux ; un sourire amer et douloureux
effleurait parfois ses lèvres. Le soleil venait de disparaître
derrière la forêt qui bornait l’horizon. Les cavaliers franks
cheminaient sur l’étroite chaussée de chaque côté de laquelle deux
étangs immenses s’étendaient à perte de vue. Au bout de quelques
instants, Richulf dit au jeune chef : – Je ne sais si le
crépuscule embrouille ma vue, mais est-ce que la chaussée ne te
paraît pas là-bas comme coupée par un amoncellement de
terre ?
– Voyons cela de plus près, – répondit
Berthoald en mettant son cheval au galop. Richulf et Sigevald le
suivirent ; bientôt tous trois se trouvèrent en face d’une
large et profonde coupure pratiquée dans la chaussée, coupure
remplie d’eau par la jonction des deux étangs à cet endroit.
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