Maintenant tu connais les forces dont je dispose, rentrons au monastère ; après ta longue route, tu dois être fatigué. Je t’offre l’hospitalité ; tu souperas avec moi… ce n’est point canonique, je le sais ; mais nous sommes à peu près en temps de guerre, et la guerre a ses licences… Demain, au point du jour, tu rejoindras tes compagnons ; tu dois être homme de bon conseil, tu engageras donc ta bande à se mettre en quête d’une autre abbaye, et tu les guideras dans cette recherche.

– Je vois avec plaisir, sainte abbesse, que la solitude et les austérités du cloître n’ont pas altéré l’humeur joviale que tu parais posséder.

– Ah ! tu me crois d’humeur joviale ?

– Ne dis-tu pas avec un sérieux fort plaisant, que moi et mes hommes, qui depuis la bataille de Poitiers guerroyons contre les Arabes, les Frisons et les Saxons, nous tournerons casaque devant cette poignée de meurtriers et de larrons, renforcés de pauvres colons qui ont quitté la charrue pour la lance, et la pioche pour la fronde !

– Guerrier fanfaron ! – s’écria Broute-Saule, qui était revenu prendre sa place à la tête du cheval de Méroflède, – veux-tu que nous prenions chacun une hache ? nous nous mettrons nus jusqu’à mi-corps, et tu verras si les hommes d’ici sont des lâches !

– Tu me parais, toi, un vaillant garçon, – reprit Berthoald en souriant ; – si tu veux rester avec nous dans l’abbaye, tu y trouveras ta place.

Broute-Saule allait répondre… Méroflède lui coupa la parole et dit à Berthoald : – D’ici à demain matin, nous ferons trêve… Tu dois être fatigué ; on va te conduire au bain, cela te délassera, après quoi nous souperons ; je ne te donnerai pas un festin pareil à ceux que sainte Agnès et sainte Radegonde donnaient à leur poète favori l’évêque Fortunat, dans leur abbaye de Poitiers ; mais enfin tu ne jeûneras point. Puis s’adressant à Ricarik : – Tu as mes ordres, suis-les.

Méroflède, en parlant ainsi, s’était rapprochée de la porte intérieure de l’abbaye. D’un bond léger, elle descendit de sa monture et disparut dans le cloître après avoir jeté la bride de son cheval à Broute-Saule ; le jouvenceau la suivit d’un regard presque désespéré, puis il regagna lentement les écuries, après avoir montré de loin le poing à Berthoald. Celui-ci, de plus en plus frappé des étrangetés de cette abbesse, demeurait pensif, lorsque Ricarik, l’arrachant à sa rêverie, lui dit, en lui montrant deux esclaves : – Descends de cheval, ces esclaves te conduiront au bain ; ils t’aideront à te désarmer, et comme tes bagages ne sont pas ici, ils te donneront de quoi te vêtir convenablement, des chausses et une robe toute neuve que je n’ai jamais portée ; tu endosseras ces vêtements, si tu préfères quitter ta coquille de fer ; puis je te viendrai quérir pour souper avec notre sainte dame.

Une demi-heure après, Berthoald, sortant du bain et conduit par Ricarik, entrait dans l’appartement de l’abbesse.

* *

*

Lorsque Berthoald parut dans la salle où l’attendait Méroflède, il la trouva seule ; elle avait quitté ses vêtements noirs pour revêtir une longue robe blanche ; un léger voile cachait à demi les tresses de son épaisse chevelure d’un roux ardent et doré : un collier et des bracelets de pierreries ornaient son cou et ses bras nus. Les Franks ayant conservé l’habitude, jadis introduite en Gaule par les Romains, d’entourer leurs tables d’espèces de lits ; l’abbesse, à demi couchée sur un long et large siège à dossier garni de coussins, fit signe au jeune chef de s’asseoir auprès d’elle. Berthoald obéit, de plus en plus frappé de l’étrange beauté de Méroflède. Un grand feu flambait dans l’âtre ; une riche vaisselle d’argent brillait sur la table recouverte de lin brodé ; des amphores, précieusement ciselées, se dressaient à côté des coupes d’or ; les plats contenaient des mets appétissants ; un candélabre, où brûlaient deux petits cierges de cire, éclairait à peine cette salle immense, qui, par l’insuffisance du luminaire, devenant presque obscure à quelques pas des deux convives, était plongée dans les ténèbres à ses deux extrémités. Le lit s’adossait à une muraille boisée, deux portraits y étaient suspendus, l’un, grossièrement peint sur un panneau de chêne, à la mode de Byzance, représentait un guerrier frank, barbarement accoutré, ainsi que se vêtissaient, trois siècles auparavant, les leudes de Clovis, ces premiers conquérants des Gaules ; au-dessous de cette peinture on lisait : Gonthramm Neroweg. À côté de ce portrait on voyait celui de l’abbesse Méroflède, enveloppée de ses longs voiles noirs et blancs ; elle tenait d’une main sa crosse abbatiale, de l’autre, une épée nue. Cette image, beaucoup plus petite que la première, était peinte sur parchemin, à la façon des miniatures dont on ornait alors les livres saints. Berthoald aperçut ces deux portraits au moment où il allait s’asseoir aux côtés de l’abbesse. À cette vue, il tressaillit, resta un moment frappé de surprise ; puis reportant tour à tour ses yeux de Gonthramm Neroweg sur Méroflède, il semblait comparer la ressemblance qui existait entre eux, ressemblance évidente en cela que, comme Neroweg, Méroflède avait la chevelure rousse, le nez en bec d’aigle, et les yeux verts. Le jeune chef ne put cacher son étonnement. L’abbesse lui dit : – Qu’as-tu à contempler ainsi le portrait de l’un de mes aïeux, mort il y a plusieurs siècles ?

– Ainsi… tu es de la race des Neroweg ?

– Oui, et ma famille habite encore ses grands domaines de l’Auvergne, conquis par l’épée de mes ancêtres, ou octroyés par dons royaux… Mais assez parlé du passé, gloire aux morts, joie aux vivants ! Sieds-toi là, et soupons… Je te semble une étrange abbesse ? mais, par Dieu ! je vis comme les abbés et les évêques, sinon qu’ils soupent avec de jolies jouvencelles, et que moi je soupe ce soir avec un brave et beau soldat… T’en plaindrais-tu ? – Et soulevant d’un poignet viril une des lourdes amphores d’argent, elle remplit jusqu’au bord la coupe d’or placée près d’Amael ; puis après y avoir seulement mouillé ses lèvres rouges et charnues, elle la tendit au jeune chef et lui dit résolûment : – Buvons à ta bienvenue dans ce couvent !

Berthoald garda un moment la coupe entre ses mains, et tout en jetant un dernier regard sur le portrait de Neroweg, il sourit d’un air sardonique, réfléchit un instant, attacha sur l’abbesse un regard non moins hardi que ceux qu’elle lui jetait, et reprit : – Buvons, belle abbesse ! – Et d’un trait, vidant la large coupe, il ajouta : – Buvons à l’amour !…

– Soit, buvons à l’amour, le dieu du monde ! comme disaient les païens, – répondit Méroflède en remplissant sa coupe d’un vin contenu dans une petite amphore de vermeil. Versant alors de nouveau à boire au jeune chef, qui la couvait d’un œil étincelant, elle ajouta : – J’ai bu selon tes vœux ; maintenant, bois aux miens !

– Quels qu’ils soient, sainte abbesse ; cette coupe fût-elle remplie de poison, je la viderai, je le jure par ton beau bras aussi blanc que la neige !

– Alors, – dit l’abbesse en jetant un regard pénétrant sur le jeune homme, – buvons au juif Mardochée !

Berthoald portait la coupe à ses lèvres ; mais au nom du juif il frissonna, posa brusquement le vase d’or sur la table, ses traits s’assombrirent, et il s’écria presque avec effroi : – Le juif Mardochée !…

– Allons, par Vénus ! la patronne des amoureux, ne tremble pas ainsi, mon vaillant !

– Boire au juif Mardochée, moi !…

– Tu m’as dit : Buvons à l’amour… j’ai bu, j’y boirai encore, si tu veux, – ajouta l’abbesse en regardant fixement Berthoald ; – tu m’as juré par la blancheur de ce bras, – et elle releva davantage encore sa large manche, – tu m’as juré de boire selon mes vœux, accomplis ta promesse !

– Femme ! – reprit Berthoald avec impatience et embarras, – qu’est-ce que ce juif ? pourquoi veux-tu que je…

– Ah ! ah ! ah ! – fit Méroflède en riant aux éclats et interrompant le jeune chef, – moi, qui te croyais un brave ! tu te troubles pour si peu ?… Sais-tu pourquoi je veux boire au juif Mardochée ?…

– Non.

– Écoute-moi… Si Mardochée ne t’avait pas vendu comme esclave au seigneur Bodégésil, tu n’aurais pas, une nuit, volé le cheval et l’armure de ton maître pour courir les aventures en te donnant à ce Karl endiablé, toi, Gaulois de race asservie, pour noble de race franque, et fils d’un bénéficier dépossédé… Karl, dont tu es devenu un des meilleurs capitaines, ne t’aurait pas octroyé cette abbaye. Donc tu ne serais pas ici à côté de moi, à cette table, où nous buvons ensemble à l’amour… Voilà pourquoi, mon vaillant, je vide cette coupe en mémoire de ce juif immonde ! – Et elle la vida. – Maintenant, boiras-tu au juif ?

Pendant que Méroflède parlait ainsi, Berthoald la contemplait avec une surprise croissante mêlée d’anxiété, ne pouvant trouver un mot à répondre. – Ah ! ah ! ah ! – dit l’abbesse en riant de nouveau, – le voici muet ! De quoi pâlis-tu et rougis-tu tour à tour ? Que m’importe à moi que tu sois de race gauloise ou de race franque ? cela rend-il tes yeux moins bleus, tes cheveux moins noirs, ta figure moins avenante ? Tu t’es moqué de Karl par ta fourberie, tant mieux ! nous rirons ensemble de ce stupide… Allons, déride-toi donc, beau vaillant. Faut-il que ce soit moi, abbesse, qui te donne, à toi soldat, l’exemple de vider les coupes ?

Berthoald croyait rêver… Méroflède, en ses paroles, ne lui témoignait ni le dédain que devait lui inspirer l’odieux mensonge dont il s’était rendu coupable, ni le triomphe méchant qu’elle devait éprouver de posséder des secrets redoutables pour lui. Franche dans son cynisme, elle contemplait le jeune chef d’un œil fauve et ardent. Ces regards, qui jetaient le trouble dans son esprit et le feu dans ses veines, l’étrangeté de l’aventure, la large coupe de vin qu’il venait de vider d’un trait, vin très-capiteux ou mélangé de quelque philtre, commençaient à égarer la raison de Berthoald ; voulant lutter d’audace avec l’abbesse, il lui dit : – Puisque tu es de la race de Neroweg, sais-tu que ce n’est pas la première fois qu’elle se rencontre à travers les âges avec la race de Joel ?

– Qu’est-ce que la race de Joel ?

– La mienne !

– Nous boirons aussi à Joel… il a fait souche de beaux soldats !

– Sais-tu quelle a été la mort du fils de ce Gonthramm Neroweg dont voici le portrait ?

– Une tradition de ma famille rapporte qu’il fut tué dans ses domaines d’Auvergne, par le chef d’une troupe de bandits et d’esclaves révoltés.

– Le chef de ces bandits se nommait Karadeuk… il était le bisaïeul de mon grand-père !

– Par Dieu ! voilà qui est singulier ! Et comment ce bandit a-t-il tué Neroweg ?

– Ton aïeul et le mien se sont vaillamment combattus à coups de hache, le comte a succombé.

– En effet… tu rappelles mes souvenirs d’enfance. Ton aïeul n’avait-il pas écrit quelques mots sur le tronc d’un arbre après ce combat ?

– Il avait écrit ceci : Karadeuk, descendant de Joel, a tué le comte Neroweg !

– C’est cela !… et la femme du comte, Godégisèle, quelques mois après la mort de son mari, mit au monde un fils qui fut le grand-père de mon grand-père.

– Voilà qui est étrange… toi, fille des Neroweg, tu écoutes ce récit avec calme ?

– Aussi vrai qu’il laisse sa coupe pleine, ce soldat est, pardieu ! encore plus stupide qu’il n’est beau !… Et que me font à moi ces batailles de nos aïeux et de nos races ? Par Vénus ! je ne connais, moi, qu’une race au monde : celle des amoureux !… Donc, vide ta coupe, mon vaillant, et soupons gaiement. C’est trêve entre nous cette nuit… À demain la guerre !

– Honte ! remords ! raison ! devoir ! noyons tout dans le vin… Je ne sais si je veille ou si je rêve en cette nuit étrange ! – s’écria le jeune chef ; puis, prenant à la main sa coupe pleine, il se leva et ajouta d’un air de défi sardonique en se tournant vers le sombre et farouche portrait du guerrier frank : – Je bois à toi, Neroweg ! – Puis Berthoald, sa coupe vidée, se rejeta sur le lit dans une sorte de vertige, en disant à Méroflède : – Vive l’amour ! abbesse du diable ! Aimons-nous ce soir et battons-nous demain !

– Battons-nous sur l’heure ! – cria une voix rauque et strangulée, qui parut sortir des profondeurs de cette grande salle que l’ombre envahissait à quelques pas de la table où siégeaient les deux convives ; puis les rideaux de l’une des portes s’étant soudain écartés, Broute-Saule, qui, à l’insu de l’abbesse, et poussé par une jalousie féroce, était parvenu à s’introduire dans l’intérieur de cet appartement, s’élança, agile comme un tigre, fut en deux bonds auprès de Berthoald, le saisit d’une main aux cheveux, tandis que de l’autre il levait son poignard pour le lui plonger dans la gorge. Le jeune chef, quoique surpris à l’improviste, tira son épée, étreignit de son poignet de fer la main armée que Broute-Saule levait sur lui, et plongea son glaive dans le ventre de ce malheureux, qui pirouetta sur lui-même et tomba en disant : – Bonheur à moi, Méroflède… je meurs sous tes yeux !

Berthoald, son épée sanglante à la main, sentant sa raison se troubler de plus en plus, retomba machinalement sur le lit ; il jetait autour de lui des regards effarés, lorsqu’il vit l’abbesse renverser d’un coup de poing le candélabre qui seul éclairait cette salle ; et au milieu des ténèbres il se sentit passionnément enlacer dans les bras de ce monstre, qui lui dit d’une voix basse et palpitante : – Tu t’es battu pour moi… je t’adore…

* *

*

L’aube allait succéder à cette nuit où Broute-Saule avait été tué par Berthoald. Ce jeune chef, profondément endormi et chargé de liens qui assujettissent ses mains derrière son dos, est étendu sur le plancher de la chambre à coucher de Méroflède. L’abbesse, enveloppée d’une mante noire, la figure pâlie, à demi voilée par son épaisse chevelure rousse dénouée, qui traînait presque à terre, se dirigea vers la fenêtre, tenant à la main une torche de résine allumée. Se penchant alors à cette croisée d’où l’on découvrait au loin l’horizon, l’abbesse agita sa torche par trois fois en regardant du côté de l’orient, qui commençait à se teinter des lueurs du jour naissant. Au bout de quelques instants, la clarté d’une grande flamme, s’élevant au loin à travers les dernières ombres de la nuit, répondit au signal de Méroflède. Ses traits rayonnèrent d’une joie sinistre ; elle jeta son flambeau dans le fossé rempli d’eau qui entourait le monastère ; et, à plusieurs reprises, elle secoua rudement Berthoald pour le réveiller. Celui-ci sortit difficilement de son sommeil léthargique.