Voulant porter ses mains à son front, il
s’aperçut qu’elles étaient garrottées ; se dressant alors
péniblement sur ses jambes alourdies, l’esprit encore troublé, il
regarda silencieusement Méroflède. Celle-ci, étendant son bras
demi-nu vers l’horizon que l’aube éclairait faiblement, dit à
Berthoald : – Vois-tu là-bas, au loin, cette chaussée qui
traverse les étangs et se prolonge jusqu’à l’enceinte de ce
couvent ?
– Oui, – répondit Berthoald, luttant
contre la torpeur étrange qui paralysait encore son esprit et sa
volonté, sans cependant obscurcir tout à fait son intelligence, –
oui, je la vois.
– Tes compagnons d’armes ont campé cette
nuit sur cette chaussée ?
– En effet, – reprit le jeune chef en
tâchant de rassembler ses souvenirs confus, – hier soir… mes
compagnons…
– Écoute, – reprit vivement l’abbesse en
mettant sa main sur l’épaule du jeune homme, – écoute… de ce côté
où le soleil va se lever, qu’entends-tu ?
– J’entends un grand bruit… il se
rapproche… On dirait le bruit des grandes eaux…
– Tu l’as dit, mon vaillant. – Et,
s’appuyant sur l’épaule de Berthoald : – Il y a là-bas, à
l’orient, un lac immense contenu par une digue et des écluses…
– Un lac ?
– Le niveau de ses eaux est élevé de huit
à dix pieds au-dessus du niveau de ces étangs… Comprends-tu
maintenant ?
– Non, mon esprit est appesanti… je ne
sais où je suis… c’est à peine si je me souviens… et puis… pourquoi
suis-je ainsi garrotté ?…
– C’est afin de contenir les élans de ta
joie, lorsque tout à l’heure tu auras complètement recouvré ta
raison… Cependant elle commence à te revenir. Tu dois maintenant
comprendre que les écluses de la digue étant ouvertes, et elles le
sont, les eaux de ces étangs vont tellement se gonfler, qu’elles
submergeront la chaussée où tes compagnons d’armes ont campé cette
nuit avec leurs chevaux et les chariots qui contiennent leur butin
et leurs esclaves… Tiens, vois-tu comme l’eau monte, monte au loin…
Vois-tu ? elle atteint déjà la berge de la jetée… avant une
heure elle sera submergée. Pas un de tes compagnons n’aura pu
échapper à la mort… et s’ils veulent fuir, une tranchée profonde,
pratiquée cette nuit par mes ordres à l’extrémité de la levée, du
côté de la route, les arrêtera, et pas un n’échappera au trépas…
Entends-tu, mon vaillant ?
– Tous morts ! – murmura Berthoald
sans sortir de sa morne stupeur, – tous morts !… il y avait
pourtant parmi eux de braves guerriers !
– Ah ! la mort de tes compagnons ne
te va pas assez au cœur pour te faire sortir de ton
engourdissement ! !… essayons un autre moyen. – Et
l’abbesse, jetant sur Berthoald un regard horrible, reprit d’une
voix éclatante : – Écoute encore… Parmi ces esclaves ramenées
du Languedoc, et que ta bande traînait à sa suite en chariot, il y
avait une femme… elle sera tout à l’heure noyée comme les autres,
et cette femme, – ajouta Méroflède en accentuant ces mots comme
s’ils devaient frapper Berthoald au cœur, – cette femme, c’était ta
mère !… entends-tu ? ta mère !…
Berthoald tressaillit de tout son corps,
bondit dans ses liens, tâchant, mais en vain, de les rompre, poussa
un cri terrible, jeta un regard de désespoir et d’épouvante sur
l’immense nappe d’eau, qui, rougie par les premiers rayons du
soleil levant, s’étendait alors à perte de vue, et s’écria : –
Ma mère ! ma mère !…
– Vois-tu, – lui dit Méroflède avec une
joie féroce, – vois-tu là-bas ? l’eau a presque entièrement
envahi la chaussée ; c’est à peine si l’on aperçoit encore les
couvertures de toile qui surmontent les chariots. Le flot monte
toujours, et à cette heure, pour ta mère, c’est l’angoisse de la
mort, angoisse plus horrible que la mort même.
– Oh ! démon ! – s’écria le
jeune homme en se tordant sous ses liens ; puis il
s’écria : – Tu mens ! ma mère n’est pas là… tu
mens !…
– Ta mère a quarante ans ; elle
s’appelle Rosen-Aër, elle habitait la vallée de Charolles en
Bourgogne…
– C’est vrai !… malheur !
malheur sur moi !
– Ta mère, faite esclave par les Arabes
lors de leur invasion en Bourgogne, a été par eux emmenée en
Languedoc ; et, après le dernier siège de Narbonne par
Karl-le-Maudit, ta mère, ainsi que d’autres femmes, a été prise
dans les environs de cette ville. Lorsque l’on a partagé le butin
et les esclaves, Rosen-Aër, tombée dans le lot des hommes de ta
bande, a été conduite jusqu’ici… tu doutes encore ? voici une
dernière preuve. Cette femme porte, comme toi, tracés sur le bras
droit, en caractères ineffaçables, ces deux mots : Brenn –
Karnak…
– Oh ! ma mère ! – s’écria le
malheureux en jetant un regard noyé de larmes vers les étangs.
– Ta mère est morte !… Vois, la
jetée a disparu sous les eaux, et elles montent encore… Oui, ta
mère, à cette heure, est noyée dans le chariot couvert où elle
était enfermée avec les autres esclaves !
– Mon cœur se brise, – murmura Berthoald
écrasé sous le poids de la douleur et du désespoir ; – c’est
trop souffrir !
– Trop souffrir ! – s’écria
Méroflède avec un éclat de rire infernal ; – oh !
non ! non ! ce n’est pas assez. Quoi ! stupide
esclave ! Gaulois renégat ! lâche menteur ! qui te
pares effrontément du nom d’un noble frank ! Quoi ! tu as
cru que la vengeance ne bouillonnait pas dans mes veines parce que,
hier soir, tu m’as vue sourire au récit de la mort de mon aïeul tué
par un bandit de ta race ! Oui, j’ai souri, parce que je
pensais qu’au point du jour je te ferais assister de loin à
l’agonie, à la mort de ta mère ! Mais j’avais la nuit à moi…
et je te trouvais beau !
– Oh ! monstre de luxure et de
férocité ! – s’écria Berthoald en faisant des efforts
surhumains pour briser ses liens. – Il faudra pourtant que je venge
ma mère… Je t’étranglerai de mes mains !…
L’abbesse, voyant l’impuissance de la fureur
de Berthoald, haussa les épaules et reprit : – Ah ! ton
aïeul le bandit a incendié, il y a un siècle et demi, le château de
mon aïeul, le comte Neroweg, et l’a ensuite tué à coups de hache.
Moi, je réponds à l’incendie par l’inondation, et je noie ta
mère !… Quant à toi, le sort qui t’attend sera
terrible !…
– Tue-moi promptement ; mais, un
dernier mot… Ma mère sait-elle que j’étais le chef des hommes dont
le sort de la guerre l’avait rendue esclave ?
– Malheureusement elle l’ignorait. Ceci a
manqué à ma vengeance !
– Ce que tu sais de ma mère, qui te l’a
dit ?
– Le juif Mardochée.
– Il la connaît donc ? où l’a-t-il
vue ?
– À la halte que tu as faite au couvent
de Saint-Saturnin avec Karl-Martel ; là, le juif t’a
reconnu…
– Merci, Dieu ! ma mère a ignoré ma
honte ! sa mort eût été doublement horrible… Et maintenant,
monstre ! délivre-moi de la vie, j’ai hâte de
mourir !
– Je ne partage pas cette hâte, tu
m’appartiens…
*
*
*
Ce matin-là, Bonaïk, l’orfèvre, entra, comme
d’habitude, dans l’atelier ; il y fut bientôt rejoint par les
jeunes esclaves apprentis.
Après avoir allumé le feu de la forge, le
vieillard, afin de donner issue à la fumée, ouvrant la fenêtre qui
donnait sur le fossé, remarqua, non sans grand étonnement, que le
niveau de l’eau de ce fossé avait tellement augmenté, qu’entre elle
et le soubassement de la fenêtre, il restait à peine un pied de
distance. – Ah ! mes enfants, – dit-il aux apprentis, – je
crains qu’il soit arrivé cette nuit un grand malheur ! Depuis
nombre d’années les eaux de ce fossé n’ont jamais atteint à la
hauteur où elles sont aujourd’hui, sinon lors de la rupture de la
digue du lac supérieur aux étangs. Tenez, voyez de l’autre côté du
fossé, l’eau s’élève presque jusqu’au soupirail de la cave creusée
sous le bâtiment qui nous fait face.
– Et l’on dirait que l’eau monte
toujours, père Bonaïk.
– Hélas ! oui, mes enfants, elle
monte encore. Ah ! la rupture de ces digues amènera des
désastres !
À ce moment, on entendit la voix de Septimine
criant au dehors : – Père Bonaïk, ouvrez-moi !
ouvrez-moi ! – L’un des apprentis courut à la porte, et
bientôt la Coliberte entra, soutenant une femme aux longs cheveux
ruisselants, aux vêtements trempés d’eau, livide, se traînant à
peine, et si défaillante, qu’à quelques pas de la porte, elle tomba
évanouie entre les bras du vieil orfèvre et de Septimine.
– Pauvre femme ! elle est glacée, –
dit le vieillard, et s’adressant aux apprentis : – Vite, vite,
enfants ! prenez du charbon dans le réduit, faites jouer le
soufflet, augmentez le feu de la forge, cela réchauffera cette
infortunée. Ah ! je l’avais prévu… cette inondation aura causé
de grands maux !
À la voix de l’orfèvre deux apprentis
coururent au profond réduit pratiqué derrière la forge, et
descendirent dans ce caveau pour y prendre du charbon ; les
autres esclaves attisèrent le feu, firent jouer le soufflet, tandis
que le vieillard s’approcha de Septimine, qui, agenouillée devant
la femme évanouie, pleurait en disant : – Hélas ! mon
Dieu ! elle va mourir !
– Rassure-toi, – reprit le vieillard, –
les mains de cette pauvre créature, tout à l’heure glacées,
reprennent un peu de chaleur. Mais qu’est-il donc arrivé ? tes
vêtements sont trempés d’eau ?
– Bon père, ce matin, au point du jour,
je me suis levée comme mes compagnes, nous sommes allées dans la
cour ; là, nous avons entendu d’autres esclaves crier :
La digue est crevée ! Et ils sont sortis en courant pour aller
voir les progrès de l’inondation. Moi, machinalement, je les ai
suivis. Ils se sont dispersés. Je m’étais avancée jusqu’à une
pointe de terre que baigne l’eau des étangs. Il y a là un gros
saule ; bientôt j’ai vu à peu de distance de moi un chariot à
demi submergé ; il flottait entre deux eaux, une toile tendue
sur des cerceaux le recouvrait.
– Grâce à Dieu ! cette toile, ainsi
tendue, faisait ballon ; elle a dû empêcher ce chariot de
sombrer tout à fait… Achève ?
– Le vent soufflant dans cette espèce de
voile poussait le chariot vers la rive où je me trouvais. Alors
j’ai vu cette infortunée, cramponnée à cette toile, le corps à demi
plongé dans l’eau.
– Qu’as-tu fait ?
– Il n’y avait pas un instant à
perdre : les mains défaillantes de cette pauvre créature, dont
les forces étaient à bout, allaient abandonner la toile, son seul
soutien. J’attachai le bout de ma ceinture à une des basses
branches du saule, l’autre bout à mon poignet gauche, et je me
penchai vers l’infortunée en lui criant : Courage ! Elle
m’entendit, saisit convulsivement ma main entre les siennes ;
mais dans ce brusque mouvement mes pieds glissèrent de la berge, et
je tombai à l’eau…
– Heureusement, ton poignet gauche était
toujours attaché à l’un des bouts de ta ceinture nouée à
l’arbre ?
– Oui, bon père ; mais la secousse
fut violente, je crus mon bras arraché de mon corps. Par bonheur,
la pauvre femme saisit un pan de ma robe. Ma première douleur
passée, je fis de mon mieux, et à l’aide de ma ceinture nouée à
l’arbre, sur laquelle je me hâlais, je parvins à regagner le bord
et à retirer de l’étang celle avec qui j’allais périr. Notre
atelier étant l’endroit le plus voisin, je l’ai amenée ici, elle
pouvait à peine se soutenir… Mais, hélas ! – ajouta la
Coliberte en pleurant de nouveau et regardant les traits inanimés
de Rosen-Aër, car c’était la mère de Berthoald que Septimine venait
de sauver, – j’aurai seulement retardé sa mort ! Voyez sa
pâleur…
– Ne te désespère pas, – reprit le
vieillard, – de moment en moment ses mains se réchauffent…
Approchons-la davantage de la forge, le feu la ranimera.
En effet, grâce à l’activité des apprentis,
non moins apitoyés que Septimine et le vieillard, Rosen-Aër, assise
sur un escabeau, fut rapprochée du foyer. Peu à peu elle ressentit
la salutaire influence de cette chaleur pénétrante, reprit
lentement ses esprits, revint enfin tout à fait à elle, et
rassemblant ses souvenirs, elle tendit ses bras à Septimine en
disant d’une voix faible : – Chère enfant, tu m’as
sauvée !
La Coliberte se jeta au cou de Rosen-Aër en
versant de douces larmes, et reprit : – Nous avons fait ce que
nous avons pu ; nous sommes de pauvres esclaves…
– Hélas ! mon enfant, je suis
esclave comme vous, amenée en ce pays du fond du Languedoc. Nous
avions passé la nuit sur la chaussée qui sépare les deux étangs,
dont ce monastère est entouré, l’on avait dételé les bœufs des
chariots, lorsqu’au point du jour l’inondation nous a surpris, et…
– Mais Rosen-Aër s’interrompit, se dressa de toute sa hauteur, son
visage exprima d’abord la stupeur ; puis une sorte de joie
délirante, elle se précipita vers la fenêtre ouverte, et passa ses
bras à travers les épais barreaux, en s’écriant : – Mon
fils ! mon fils Amael !…
Septimine et Bonaïk crurent un moment cette
infortunée privée de sa raison ; mais lorsqu’ils se furent
approché de la fenêtre vers laquelle Rosen-Aër s’était précipitée,
la jeune fille s’écria en joignant les mains : – Le chef
frank ! lui ! dans un des souterrains de
l’abbaye !…
Rosen-Aër et la Coliberte voyaient, de l’autre
côté du fossé, Berthoald, se tenant des deux mains aux barreaux du
soupirail de la cave. Soudain il reconnut sa mère, et, en proie à
une sorte d’extase, il s’écria d’une voix vibrante, qui, malgré la
distance, arriva jusqu’à l’atelier : – Ma mère !…
– Septimine, – dit précipitamment Bonaïk
à la Coliberte, – tu connais ce jeune homme ?
– Oh ! oui… il a été bon pour moi
comme un ange du ciel ! Je l’ai vu au couvent de
Saint-Saturnin ; c’est à ce guerrier que Karl a fait don de
cette abbaye.
– À lui ! – reprit le vieillard d’un
air surpris et pensif. – Alors comment se trouve-t-il dans ce
souterrain ?
– Maître Bonaïk ! – accourut dire un
des esclaves, – j’entends au dehors la voix de Ricarik ; il
s’est arrêté sous la voûte pour gourmander quelqu’un ; dans un
instant il sera ici ; il vient faire sa ronde matinale selon
son habitude.
– Grand Dieu ! – s’écria le
vieillard avec épouvante, – il va trouver cette femme en ce lieu,
l’interroger ; elle peut se trahir, avouer qu’elle est la mère
de ce jeune homme, victime sans doute de l’abbesse… – Et le
vieillard, courant à la fenêtre, saisit Rosen-Aër par le bras, et
lui dit en l’entraînant : – Au nom de la vie de votre fils,
venez ! venez !
– La vie de mon fils ! qui la
menace ?
– Suivez-moi… ou il est perdu et vous
aussi ! – Et Bonaïk, sans répondre à Rosen-Aër, lui montra le
petit caveau pratiqué derrière la forge ; et ajouta : –
Cachez-vous là, ne bougez pas.
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