– S’adressant ensuite aux apprentis
en courant à son établi : – Vous, enfants, martelez de toutes
vos forces et chantez à tue-tête. Toi, Septimine, polis ce vase.
Songez que si l’intendant se doute de quelque chose, nous avons
tout à craindre. Dieu veuille que ce malheureux garçon ne reste pas
au soupirail de la cave, ou qu’il ne soit pas vu de Ricarik !
– Ce disant, le vieil orfèvre se mit à marteler à tout rompre sur
son enclume, entonnant d’une voix sonore ce vieux chant des
orfèvres à la louange du bon Éloi : – « De la condition
d’ouvrier élevé à celle d’évêque, – Éloi, dans sa charge de
pasteur, a purifié l’orfèvre ; – Son marteau est l’autorité de
sa parole, – Son fourneau la constance du zèle, – Son soufflet
l’inspirateur, – Son enclume l’obéissance[11] ! »
Ricarik entra dans l’atelier. L’orfèvre ne
parut pas l’apercevoir, et continua de chanter en aplatissant à
coups de marteau une feuille d’argent qui terminait la crosse
abbatiale dont la ciselure supérieure était achevée. – Vous êtes
bien gais ici, ce matin, – dit l’intendant en s’avançant au milieu
de l’atelier. – Cessez ces chants… ils m’assourdissent…
– Je n’ai pas une goutte de sang dans les
veines, – murmura tout bas Septimine à Bonaïk. – Ce méchant homme
s’approche de la fenêtre… s’il allait voir le chef frank…
– Pourquoi tant de feu dans cette
forge ? – reprit l’intendant en faisant un pas vers le foyer
derrière lequel se trouvait le réduit où se cachait Rosen-Aër. –
T’amuses-tu donc à brûler du charbon sans nécessité ?
– Sans nécessité ? Non, puisque ce
matin même je vais fondre l’or et l’argent que vous m’avez apportés
hier.
– Mensonge ! les métaux se fondent
au creuset, non pas à la forge…
– Ricarik, à chacun son métier. J’ai
travaillé dans les ateliers du grand Éloi. Je sais mon état. Je
vais d’abord exposer mes métaux au feu ardent de la forge, les
marteler ensuite, puis je les mettrai au creuset ; la fonte en
sera plus liée.
– Tu ne manques jamais de raisons.
– Parce que j’en ai toujours de bonnes à
donner. Mais puisque vous voici, Ricarik, j’ai à vous demander
plusieurs objets nécessaires pour cette fonte, la plus considérable
que j’aie jamais faite dans ce monastère, puisque le vase d’argent
doit avoir deux pieds de hauteur, ainsi que vous le voyez d’après
le moule que voilà sur cette tablette.
– Que te faut-il ?
– J’aurais besoin d’un baril que je
remplirai de sable au milieu duquel je placerai mon moule… Ce n’est
pas tout… J’ai vu souvent, malgré les cercles qui entouraient les
douves des barils, où l’on mettait les moules plongés dans le
sable, ces douves éclater lorsque l’on versait dans le creux le
métal en fusion. Il me faudrait donc une longue corde que
j’enroulerais très-solidement autour du tonneau ; si les
cercles éclatent, la corde du moins ne se rompra point. Il me
faudrait, de plus, une non moins longue petite cordelle pour
assujettir les parois du moule.
– Tu auras le baril, la corde et la
cordelle.
– Encore un mot, Ricarik. Moi, et ces
jeunes gens, nous serons forcés, pour cette fonte, de passer ici
une partie de la nuit, les jours sont courts en cette saison.
Faites-nous donner une outre de vin, à nous, qui ne buvons jamais
que de l’eau ; cette largesse soutiendra nos forces durant
notre rude labeur nocturne. J’ajouterai que les jours de fonte,
dans l’atelier du grand Éloi, on régalait toujours les
esclaves…
– Soit ! vous aurez votre outre de
vin… aussi bien, c’est aujourd’hui jour de liesse en ce couvent,
car un grand miracle vient d’avoir lieu…
– Un miracle ?
– Oui… un juste châtiment du ciel a
frappé une bande d’aventuriers, à qui Karl le maudit avait eu
l’audace de concéder cette abbaye, bien sacré de l’Église. Ils
campaient cette nuit sur la jetée, comptant attaquer le monastère
au point du jour ; mais l’Éternel, par un redoutable et
surprenant prodige, a ouvert les cataractes du ciel. Les étangs se
sont grossis, et tous les scélérats ont été noyés.
– Gloire à l’Éternel ! – cria le
vieil orfèvre en faisant signe aux apprentis d’imiter son
enthousiasme, – gloire à l’Éternel ! qui noie les impies dans
les cataractes de sa colère !
– Gloire à l’Éternel ! – répétèrent
à tue-tête et en chœur les jeunes esclaves, – gloire à
l’Éternel ! qui noie les impies dans les cataractes de sa
colère !
– Miracle qui ne me surprend point du
tout, Ricarik, – ajouta l’orfèvre, – il est dû sans doute au
bienheureux pouce de Saint-Loup, cette sainte relique que
vous nous avez apportée hier. Elle aura opéré ce divin prodige.
– C’est probable… ainsi tu n’as pas
besoin d’autre chose ?
– Non, – répondit le vieillard en se
levant et examinant plusieurs caisses, – j’ai là pour la fonte du
soufre et du bitume en suffisante quantité, le charbon ne manque
point, l’un de mes apprentis va vous accompagner, Ricarik, il
rapportera le baril, les cordes et l’outre de vin, seigneur
intendant, ne l’oubliez pas !
– On vous la donnera plus tard, en vous
distribuant vos pitances.
– Ricarik, nous ne pourrons quitter
l’atelier d’un instant à cause de la fonte. Faites-nous distribuer
ce matin, s’il vous plaît, notre pitance quotidienne, afin que nous
ne soyons pas dérangés ; nous allons fermer la porte pour être
tranquilles !
– J’y consens, que l’un de tes apprentis
me suive, il rapportera toutes ces choses, mais que le vase soit
fondu demain, sinon l’échine vous cuira.
– Vous pouvez assurer notre sainte et
vénérable abbesse que le vase, en sortant du moule, sera digne d’un
artisan qui a vu le grand Éloi manier la lime et le burin. – Et,
s’adressant tout bas à l’un de ses apprentis, tandis que Ricarik se
dirigeait vers la porte : – Ramasse en chemin une douzaine de
cailloux gros comme des noix, cache-les dans ta poche et
rapporte-les. – Et il ajouta tout haut : – Accompagne le
seigneur intendant, mon garçon ; surtout, en revenant, ne
t’amuse pas en route.
– Soyez tranquille, maître, – dit
l’apprenti en faisant un signe d’intelligence au vieillard et
suivant l’intendant, – vos ordres seront exécutés !
Le vieillard resta quelques instants sur le
seuil, prêtant l’oreille aux pas de l’intendant qui
s’éloignait ; après quoi, fermant la porte au verrou, il
courut vers le caveau où se cachait Rosen-Aër, Septimine courut à
la fenêtre, afin de voir si Berthoald s’y trouvait encore ;
mais soudain elle s’écria, saisie d’effroi : – Grand
Dieu ! le jeune chef est perdu !… l’eau a gagné le
soupirail !
– Perdu ! mon fils ! – s’écria
Rosen-Aër avec désespoir en se précipitant à la croisée malgré les
efforts du vieillard pour la retenir. – Ô mon fils ! t’avoir
revu pour te perdre… Amael ! Amael !…
– Elle nous trahit… si on l’entend au
dehors ! – dit le vieillard avec terreur, en tâchant en vain
d’arracher des barreaux où elle se cramponnait, cette malheureuse
femme, qui appelait son fils d’une voix déchirante. Mais Amael
(puisque Berthoald était pour lui un nom d’emprunt), Amael ne
reparut pas. Le flot avait gagné l’ouverture du soupirail, et
malgré la largeur du fossé qui séparait les deux bâtiments l’un de
l’autre, on entendait le bruit sourd des eaux qui, s’engouffraient
par cette ouverture, tombaient au fond du souterrain. Septimine,
pâle comme une morte, ne trouvait pas une parole. Rosen-Aër, dans
l’égarement de son désespoir, tâchait d’ébranler les épais barreaux
de la fenêtre en murmurant d’une voix entrecoupée de
sanglots : – Oh ! savoir qu’il est là… dans l’agonie…
mourant !…
– Espoir ! – cria le vieillard, dont
les larmes coulaient à la vue de cette douleur maternelle, –
espoir !… Je fixe depuis un instant cette pierre couverte de
mousse, à l’angle du soupirail, l’eau ne l’envahit pas ; elle
ne monte plus… Voyez, voyez !
Septimine et Rosen-Aër essuyèrent leurs yeux
et regardèrent la pierre que leur indiquait Bonaïk. Elle ne fut
pas, en effet, submergée… Bientôt même le bruit des eaux
s’engouffrant dans le soupirail s’amoindrit et cessa peu à peu.
– Il est sauvé ! – s’écria
Septimine. – Merci, mon Dieu !
– Sauvé… – murmura Rosen-Aër d’un air de
doute accablant. – Et s’il est tombé dans cette cave assez d’eau
pour le noyer… Oh ! s’il vivait encore, il eût répondu à ma
voix… Non, non ! il se meurt ! il est mort !…
– Maître Bonaïk, on frappe à la porte, –
accourut dire l’un des apprentis.
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