– Faut-il ouvrir ?

– Vite, retournez dans votre cachette, – dit le vieillard à Rosen-Aër ; et comme elle ne semblait pas l’entendre, il ajouta : – Mais vous voulez donc vous perdre, nous perdre tous ! nous qui sommes prêts à nous dévouer pour vous et votre fils ? – À ces mots, Rosen-Aër quitta la fenêtre et rentra dans le réduit, tandis que le vieillard, s’approchant de la porte, disait : – Qui est là ?

– Moi, maître Bonaïk, – répondit au dehors la voix de l’apprenti qui était sorti avec Ricarik, – moi, Justin.

– Entre vite, – dit l’orfèvre au jeune garçon qui portait sur son épaule un baril vide et à sa main un panier renfermant des provisions, l’outre de vin et un gros paquet de cordes. Le vieillard, poussant les verrous de la porte, prit l’outre de vin dans le panier, et, allant vers le réduit où se cachait Rosen-Aër, lui dit : – Buvez un peu de vin pour vous réconforter ; c’est pour vous que je l’ai demandé.

Mais la mère d’Amael repoussa l’outre en s’écriant d’une voix désespérée : – Mon fils ! mon fils !

– Justin, – dit le vieillard à l’apprenti, – as-tu des cailloux ?

– Oui, maître Bonaïk, j’en ai rempli mes poches.

– Donne-m’en un. – Le vieillard prit la petite pierre et courut à la fenêtre en disant : – Si ce malheureux n’est pas noyé, il se doutera, en voyant tomber ce caillou dans la cave, que c’est un signal. – Et après avoir judicieusement visé et calculé le jet de sa pierre, l’orfèvre la lança dans l’ouverture du soupirail. Rosen-Aër et Septimine, en proie à une anxiété mortelle, attendaient le résultat de la tentative de Bonaïk : les apprentis eux-mêmes gardaient un profond silence. Quelques moments se passèrent ainsi dans une attente pleine d’angoisses. – Rien… – murmura l’orfèvre, les yeux ardemment fixés sur l’ouverture du soupirail, – rien…

– Il est mort ! – s’écria Rosen-Aër, tandis que Septimine la retenait entre ses bras. – Je ne le verrai plus !

– Une autre pierre ! – dit le vieillard. Et il lança un second caillou dans le souterrain. Ce fut encore un moment d’angoisse : toutes les respirations étaient suspendues. Enfin, au bout de quelques instants, Rosen-Aër, se dressant sur la pointe des pieds, s’écria : – Ses mains ! je vois ses mains ! il se cramponne aux barreaux du soupirail ! Merci, Hésus ! merci… vous me l’avez rendu ! – Et elle tomba à genoux.

Bonaïk vit alors la pâle figure d’Amael encadrée de ses longs cheveux ruisselants d’eau, apparaître entre les barreaux. Le vieillard lui fit signe de disparaître de nouveau, en disant à voix basse, et comme s’il avait pu être entendu par le prisonnier : – Et maintenant, cachez-vous, cachez-vous, et attendez ! – Se retournant alors vers Rosen-Aër : – Votre fils m’a compris ; mais, je vous en supplie, du calme… pas d’imprudence. – Allant ensuite à son établi, où se trouvaient plusieurs morceaux de parchemin, dont il se servait pour dessiner les modèles de ses orfèvreries, il écrivit ces mots : – « Si l’eau n’a pas tellement envahi le souterrain que vous puissiez y rester sans danger jusqu’à la nuit, donnez trois secousses à la cordelle au bout de laquelle sera attachée la pierre qui aura ce billet pour enveloppe ; en ce cas, cette cordelle nous servira de moyen de communication ; lorsque vous la verrez s’agiter, préparez-vous à recevoir un nouvel avis : jusque-là, ne paraissez pas au soupirail. Votre mère espère comme nous vous sauver. Courage et confiance ! »

Ces mots écrits, l’orfèvre enveloppa un caillou avec ce parchemin, heureusement, de sa nature, imperméable, lia le tout au moyen de la corde, au milieu de laquelle il attacha un petit morceau de fer afin de la faire plonger dans l’eau, et de rendre ainsi invisible ce moyen de correspondance entre l’atelier et le souterrain ; puis il lança dans le soupirail la pierre, à laquelle était attachée la cordelle, dont il garda l’extrémité dans sa main. Quelques moments après, trois secousses données à cette corde annoncèrent à Bonaïk qu’Amael pouvait rester jusqu’au soir sans danger dans sa prison, et qu’il exécuterait les recommandations du vieillard. Cette espérance ranima l’espoir de Rosen-Aër, et, dans l’élan de sa reconnaissance, elle prit les mains de l’orfèvre en lui disant : – Bon père, vous le sauverez, n’est-ce pas ? vous le sauverez ?

– J’y tâcherai, pauvre femme ! mais laissez-moi rassembler mes esprits… À mon âge, voyez-vous, de pareilles émotions sont rudes ; il faut, pour réussir, agir avec prudence et réflexion. Aussi vais-je réfléchir, l’entreprise est difficile…

Pendant que l’orfèvre pensif, accoudé sur son établi, appuyait son front dans sa main, et que les apprentis demeuraient silencieux et inquiets, Rosen-Aër, rappelant ses souvenirs, dit à Septimine : – Mon enfant, vous avez dit que mon fils avait été bon pour vous comme un ange du ciel… où l’avez-vous donc connu ?

– Près de Poitiers, au couvent de Saint-Saturnin… Ma famille et moi, touchées de compassion pour un jeune prince, un enfant, retenu prisonnier dans ce monastère, nous avons voulu favoriser l’évasion de ce pauvre petit ; tout a été découvert ; on voulait me châtier d’une manière honteuse, infâme ! – ajouta la Coliberte en rougissant encore à ce souvenir. – On voulait me vendre, me séparer de mon père, de ma mère… Alors, votre fils, favori de Karl, le chef des Franks…

– Mon fils !

– Oui, le seigneur Berthoald.

– Berthoald ?

– Hélas ! ainsi s’appelle celui qui est renfermé dans ce souterrain…

– Mon fils Amael, portant le nom de Berthoald ! mon fils, favori du chef des Franks ! – s’écria Rosen-Aër, frappée de stupeur. – Mon fils, élevé dans l’horreur des conquérants de la Gaule, ces oppresseurs de notre race ! mon fils, favori de l’un d’eux ! non, non… tes souvenirs te trompent…

– Mes souvenirs me tromper… Oh ! je vivais cent ans, que jamais je n’oublierai ce qui s’est passé au couvent de Saint-Saturnin, la touchante bonté du seigneur Berthoald envers moi, qu’il ne connaissait pas. N’a-t-il pas obtenu de Karl ma liberté, celle de mon père et de ma mère ? N’a-t-il pas été assez généreux pour me donné de l’or afin de subvenir aux besoins de ma famille ?

– Ma raison se perd à chercher le secret de ce mystère ; la troupe de guerriers qui nous emmenaient esclaves, s’est en effet arrêtée à l’abbaye de Saint-Saturnin, – reprit Rosen-Aër avec angoisse et elle ajouta : – Mais si celui-là, que tu appelles Berthoald, a obtenu ta liberté du chef des Franks, comment es-tu esclave ici, pauvre enfant ?

– Le seigneur Berthoald s’est fié à la parole de Karl, et Karl s’est fié à la parole du supérieur du couvent ; mais après le départ du chef des Franks et de votre fils, l’abbé, qui m’avait déjà vendue à un juif, a maintenu le marché… En vain j’ai imploré les guerriers que Karl avait laissés au monastère pour en prendre possession et garder le petit prince, mes prières ont été vaines ; j’ai été séparée de ma famille. Le juif a gardé l’or que votre fils m’avait donné généreusement, et m’a emmenée en ce pays ; il m’a vendue à l’intendant de cette abbaye, qui a été octroyée par Karl au seigneur Berthoald, ainsi que je l’ai appris au couvent de Saint-Saturnin.

– Cette abbaye octroyée à mon fils !… lui, compagnon de guerre de ces Franks maudits ! lui, traître ! lui, renégat ! Oh ! si tu dis vrai, honte et malheur sur mon fils !…

– Traître ! renégat ! le seigneur Berthoald ! lui, le plus généreux des hommes ! lui, qui m’eût arrachée à l’esclavage sans la cruauté de l’abbé, qui m’a livrée au juif Mardochée.

– Ce juif s’appelait ainsi ?

– Vous le connaissez ?

– Écoute, pauvre enfant, et tu comprendras ma douleur… Après une grande bataille livrée près de Narbonne contre les Arabes, j’ai été prise par les guerriers de Karl : le butin, les esclaves ont été tirés au sort ; on nous a dit, à moi et à mes compagnes, que nous appartenions au chef Berthoald et à ses hommes.

– Vous… esclave de votre fils ! Mais il l’ignorait, mon Dieu !

– Oui, de même que j’ignorais que mon nouveau maître Berthoald… fût mon fils Amael.

– Durant ce voyage du Languedoc ici, votre fils ne vous a pas vue ?

– Nous étions huit ou dix femmes esclaves dans chaque chariot couvert ; nous suivions l’armée de Karl. Parfois les hommes du chef Berthoald venaient nous voir, et… mais je n’offenserai pas ta pudeur, pauvre enfant, en te racontant ces violences infâmes ! – ajouta Rosen-Aër en frémissant à ces souvenirs de dégoût et d’horreur. – Mon âge m’a préservée d’une honte à laquelle j’aurais d’ailleurs échappé par la mort… Mon fils n’a jamais pris part à ces immondes orgies mêlées de cris, de larmes et de sang ; car on frappait jusqu’au sang les malheureuses qui voulaient échapper à ces outrages. Nous sommes ainsi arrivées jusqu’aux environs du couvent de Saint-Saturnin ; là, nous avons fait une halte de quelques heures. Le juif Mardochée se trouvait alors dans ce monastère ; apprenant sans doute qu’à la suite de l’armée il y avait des esclaves à acheter, il s’est rendu près de nous, accompagné de quelques hommes de la bande de Berthoald. Tu as été vendue, pauvre enfant, tu sais l’horrible examen que vous font subir ces marchands de chair gauloise ?

– Oui, oui, cette honte, je l’ai subie devant les moines de Saint-Saturnin lorsqu’ils m’ont vendue au juif, – répondit Septimine en cachant dans ses mains son visage empourpré de confusion. Rosen-Aër poursuivit : – Des femmes, des jeunes filles, malgré leurs prières, leur résistance, ont été dépouillées de leurs vêtements et profanées, souillées par les regards des hommes qui voulaient nous vendre et nous acheter ! À cette honte, mon âge n’a pu me soustraire… – Et, fondant en larmes et tordant ses mains avec désespoir, la mère d’Amael ajouta en gémissant : – Et voilà ces Franks dont mon fils est le compagnon de guerre ! Il s’unit avec eux ! combat avec eux ! possède comme eux des esclaves de sa race ! et parmi ces esclaves, ainsi outragées, il a sa mère ! justice du ciel ! sa mère !

– Oh ! c’est horrible ! mais il ignorait cela… et puis, comment, lui, étant de notre race, s’est-il réuni aux Franks ?

– Cette indignité confond ma raison, révolte mon cœur. À l’âge de quinze ans, mon fils a disparu de la vallée de Charolles, où nous vivions libres et heureux… Que s’est-il passé depuis ? je l’ignore…

En entendant prononcer le nom de la vallée de Charolles, Bonaïk, jusqu’alors pensif, tressaillit, puis prêta l’oreille à la suite de l’entretien de la Coliberte et de la mère d’Amael, qui reprit : – Revenons à ce juif, il a peut-être le secret de la vie de mon fils.

– Ce juif… et comment ?

– Malgré ma douleur, lorsque ce juif vint nous marchander, je subis le sort commun, je fus dépouillée de mes vêtements… Ah ! pour la sainteté de mon nom de mère, que mon fils ignore toujours ma honte ! cette pensée serait l’éternel et juste remords de sa vie, s’il doit vivre… – ajouta Rosen-Aër à voix basse, afin de n’être entendue que de Septimine. – Pendant que je subissais donc le sort de mes compagnes d’esclavage… le juif remarqua sur mon bras gauche ces deux mots tracés en caractères ineffaçables : Brenn-Karnak.

– Brenn-Karnak ! – reprit la Coliberte d’une voix plus élevée ; aussi fut-elle entendue par le vieillard. – Quels sont ces noms ? pourquoi étaient-ils tracés sur votre bras ?

– Cet usage, depuis plusieurs générations, a été adopté parmi nous, car, hélas ! en ces temps de troubles, de guerres continuelles, les familles sont exposées à être séparées, dispersées au loin, et un signe indélébile peut les aider à se reconnaître. – À peine Rosen-Aër avait-elle prononcé ces mots, que s’approchant d’elle, Bonaïk, ému, troublé, s’écria : – Vous êtes de la race de Joel, le brenn de la tribu de Karnak ?

– Oui, bon père ; mais d’où savez-vous ?…

– Vous habitiez en Bourgogne la vallée de Charolles ? jadis concédée à Loysik, frère de Ronan, par le roi Clotaire Ier ?

– Mais encore une fois, bon père, comment savez-vous cela ? – Le vieillard releva la manche de son sarrau, et, du doigt, montra ces deux mots : Brenn-Karnak, tracés sur son bras.