–
Puis passant auprès de l’établi des apprentis, il ajouta : –
Tout à l’heure je vous ai encore sauvés des lanières. Songez à
votre promesse : soyez réservés à l’égard de cette jeune
fille.
Le vieil orfèvre quittant l’atelier avec
Ricarik, le suivit sous un immense hangar situé au dehors de
l’abbaye. Là étaient déjà réunis presque tous les esclaves et
colons qui apportaient au monastère leurs redevances. Il y avait
ainsi par an quatre jours fixés pour le payement des grandes
redevances. À ces époques les produits des terres, si péniblement
cultivées par les Gaulois, affluaient à l’abbaye ; l’abondance
et l’oisiveté régnaient ainsi dans ce saint lieu comme dans tant
d’autres monastères, tandis que les populations asservies qui, par
leur écrasant labeur, produisaient seules cette abondance, à peine
abritées sous des masures de boue et de roseaux, vivaient au milieu
d’une misère atroce, accablées de charges de toutes sortes. Le
vieil orfèvre et l’intendant de l’abbaye de Meriadek se rendirent
donc dans l’immense hangar où étaient réunies toutes les richesses
variées d’une terre féconde, richesses qui auraient pu assurer le
bien-être de ceux qui les avaient créées à force de sueurs et de
privations ; pourtant ceux-là venaient religieusement, dans
leur soumission catholique, augmenter le superflu de la fainéantise
abbatiale en se privant du nécessaire. Rien n’était à la fois plus
triste et plus animé que ce tableau d’un jour de redevance :
ces hommes des champs, à peine vêtus, esclaves ou colons, dont la
maigreur trahissait l’infortune, arrivaient, portant sur leurs
épaules ou charroyant les produits les plus nombreux et les plus
variés. Au bruit tumultueux de la foule, se joignaient les
bêlements des moutons et des veaux, le grognement des porcs, les
beuglements des bœufs, le gloussement des volailles, animaux que
les redevanciers apportaient ou amenaient vivants ; d’autres
ployaient sous le poids de grands paniers remplis d’œufs, de
fromage, de beurre ou de gâteaux de miel ; d’autres roulaient
des tonneaux de vin, conduits jusqu’à l’abbaye sur des espèces de
traîneaux ; ailleurs on déchargeait des chariots de leurs
pesants sacs de froment, de seigle, d’épeautre, d’avoine ou de
graine de moutarde. Là s’amoncelaient le foin et la paille, plus
loin s’empilait le bois de chauffage ou de charpente, tel que
poutres, voliges, bardeaux (petites planchettes de chêne pour
couvrir les toits), échalas pour les vignes, pieux pour les
clôtures ; les esclaves forestiers apportaient des daims et
des sangliers, venaison destinée à être fumée ; des colons
amenaient en laisse des chiens courants pour la vénerie qu’ils
devaient élever, ou tenaient en cage des faucons et des éperviers
qu’ils devaient dénicher pour la fauconnerie ; d’autres, taxés
à un certain nombre de livres de fer et de plomb, nécessaires à
l’entretien des bâtiments de l’abbaye, apportaient ces
métaux ; plus loin, c’étaient des rouleaux de toile de lin,
des ballots de laine ou de chanvre à filer, d’immenses pièces de
serge tissée au métier, des paquets de peaux de mouton, de bœuf ou
de veau, corroyées, toutes préparées pour la main-d’œuvre. Il y
avait encore des redevanciers tenus de fournir une certaine
quantité de livres de cire, d’huile, de savon, et jusqu’à des
torches de bois résineux, des paniers, de l’osier, de la corde
tissée, des haches, des cognées, des houes, des bêches et autres
instruments aratoires[7].
Ricarik s’était assis dans l’un des coins du
hangar, auprès d’une table, pour percevoir les taxes en argent des
colons retardataires, tandis que plusieurs sœurs tourières du
monastère, vêtues de leurs robes noires et de leurs voiles blancs,
allaient de groupe en groupe, tenant un parchemin où elles
inscrivaient les redevances en nature. Le vieil orfèvre, debout
auprès de Ricarik, examinait l’un après l’autre les sous ou les
deniers d’argent et de cuivre que donnaient en payement les
redevanciers, et trouvait toute monnaie de bon aloi ; il eût
craint d’exposer par son refus ces pauvres gens à de mauvais
traitements, car l’intendant était un homme impitoyable. Les colons
hors d’état de payer ce jour-là formaient un groupe assez nombreux,
attendant avec anxiété l’appel de leurs noms ; plusieurs
étaient accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants ; ceux
qui purent payer leur taxe s’étant acquittés, Ricarik appela à
haute voix Sébastien. Le colon s’avança tout tremblant ; sa
femme et ses deux enfants, aussi misérablement vêtus que lui.
– Non seulement tu n’as pas payé ta
redevance fixée à vingt sous d’argent, – dit l’intendant, – mais,
la semaine passée, tu as refusé de charroyer des laines, des toiles
de lin et des peaux corroyées, que l’abbesse envoyait vendre à
Rennes.
– Hélas ! seigneur, si je n’ai pas
payé ma redevance, c’est que peu de temps avant la moisson
l’ouragan a couché mes blés mûrs. J’aurais pu en retirer quelque
chose s’ils avaient été moissonnés à temps ; mais les esclaves
qui cultivent avec moi ont été requis cinq jours sur sept pour
travailler aux nouvelles clôtures du parc de l’abbaye et pour curer
l’un des étangs. Seul, je ne pouvais moissonner le champ ; de
grandes pluies sont venues, le blé a germé sur terre, la récolte a
été perdue. Il me restait un champ d’épeautre, moins maltraité par
l’ouragan ; mais ce champ avoisine la forêt de l’abbaye, et
les cerfs ont, comme l’an passé, ravagé ma moisson sur pied.
Ricarik haussa les épaules et ajouta : –
Tu dois en outre six charretées de foin, tu ne les as pas
apportées ; cependant les prairies du domaine que tu cultives
sont excellentes ; tu pouvais avec le surplus des six
charretées te procurer de l’argent.
– Hélas ! seigneur, je ne vois
jamais la première coupe de ces prés ; les troupeaux qui
appartiennent en propre à l’abbaye viennent paître sur mes terres
dès le printemps ; si, pour les garder, j’y mets des esclaves,
tantôt ils sont battus par ceux du monastère, tantôt ils les
battent ; mais toujours leurs bras me font faute. De plus,
vous le savez, seigneur, presque chaque jour amène sa redevance
personnelle : aujourd’hui il nous faut aller façonner les
vignes de l’abbaye : demain, labourer, herser, ensemencer ses
terres, charroyer ses récoltes, construire ses clôtures ; il a
fallu, de plus, creuser des tranchées dans la chaussée des Étangs,
lorsque l’abbesse a craint de voir le couvent attaqué par des
bandes errantes. Il nous a aussi fallu en ce temps-là faire le
guet… Aussi, que voulez-vous, seigneur, lorsque sur trois nuits on
est forcé d’en veiller deux pour la sûreté de l’abbaye, et qu’il
faut se remettre à l’ouvrage dès l’aube, la fatigue est grande et
le temps manque.
– Et les charrois que tu as
refusés ?
– Refusé ! non, seigneur ; lors
du dernier charroi que mes chevaux ont dû faire pour le service de
l’abbaye, l’un d’eux a été fourbu par suite d’une charge trop
lourde et d’un trop long trajet : il est mort… Il ne me
restait qu’un cheval très-chétif ; à lui seul pouvait-il
traîner le chariot pesamment chargé de toiles, de peaux et de
laines que l’on voulait me donner à conduire ?
– Ainsi, tu n’as plus qu’un cheval ?
Comment cultiveras-tu tes terres ? comment t’acquitteras-tu
des redevances que tu dois et de celles de l’an prochain ?
– Hélas ! seigneur, je suis dans un
embarras cruel ; j’ai amené ma femme et mes enfants que
voici ; ils se joignent à moi pour vous implorer et vous
demander la remise de ce que je dois ; peut-être à l’avenir
n’éprouverai-je pas tant de désastres coup sur coup.
Et à un signe du malheureux Gaulois, sa femme
et ses enfants se jetèrent aux pieds du Frank en l’implorant avec
larmes. Alors il dit au colon : – Tu as sagement fait d’amener
ici ta femme et tes enfants, tu m’épargnes la peine de les envoyer
chercher. Je connais certain juif de Nantes, nommé Mardochée ;
il prête sur les personnes[8] ; ta
femme et tes deux enfants, déjà en âge de travailler, peuvent
valoir, à eux trois, dix-huit à vingt sous d’or, le juif en payera
au moins dix comptant, sur lesquels je prélèverai le prix du
charroi que tu aurais dû faire et le prix d’un bon cheval de trait
que je t’achèterai pour remplacer celui que tu as perdu… Lorsque tu
rembourseras le juif de ses avances, il te rendra ta femme et tes
enfants[9].
Le colon et sa famille avaient écouté
l’intendant avec une sorte de stupeur douloureuse ; mais
bientôt ils éclatèrent en sanglots et en prières. – Seigneur, –
disait le Gaulois, – vendez-moi, si vous le voulez, comme esclave,
ma condition ne sera pas pire que celle ou je vis ; mais ne me
séparez pas de ma femme et de mes enfants… Jamais je ne pourrai
payer mes redevances arriérées et rembourser le juif ; je
préfère l’esclavage avec les miens à ma misérable vie de
colon !
– Assez ! assez !… – dit
Ricarik, – je tiens à toi ; tu es un bon cultivateur, mais tu
as à nourrir une famille trop nombreuse, cela te ruine… Lorsque tu
n’auras à subvenir qu’à tes seuls besoins, tu pourras payer tes
redevances, et le prêt de Mardochée te mettra à même de continuer
ta culture. – Et, s’adressant à l’un de ses hommes : – Que
l’on emmène la femme et les enfants de Sébastien… Justement le juif
Mardochée se trouve ici.
Bonaïk tâcha d’apitoyer le Frank sur le sort
de cette pauvre famille gauloise ; ses supplications furent
inutiles. Ricarik continuait d’appeler par leurs noms d’autres
colons retardataires, lorsqu’on amena devant lui un jeune garçon de
dix-sept à dix-huit ans, qui se débattait vigoureusement contre
ceux qui l’entraînaient en s’écriant courroucé : –
Laissez-moi ! laissez-moi ! j’ai apporté pour la
redevance de mon père trois faucons et deux autours pour le
perchoir de l’abbesse. Je les ai dénichés au risque de me
briser les os… que voulez-vous de plus ?
– Ricarik, – dit l’un des deux esclaves
de l’abbaye qui amenaient le jeune garçon, – nous étions près de la
clôture de la cour du perchoir, lorsque nous avons vu un épervier,
encore chaperonné, qui venait sans doute de s’échapper des mains du
fauconnier. L’oiseau a quelque peu volé ; puis, sans doute
empêché par son chaperon, il est allé s’abattre près de la
clôture : aussitôt le jeune garçon a jeté son bonnet sur
l’épervier, puis s’est précipité à terre pour s’emparer de l’oiseau
qu’il a mis dans son bissac. Nous avons alors couru et saisi le
larron sur le fait. Voici le bissac ; l’épervier est encore
dedans tout chaperonné.
– Qu’as-tu à répondre ! – demanda
Ricarik au jeune garçon, qui resta sombre et silencieux. – Tu
n’oses pas nier avoir voulu voler l’épervier ? Sais-tu de
quelle manière la loi punit le vol de l’épervier ? elle
condamne le voleur à payer trois sous d’argent ou à se laisser
manger six onces de chair sur la poitrine par l’oiseau[10], or, cette loi, j’ai fort envie de te
l’appliquer, elle serait d’un salutaire exemple pour les larrons
d’éperviers… Qu’en dis-tu ?
– Je dis, – reprit audacieusement le
jeune garçon, – je dis que si notre abbesse du diable, que tu dois
représenter au naturel, car je ne l’ai jamais vue, donne en pâture
à ses oiseaux de chasse notre chair, seul bien qu’elle nous laisse,
elle le peut, puisque je ne saurais m’échapper ; mais aussi
vrai que je m’appelle Broute-Saule, tôt ou tard je me
vengerai !
– Tu es un insolent scélérat ! –
s’écria l’intendant furieux. – Il me plaît à moi de t’appliquer la
loi de l’épervier !
– Et si j’en réchappe, il me plaira de te
répondre par la loi du couteau, qui est la loi de tous pays, pourvu
que pour l’appliquer l’on ait le cœur ferme, la main sûre…
– Qu’on le saisisse ! – s’écria
Ricarik, – qu’on l’attache sur un des bancs qui sont au dehors du
hangar, afin que son châtiment soit public… Que la chair de sa
poitrine soit donnée en pâture à l’oiseau ; il becquettera
dans le vif jusqu’à ce que je dise : assez !
– Oh ! bourreau ! – s’écria
Broute-Saule que l’on entraînait, – si je peux quelque jour, un
couteau à la main, te joindre en un lieu écarté, toi ou ton abbesse
du diable, vous aurez beau dire assez, moi, vous frappant,
je dirai : Non, ce n’est pas assez !
– Misérable sacrilège ! tu oses dire
que tu lèverais le poignard sur notre vénérable abbesse, notre
sainte mère en Christ !
La foule des esclaves assistant à cette scène
éclata en violents murmures d’indignation contre Broute-Saule,
assez impie pour parler ainsi de l’abbesse Méroflède ; et ces
malheureux, dans leur hébétement farouche, se pressèrent, curieux
d’assister à son supplice. Le jeune Gaulois, nu jusqu’à la
ceinture, fut garrotté sur un banc au dehors du hangar ;
Ricarik, afin d’appâter l’oiseau carnivore, tira son couteau et fit
une légère blessure au sein droit du patient : l’épervier, à
la vue du sang, enfonça ses serres aiguës dans la blanche et large
poitrine de Broute-Saule, dont il commença de becqueter la chair
vive.
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