Rustique courut entr’ouvrir le ventail mobile et supérieur de la porte d’entrée, regarda en dehors et se retournant, dit à demi-voix : – C’est le Comte Roth-bert, il passe avec ses hommes et l’archevêque de Rouen ; il revient sans doute des remparts et retourne à son châtelet.

– Bon père, – dit vivement Gaëlo en rebouclant son brassard, car pendant son entretien avec le vieillard, Guyrion et Rustique-le-Gai avaient achevé le pansement de la blessure du pirate ; – bon père, vous m’avez promis de me conduire, moi et ma compagne, au palais du Comte de Paris ; venez, le temps presse, j’ai hâte d’accomplir ma mission… elle est étrange.

– Cette mission, – dit Eidiol, – quelle est-elle ?

– La belle Shigne va signifier au Comte que Rolf, le pirate north-man, veut épouser Ghisèle, fille de Karl-le-Sot, roi des Français, et moi je vais signifier au comte que Rolf veut en dot la Neustrie.

Eidiol resta un moment muet de stupeur, tandis que Rustique-le-Gai s’écriait en riant aux éclats : – Quoi ! ce vieux brigand de Rolf a suivi mes conseils ! Par l’œil qui manque à ce vilain borgne ! je ne me croyais pas si bon conseiller !

– Ô vengeance divine et sainte ! – s’écria Eidiol, – comme elles finissent ces races royales issues de la conquête ! L’un des descendants de Joël a refusé d’être le geôlier du dernier rejeton de Clovis, et c’est encore un de tes descendants, ô Joël, qui va dire au rejeton dégénéré de Karl-le-Grand, cette seconde lignée de nos conquérants : « Donne ta fille à un vieux pirate souillé de tous les crimes et abandonne-lui l’une des plus belles provinces qui te restent, sinon, tremble pour ta couronne ! »

Quelques instants après, la belle Shigne et Gaëlo, ayant endossé par-dessus leurs armures les casaques à capuchon des mariniers parisiens, se rendaient au château du Comte Roth-bert, guidés par Eidiol.

*

* *

L’un des pavillons de la résidence royale de Compiègne servait d’habitation à Ghisèle, fille de Karl-le-Sot, roi des Franks ; elle se tenait d’habitude avec ses femmes dans la grande salle du premier étage ; une haute et étroite fenêtre garnie de petits vitraux, percée dans une muraille de dix pieds d’épaisseur, s’ouvrait sur la sombre et immense forêt au milieu de laquelle s’élevait le château de Compiègne. Ghisèle, ce matin-là, travaillait à un morceau de tapisserie : elle venait d’atteindre sa quatorzième année, Karl-le-Sot, marié à seize ans, ayant été père à dix-sept : la figure de Ghisèle était enfantine et douce ; sa nourrice, femme d’environ trente-six ans, se tenait auprès d’elle, lui donnant les laines de couleurs variées dont se servait la jeune princesse pour son travail. À ses pieds, sur un escabeau, se tenait Yvonne, sa sœur de lait ; plus loin quelques filles assises sur leurs talons, filaient leur quenouille ou s’occupaient de divers ouvrages de lingerie.

– Jeanike, – disait Ghisèle à sa nourrice, – mon père vient toujours m’embrasser chaque matin, et il n’est pas encore venu ? voici pourtant le soleil déjà haut.

– Je vous l’ai dit, le Comte Roth-bert et le seigneur Francon, archevêque de Rouen[23], accompagnés d’une nombreuse escorte, sont arrivés cette nuit de Paris ; le chambellan est allé éveiller le roi votre père, et depuis quatre heures du matin il s’entretient avec le seigneur Comte et le seigneur archevêque.

– Ce voyage de nuit m’inquiète : pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une mauvaise nouvelle ?

– Quelle mauvaise nouvelle y a-t-il à craindre ? croirait-on pas que les North-mans sont à Paris, comme dit le proverbe ? – reprit la nourrice en souriant et haussant les épaules ; – ne vous alarmez donc pas ainsi, chère fille.

– Je sais, Jeanike, que les North-mans ne sont pas à Paris. Dieu nous sauve de ces pirates maudits !

– Le chapelain assurait l’autre jour, – reprit Yvonne, – qu’ils ont des pieds de bouc et sur la tête des cornes de bœuf.

– Tais-toi ! tais-toi ! – reprit Ghisèle en frissonnant, – ne parle pas de ces païens, leur nom seul me fait horreur ! Hélas ! n’ont-ils pas fait mourir ma mère !

– Il est vrai, – reprit tristement la nourrice. – Ah ! ce fut une nuit fatale que celle où ces démons, conduits par Rolf le damné, attaquèrent le château de Kersy-sur-l’Oise, après avoir remonté cette rivière. La reine votre mère vous nourrissait ; elle ressentit une telle épouvante que son sein tarit, et elle mourut. De ce moment vous avez partagé mon lait avec ma petite Yvonne. J’avais été jusqu’alors très-malheureuse ; enfant trouvée, vendue toute petite à l’intendant du domaine royal de Kersy, mon sort s’est amélioré lors que je suis devenue votre nourrice, et mon fils aîné Germain est devenu l’un des serfs forestiers des bois de Compiègne.

– Ah ! nourrice, – reprit en soupirant Ghisèle, dont les yeux se remplirent de larmes, – chacun a ses peines ! Je suis fille de roi, mais je n’ai plus de mère ; aussi par pitié ne prononce jamais devant moi le nom des North-mans ! ces monstres qui m’ont privée des tendresses maternelles !

– Allons, chère fille, ne pleurez pas ainsi, – dit affectueusement Jeanike, en essuyant les yeux de Ghisèle, tandis que sa sœur de lait, agenouillée sur son escabeau, ne pouvant non plus retenir ses pleurs, regardait la jeune princesse d’un air navré.

À ce moment, le rideau qui remplaçait la porte de la chambre se souleva, et le roi des Français Karl-le-Sot, entra. Ce descendant de Karl, le grand empereur, avait alors trente-deux ans ; ses yeux à fleur de tête, sa lèvre inférieure presque toujours pendante, son menton rentré, donnaient à sa physionomie une apparence si stupide, si épaisse, qu’à la mine on l’eût surnommé le Sot ; ses longs cheveux, symbole de race royale, encadraient sa figure bouffie terminée par une barbe clair-semée ; il semblait profondément abattu, et dit brusquement à Jeanike : – Dehors nourrice, dehors tout le monde ! – Le roi resta seul avec Ghisèle, qui l’embrassa tendrement, cherchant dans sa présence une consolation aux pénibles pensées que venait d’éveiller le souvenir de sa mère. Karl-le-Sot se prêta aux caresses de sa fille et lui dit : – Bonjour, enfant, bonjour ; mais pourquoi pleurer ? tes yeux sont rouges de larmes ?

– Ce n’est rien, mon bon père ; j’étais triste, votre vue me fait oublier mon chagrin. Vous venez tard ce matin ? ma nourrice m’a dit que cette nuit le Comte de Paris est arrivé avec le seigneur archevêque de Rouen ? – Le roi fit, en soupirant, un signe de tête affirmatif. – Ils ne vous ont pas, je l’espère, apporté de fâcheuses nouvelles ?

– Hélas ! – répondit Karl-le-Sot en soupirant de nouveau et hochant la tête, – elles seraient fort désastreuses, ces nouvelles, si je n’acceptais point certaines conditions !

– Et ces conditions, sera-t-il en votre pouvoir de les remplir ? – Ghisèle, en disant ces mots, regarda son père d’un air si naïf, si doux, que Karl, sot, mais non point méchant, parut troublé, attendri, baissa les yeux devant sa fille, et répondit en balbutiant :

– Ces conditions ! ah ! ces conditions, elles sont dures !… oh ! très-dures !… Mais enfin… que faire ? j’aurais beau vouloir regimber ; on me force… Que veux-tu que je fasse, moi, si l’on me force ?

– On force votre volonté, à vous, mon père, à vous, le roi des Français ?

– Le roi des Français, moi ! – s’écria Karl avec amertume et colère. – Est-ce qu’il y a aujourd’hui un roi des Français ? Ce sont les comtes, les duks, les marquis, les évêques, les abbés, qui sont rois ! Est-ce que depuis un siècle, grâce à notre faiblesse, les seigneurs ne se sont pas tous rendus maîtres et souverains héréditaires des comtés, des duchés, qu’ils devaient seulement gouverner en notre nom ? C’est vrai cela, Ghisèle ; enfin, voyons, dis-moi qui règne dans le Vermandois… est-ce moi ? Non, c’est le comte Héribert… Qui règne sur le pays de Melun, est-ce moi ? Non, c’est le comte Errenger ; et sur le pays de Reims ? c’est l’archevêque Foulques ; et en Provence ! c’est le duk Louis-l’Aveugle ; et en Lorraine ? c’est le duk Louis IV ; et en Bourgogne ? c’est le duk Rodulf ; et en Bretagne ? c’est le duk Allan… Oui, oui, c’est ainsi que ces brigands-là, et tant d’autres larrons, grands ou petits, nous ont dépouillé, province à province, pièce à pièce, du royal héritage de nos pères… Je te dis cela, mon enfant, pour te faire comprendre que si dures que soient les conditions qu’on m’impose, il me faut, hélas ! les subir. Les seigneurs commandent, j’obéis ; est-ce que je peux leur résister ? Ne sont-ils pas retranchés dans leurs châteaux forts, dont ils ont hérissé la Gaule, malgré les ordres de mes ancêtres ; c’est à peine si j’ai assez de soldats pour défendre le peu de territoire qui me reste ; car enfin, sur quoi est-ce que je règne aujourd’hui, moi, descendant de Karl-le-Grand, ce redoutable empereur qui régnait sur le monde ? Je n’ai plus la centième partie de la Gaule ! Mais dame, non ; fais mon compte, Ghisèle, fais mon compte, tu verras qu’il ne me reste rien que l’Orléanais, la Neustrie, le pays de Laon, et mes domaines de Compiègne, de Fontainebleau, de Braine et de Kersy. Comment veux-tu qu’avec si peu de puissance je résiste aux seigneurs, et que je dise non, quand ils ordonnent ? – Puis, frappant du pied avec colère, Karl-le-Sot fermant les poings s’écria : – Oh ! ma pauvre Ghisèle ! si nous avions pour nous défendre notre ancêtre, Karl-le-Grand, on ne nous ferait pas ainsi la loi, va ! oh ! ce vaillant empereur, comme il les écraserait dans leurs repaires fortifiés, ces insolents seigneurs ! eux qui aujourd’hui me forcent de te… – Puis, n’osant achever, de crainte d’épouvanter sa fille, le malheureux s’écria en gémissant : – Hélas ! hélas ! je n’ai ni courage, ni volonté, ni pouvoir ! Ils m’appellent le Sot ! ils ont raison, – ajouta le roi avec accablement et en pleurant. – Oui, oui, je suis un sot ! mais un pauvre sot bien à plaindre ! en ce moment surtout… mon enfant !

– Mon bon père ! – reprit Ghisèle en se jetant au cou du roi tout en larmes, – ne vous affligez pas ainsi ; ne vous restera-t-il pas toujours assez de domaines pour y vivre en paix avec votre fille, qui vous chérit, et vos serviteurs, qui vous aiment ?

Le roi regarda fixement Ghisèle, et essuyant ses yeux du revers de sa main, il lui dit d’une voix entrecoupée de sanglots : – Sais-tu ce que cette nuit le Comte Roth-bert… – Puis, s’interrompant, il ajouta avec une explosion de vaine colère : – Oh ! cette race des Comtes de Paris, je l’abhorre ! ils nous ont encore, ceux-là, volé la duché de France… Tiens, crois-moi, chère petite, ces gens-là sont nos ennemis les plus dangereux ! tu verras qu’un beau jour ce Roth-bert me détrônera tout à fait, comme son frère Eudes a détrôné Karl-le-Gros ! Ô race félonne, audacieuse et pillarde ! avec quel bonheur je t’exterminerais, si j’avais la force de Karl-le-Grand ! Mais je suis sans courage… je n’ose pas seulement les faire tuer ; ils le savent bien. Aussi me mettent-ils sous leurs pieds ! – ajouta le roi en sanglotant.

– Je vous en conjure, mon tendre père, chassez ces sinistres pensées… Mais que vous a-t-il dit ce méchant Comte de Paris ?

– Il m’a dit d’abord que les North-mans étaient devant Paris !

– Les North-mans ! – s’écria Ghisèle avec épouvante, en devenant pâle et frissonnant de tout son corps. – Les North-mans devant Paris ! oh ! malheur ! malheur à nous ! – Et elle cacha dans ses mains son visage livide baigné de larmes, tandis que le roi, n’osant lever les yeux sur elle, reprenait avec un embarras mortel, hésitant, balbutiant à chaque mot :

– Le Comte de Paris m’a donc appris que les North-mans étaient devant la cité. Moi, je lui ai dit : « Que veux-tu que je fasse à cela ? je n’ai point de soldats, point d’argent ; vous autres seigneurs, vous êtes maîtres de presque toute la Gaule, conquête de mes ancêtres, défendez vos possessions, ça vous regarde. » Sais-tu la réponse de cet audacieux Comte de Paris ?

– Non, mon père, – reprit Ghisèle d’une voix étouffée par les sanglots et la terreur insurmontable que lui causait l’approche des pirates.

– Roth-bert m’a répondu : « Les North-mans menacent de mettre Paris à feu et à sang, de ravager de nouveau la Gaule ; on ne peut leur résister. La plupart des vilains et des serfs, lorsqu’ils ne se joignent pas à ces démons pour piller, refusent de les combattre ; nos guerriers, à nous autres seigneurs, sont en trop petit nombre pour résister aux pirates ; il faut traiter avec eux. » Alors, tu conçois, ma petite Ghisèle, j’ai dit au Comte : « Eh bien, traite, c’est ton affaire, puisque ces païens assiègent ta cité de Paris et sont au cœur de ta duché de France. – Ainsi, ai-je fait, – m’a répondu Roth-bert. – j’ai traité en ton nom avec les envoyés de Rolf, le chef des North-mans. »

– Quoi ! mon père, il vit encore ! – murmura Ghisèle en joignant les mains avec horreur, – ce pirate souillé de tant de crimes, de tant de sacrilèges, ce monstre qui a causé la mort de ma mère ! il vit encore !

– Hélas ! oui, il vit encore pour notre désolation à tous deux, chère fille ; car ce damné Roth-bert, afin de sauver sa cité de Paris et sa duché de France des griffes de ce vieux brigand, a promis en mon nom que je lui abandonnerais la Neustrie… la Neustrie, la meilleure province qui me reste, et de plus…

Mais comme le roi hésitait à achever sa phrase, Ghisèle, essuyant ses larmes, lui dit presque machinalement : – Et de plus, qu’exige-t-on encore, mon père ?

Karl garda le silence, tressaillit ; puis, surmontant l’imbécile faiblesse de son caractère, il s’écria en fondant en larmes : – Non, non, je ne veux pas ! si sot que je sois, cela ne sera pas… non, au moins une fois dans ma vie, j’agirai en roi ! – Et serrant sa fille entre ses bras, il la couvrit de larmes et de baisers en lui disant : – Non, non, il ne l’aura pas ma Ghisèle, ce vieux brigand ! lui, t’épouser… toi, petite-fille de Karl-le-Grand… toi, une enfant de quatorze ans à peine… Tiens, plutôt que de te voir la femme de Rolf, je te tuerais… et moi ensuite…

Ghisèle écoutait son père presque sans le comprendre, croyant à l’égarement de l’esprit de ce malheureux. Elle le contemplait avec un mélange de doute et de stupeur, lorsqu’un nouveau personnage entra dans la salle ; cet homme était Francon, archevêque de Rouen. Sa figure impassible, froide et dure, ressemblait à un masque de marbre ; il s’avança lentement jusqu’auprès de Ghisèle et du roi qui se tenaient encore étroitement embrassés, puis il dit de sa voix âpre et brève, en indiquant du geste le rideau derrière lequel il s’était tenu jusqu’alors caché. – Karl, j’étais là, j’ai tout entendu.

– Tu m’épiais, – s’écria le roi, – tu as osé m’épier ?

– Je me défiais de ta faiblesse ; après notre entretien avec Roth-bert, je t’ai suivi, j’ai tout entendu. – Puis s’adressant à la jeune fille qui éperdue était retombée sur son siège et frissonnait de tous ses membres, l’archevêque de Rouen ajouta d’une voix solennelle, menaçante : – Ghisèle, écoute-moi ; ton père t’a dit vrai, il n’est plus roi que de nom ; le peu de territoire dont il demeure encore maître est comme sa couronne à la merci des seigneurs franks ; ils le détrôneront quand il leur plaira, de même qu’ils ont détrôné Karl-le-Gros, et couronné il y a vingt-cinq ans Eudes, Comte de Paris.

– Oui, oui… et il se trouvera encore un évêque pour sacrer le nouvel usurpateur, comme il s’en est trouvé un pour sacrer le Comte Eudes, n’est-ce pas, Francon ? – s’écria Karl-le-Sot avec amertume. – Telle est la gratitude des prêtres envers la descendance de ces rois franks qui ont rendu l’Église si puissante et si riche !

– L’Église ne doit rien aux rois et ils lui doivent la rémission de leurs péchés ! – répondit dédaigneusement l’archevêque ; – si les rois ont beaucoup donné à l’Église ici-bas, ils ont reçu au centuple dans le ciel et pour l’éternité ; écoute donc mes paroles, Ghisèle… – L’infortunée ne répondit pas, elle ne voyait plus, n’entendait plus ; à demi morte de terreur, elle poussait de temps à autre un douloureux gémissement. Le prélat jetant un regard dominateur et courroucé sur le roi qui tâchait en vain de ranimer sa fille, reprit : – Ghisèle, prends garde ! si par suite de ton refus ou celui de ton père les païens north-mans recommençaient en Gaule la guerre terrible, sacrilège, à laquelle ils ont promis de mettre fin dans le cas où ton père accorderait à leur chef Rolf, ta main et la Neustrie ! ton père et toi vous seriez seuls responsables des maux affreux qui de nouveau désoleraient notre pays !

– Francon, écoute-moi à ton tour, – reprit Karl-le-Sot d’une voix suppliante, tandis que sa fille, son visage caché dans ses mains, ne pouvait contenir ses plaintes déchirantes, – saint archevêque, un mot seulement : les seigneurs, tu l’as dit, sont plus rois que moi ; ils ont comme moi des provinces et des filles ; que ne donnent-ils à Rolf une de leurs provinces et une de leurs filles ?

– Rolf veut la Neustrie… et la Neustrie t’appartient ; Rolf veut Ghisèle… et Ghisèle est ta fille.

– Moi épouser ce monstre qui a fait mourir ma mère ! – s’écria Ghisèle, – non, jamais ! oh ! jamais !… j’aime mieux mourir !

– Alors malédiction sur toi en ce monde et dans l’autre ! – s’écria l’archevêque d’une voix tonnante ; – le sang qui va couler dans ces guerres impies retombera sur ton père et sur toi, car ce sang vous pouviez l’empêcher de couler ! ces dévastations sacrilèges des saints lieux, ton père et toi vous en répondrez devant Dieu, car ces sacrilèges vous pouviez les empêcher ! ces crimes abominables vous les expierez ici-bas par l’excommunication, et après cette vie par les flammes éternelles. Oui, Karl, entends-tu ? l’excommunication ! damné en ce monde ! tous te fuiront comme un objet d’horreur ; tous seront envers toi déliés de l’obéissance. L’Église qui t’avait sacré roi te déclarera maudit et déchu du trône !

La terreur de Karl-le-Sot était à son comble ; tombant à genoux devant le prêtre catholique, il joignit les mains et s’écria : – Grâce ! grâce, saint évêque ! je donnerai à Rolf la Neustrie, apaise-toi ; mais ma fille ? vois ! elle est quasi folle et mourante à la seule pensée d’épouser Rolf, ce vieux brigand souillé de meurtres, de sacrilèges ! Et toi, un saint homme de Dieu, tu me menaces d’excommunication, si je ne donne pas à ce scélérat ma fille en mariage ! mais elle a quatorze ans à peine ! Quatorze ans ! c’est déjà presque un crime de marier une enfant de cet âge ; et puis si timide, si craintive, hélas ! la mettre dans le lit de ce monstre, c’est la tuer ! – Et le malheureux sanglotait, les mains jointes : – Grâce ! grâce ! comment peux-tu me menacer des peines éternelles parce que je refuse de livrer mon enfant à un bandit que l’Église a cent fois maudit, excommunié pour ses crimes abominables ?

– Rolf recevra le baptême ! – répondit l’archevêque de Rouen d’une voix solennelle ; – l’eau lustrale effacera ses souillures, c’est vêtu de la robe blanche du catéchumène, symbole de l’innocence, qu’il entrera dans le lit nuptial.

– Au secours ! nourrice, au secours ! ma fille se meurt ! – s’écria Karl-le-Sot, en serrant convulsivement entre ses bras Ghisèle, qui venait de s’évanouir, pâle et glacée comme une morte.

*

* *

La ville de Rouen était ce jour-là très-animée ; la foule, encombrant les rues, se dirigeait en tumulte vers la basilique dont les cloches sonnaient à toute volée. Parmi ceux qui se rendaient aux abords de l’église, se trouvaient Eidiol, sa fille Anne-la-Douce, Guyrion-le-Plongeur et Rustique-le-Gai ; partis de Paris l’avant-veille, ils avaient descendu la Seine jusqu’à Rouen, dans le bateau du doyen des mariniers parisiens ; navigation de plaisir et d’utilité : Eidiol, en amenant à Rouen un chargement de marchandises, venait assister au mariage de la fille de Karl-le-Sot, roi des Français, avec Rolf, chef des North-mans, désormais duk souverain de Neustrie qui prenait le nom de North-mandie. Telle était la juste indifférence de notre pauvre peuple de vilains et de serfs pour la forme de son joug, que le populaire de Rouen, capitale de la Neustrie, devenue North-mandie, se réjouissait presque de voir cette grande province au pouvoir des pirates ; le populaire jouissait encore de la cruelle humiliation de ce roi descendant des conquérants de notre mère-patrie, avili, méprisé par les seigneurs de sa race, forcé par eux et par le clergé catholique de donner sa fille au vieux Rolf. Eidiol et sa famille partageaient le sentiment de tous et se hâtaient d’arriver sur la place de la basilique afin d’assister au défilé du cortège nuptial ; Anne donnait le bras à son père et à son frère ; Rustique les précédait, tâchant de leur frayer un passage à travers la multitude de plus en plus compacte aux abords de la cathédrale ; la famille d’Eidiol parvint à l’angle d’une rue qui débouchait sur la place. – Maître Eidiol, – dit Rustique, – voici près de cette maison une borne, faites-y monter Anne, elle verra de coin le cortège.

– Non, Rustique, – répondit timidement la jeune fille, – je n’oserais.

– Montes-y toi, Rustique, – dit le vieillard ; – si nous ne pouvons voir par nos yeux, nous verrons par les tiens ; moi et mon fils nous allons rester auprès d’Anne.

À ce moment le bruit lointain des clairons se joignit au tintement redoublé des cloches, et une grande clameur courut dans la foule.