Après la mort de Clovis, Paris échut en partage à
Childebert, dont les os furent plus tard transportés dans la
basilique de Saint-Denis. Ce fut dans le vieux palais romain, bâti
par Julien, que ce Childebert et son frère
Clotaire Ier égorgèrent leurs neveux, les pauvres
enfants de Chlodomir. En 584, vers les premières années du règne de
Clotaire II, Frédégonde vint avec ses trésors se réfugier dans
la basilique de Paris pour échapper aux poursuites de
Brunehaut ; plus tard, Dagobert fonda près de cette ville
l’abbaye de Saint-Denis. Les derniers rejetons de Clovis, dominés
par les maires du palais, habitèrent rarement Paris, et les
descendants de Karl-Marteau préférèrent à cette cité leurs grandes
résidences germaniques des bords du Rhin. D’ailleurs, sauf quelques
rues ou moitiés de rue qui relevaient en fief des comtes de Paris,
gouverneurs pour les rois des Franks, la plus grande partie de la
ville relevait de la suzeraineté de l’évêque, qui possédait à bien
dire tout le territoire de la contrée. Un prêtre nommé Fultrade,
qui fut official de l’évêché de Paris, a laissé lire à celui des
fils de Joël qui écrit ceci, le Cartulaire de la basilique
de Notre-Dame, où sont inscrits tous les biens de l’évêché de
Paris ; notre descendance verra comment ces pieux évêques
accomplissaient le vœu de pauvreté prêchée par le jeune homme de
Nazareth, le pauvre ouvrier charpentier, mis en croix à Jérusalem
sous les yeux de notre aïeule Geneviève. Oui, moi, Eidiol, j’ai lu
et copié dans ce Cartulaire la désignation suivante des terres
possédées par l’évêque de Paris dans le voisinage de cette
ville : Au NORD, l’évêque possède les terres et les villages
de Deuil, de Bonneuil, de Boissy, de
Goussainville, d’Épiais, de Lagny, de
Luzarches, de Viry, de
Noureuil. Au MIDI, l’évêque de Paris possède les
terres et les villages de Montrouge, de Gentilly,
d’Ivry, de Vitry, de Bagneux, de
Clamart, de Plessis-Piquet, de l’Hay, de
Chevilly, de Fresnes-lès-Rungis, de
Chatenay, de Rungis, d’Orly, de
Wissou, de Massy, de Palaiseau, de
Champlan, de Limours, de Mont-lhéry, de
Saint-Michel-sur-Orge, de Brétigny,
d’Avrainville, de Soisy-sous-Étiolles, de
Combes-la-Ville, de Moissy, de Galande,
de Perray, de Machaut, de Sannois, de
La Celle, de Vernon, de Tréchy,
d’Émant, de Loutteville, d’Itteville, de
Lardy, de la Ferté-Aleps, du Pressoir,
de l’Archaut, de Corbreuse, de
Richarville. – Au LEVANT, l’évêque de Paris possède les
terres et les villages de Conflans-l’Archevêque, de
Charenton-le-Pont, de Vincennes, de
Fontenay-sous-Bois, de Champigny-sur-Marne, de
Créteil, de Bonneuil, de Sucy-en-Brie,
de Boissy-Saint-Léger, de Noiseau, de
Laqueue, de Chenevières-sur-Marne, de
Gournay-sur-Marne, de Charmant, de
Torcy, de Lagny, de Villepinte, du
Tremblay, de Mitry, de Mory, de
Compans, de Saint-Mard, de Tournan, de
Bozoy-en-Brie, de Champeaux, de
Saint-Merry, de Quiers, de Rebais, de
Chezy-l’Abbaye. – Au COUCHANT, l’évêque de Paris possède
les terres et les villages de Saint-Cloud, de
Sèvres, de Châville, de Marnes, de
Garches, de Ruel, de Maisons-sur-Seine,
de Conflans-Sainte-Honorine, d’Andresy, de
Jouy-le-Moutier, de Feuillancourt, de
Noisy-le-Roi, de Villepreux, de
Maurepas, du Menil-Saint-Denis, de
Milon-la-Chapelle, de Trons, de
Chevreuse, d’Épone et de Mézières. – De
plus, l’évêque de Paris possédait la terre de Celle, dans
le pays de Fréjus ; et la terre de Naintri, en
Poitou ; les possessions des évêques de Paris, d’une
contenance d’environ deux cent mille arpents, peuplées de
vingt mille esclaves ou serfs de l’église, rapportaient plus d’UN
MILLION de sous d’argent[3] à
l’évêque : sur cette somme il gardait pour LUI SEUL quatre
cent mille pièces d’argent, son clergé en prélevait deux cent mille
autres, pareille somme était laissée entre les mains de l’Église
pour les frais du culte, et les deux cent mille pièces d’argent
restant étaient, disait-on, distribuées aux pauvres, ce dont
personne ne pouvait s’assurer. Et les voilà ces prêtres du jeune
homme de Nazareth ! l’ami des mendiants et des affligés qui
prêchait la sainte pauvreté ! Quant à l’humilité de ces
prêtres du Christ, moi, qui écris ceci, j’ai vu lors de
l’intronisation du nouvel évêque de Paris et selon l’obligation que
leur imposait l’église, Karl-le-Sot, roi de France, assisté de
plusieurs seigneurs franks, parmi lesquels se trouvaient
Burchart, seigneur du pays de Montmorency, et
Conrad, comte de la ville de Saint-Pol, enlever sur leurs
épaules la litière d’or où se prélassait comme dans une châsse,
l’évêque de Paris, et le porter ainsi depuis son
palais jusqu’au chœur de sa cathédrale[4]. Et
les voilà ces prêtres du jeune homme de Nazareth, qui prêchait la
pauvreté, l’humilité ! Dans leur orgueil infernal, il leur
faut pour les conduire au temple de ce Dieu des humbles et des
pauvres, une litière d’or attelée de trois grands seigneurs et d’un
roi !
Donc, fils de Joël, lisez cette légende qui se
passe à Paris en l’année 912.
*
* *
La maison de maître Eidiol, doyen de
la corporation des Nautonniers ou mariniers parisiens,
était située non loin du port Saint-Landry et des remparts de la
Cité, baignés par les deux bras de la Seine, et flanqués de tours à
l’entrée du grand et du petit pont, qui seuls donnent accès dans la
ville et nul ne peut les traverser sans payer un denier au péager
de l’évêque ; la maison de maître Eidiol était, ainsi que
toutes celles des pauvres gens du petit peuple, construite en
charpentes solidement reliées entre elles, haute d’un étage, et
couverte en chaume. Les basiliques, les riches abbayes de
Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Germain-d’Auxerre et autres,
l’ornement des campagnes des deux bords de la Seine, ou bien encore
les maisons occupées par les comtes, les vicomtes et les évêques de
Paris, étaient seules bâties en pierre et recouvertes de toitures
de plomb souvent dorées. À l’étage supérieur de la maison d’Eidiol,
Marthe, sa femme, cousait auprès de sa fille
Anne-la-Douce, qui filait sa quenouille. Eidiol, selon
l’esprit de nouveauté de ces temps-ci, qui, des familles des rois
et des grands, était descendu jusqu’au populaire des villes et des
champs, avait donné un surnom à ses enfants, appelant sa fille
Anne-la-douce, car rien n’était plus doux au monde que
cette aimable enfant, d’un caractère angélique comme son
visage ; Eidiol avait surnommé son fils
Guyrion-le-Plongeur, parce que ce hardi garçon, marinier
comme son père, était l’un des plus adroits plongeurs qui eût
jamais traversé les flots rapides de la Seine. Anne-la-Douce filait
son chanvre, assise à côté de sa mère, bonne vieille femme de
soixante ans et plus, à l’air maladif, vêtue de noir et portant au
cou plusieurs reliquaires. Marthe dit à sa fille, en lui montrant
les gais rayons du soleil de mai, qui traversaient les petits
carreaux enchâssés de plomb, de l’étroite fenêtre de leur
chambre : – Voici un beau jour de printemps ; peut-être
verrons-nous aujourd’hui le père Fultrade, le digne chantre de
l’abbaye de Saint-Denis ; venir ici ne sera pour lui qu’une
promenade, il a un si magnifique cheval !
– Par ce beau soleil de mai, je
préférerais, moi, marcher à pied. Te souviens-tu, ma mère, du jour
où Rustique-le Gai a gagé avec mon frère, une caille
apprivoisée pour moi, qu’il ferait trois lieues en une heure ?
Il les a faites et moi j’ai eu la jolie caille.
– Es-tu simple ! Est-ce qu’un
personnage comme le chantre de l’abbaye de Saint-Denis peut, durant
deux lieues et plus, marcher à pied comme un pauvre
homme ?
– Le père Fultrade est pourtant assez
jeune, assez grand et assez fort pour parcourir une route pareille.
Rustique-le-Gai en aurait lui pour une demi-heure à peine.
– Rustique n’est pas le père
Fultrade ; quel saint homme ! Toutes ces pieuses reliques
que je porte et auxquelles je dois la vie, c’est lui qui me les a
données, lorsqu’il était en ville, prêtre de l’église de Notre-Dame
et favori du seigneur Roth-bert, comte de cette cité de Paris.
Hélas ! sans ces saintes reliques, je serais morte de la
maudite toux qui ne m’a point encore quittée.
– Pauvre chère mère, cette toux ne cesse
de nous inquiéter, mon père, mon frère et moi ! pourtant vous
seriez peut-être guérie, si vous aviez consenti à essayer un
certain remède, que l’on dit excellent !
– Quel remède ?
– Celui qu’emploient les mariniers du
port ; ils mettent du goudron dans l’eau, la font bouillir, et
cette eau, on la boit. Rustique-le-Gai nous disait avoir vu des
effets surprenants dus à cette boisson.
– Tu me parles toujours de ton
Rustique-le-Gai !
– Moi, ma mère ? – répondit
ingénument la jeune fille, sans trahir le moindre embarras, et
attachant son candide regard sur celui de sa mère, – si je vous
parle souvent de Rustique, c’est donc sans y songer.
– Je le crois, mon enfant ; mais
comment veux-tu qu’aucun remède humain opère ma complète guérison,
lorsqu’elle résiste aux reliques ? C’est comme si tu me disais
qu’un pouvoir humain pourrait me faire retrouver ma chère petite
fille, qui, hélas ! a disparu d’ici, dix ans avant la
naissance de ton frère !
– Pauvre sœur ! je la regrette sans
l’avoir jamais connue.
– Elle aurait pu me remplacer auprès de
toi, car aujourd’hui elle serait d’âge à être ta mère.
Un assez grand bruit mêlé de cris venant de la
rue, interrompit l’entretien de Marthe et de sa fille. – Ah !
ma mère, – dit Anne en tressaillant, – c’est peut-être encore un
pauvre pénitent que la foule accable d’injures et de coups !
Hier, ce malheureux que l’on poursuivait ainsi est resté sanglant
et demi-mort dans la rue.
– Bon ! – répondit Marthe en hochant
la tête, – c’était justice ; moi, j’aime fort à voir la foule
ainsi maltraiter les pénitents ; s’ils sont pénitents, c’est à
cause de leur impiété, je ne saurais plaindre les impies.
– Pourtant, ma mère, la pénitence que
leur impose l’Église en expiation de leurs péchés, est déjà
cruelle ! Marcher pieds nus, les fers aux jambes, pendant dix
ou douze ans et souvent davantage, se vêtir d’un sac, se couvrir la
tête de cendres et mendier leur pain, puisque la religion leur
défend de travailler[5].
– Mon enfant, ces pénitents, que dans sa
piété la foule se plaît à accabler de coups, devraient bénir
chacune de leurs meurtrissures, elles comptent pour leur salut,
mais le bruit et le tumulte redoublent, ouvre donc la fenêtre, que
nous voyions ce qui se passe dans la rue.
Anne et sa mère se levèrent et coururent à
l’étroite fenêtre, où Marthe passa la tête, tandis que sa fille,
appuyée sur son épaule, hésitait encore à regarder au dehors ;
heureusement pour la douce enfant, il ne s’agissait pas de l’une de
ces poursuites sauvages, meurtrières, auxquelles les bons
catholiques se livraient d’habitude dans leur hébétement cruel,
contre les pénitents qu’ils regardaient, ces tendres fils de
l’église, comme des animaux immondes. Voici la cause du
tumulte : la rue étroite et bordée de maisons de bois
couvertes de chaume comme celle d’Eidiol, n’offrait qu’un passage
resserré ; une pluie abondante, tombée la veille, ayant
détrempé le sol, un grand chariot, attelé de quatre bœufs et
pesamment chargé de bois, s’était embourbé ; l’attelage,
impuissant à retirer la voiture de cette profonde ornière, barrait
complètement la rue, et s’opposait au passage de plusieurs
cavaliers venant en sens inverse ; à leur tête marchait un
noble seigneur frank, ROTH-BERT, Comte de Paris et Duc de
France, frère d’Eudes qui, avant sa mort, s’était fait
couronner roi, au détriment de Karl-le-Sot, aujourd’hui régnant.
Roth-bert, escorté de cinq à six cavaliers, se trouvait arrêté dans
sa marche par le chariot embourbé ; ce comte, à la mine
hautaine et dure, portant toujours casque et cuirasse, jambards,
cuissards et gantelets de fer, comme s’il allait en guerre, montait
un grand cheval noir. Il vitupérait contre le chariot, son attelage
de bœufs et le pauvre serf, leur conducteur, qui, épouvanté des
menaces de ce seigneur, s’était caché sous la voiture. Le comte de
Paris, de plus en plus courroucé, dit à l’un de ses hommes : –
Pique ce vil esclave avec le fer de ta lance, et force-le de
déguerpir de dessous le chariot ; tu châtieras ensuite ce
misérable !
Le guerrier mit pied à terre, et armé de sa
lance, il se baissa, tâchant d’atteindre le serf qui, courbé sur
les mains et sur les genoux, recula vivement ; le Frank irrité
blasphémait en plongeant sa lance sous le chariot, lorsqu’elle fut
heurtée par le fer très-aigu d’un croc emmanché d’une longue perche
qui sortit de dessous la voiture, et en même temps, une voix ferme
et sonore s’écria : – Si les cavaliers du comte ont leurs
lances, les nautonniers de Paris ont leurs crocs !
Le Franc, à la vue de ce fer acéré, recula
d’un bond, tandis que le comte Roth-bert s’écriait pâle de
colère : – Où est le vilain qui ose menacer un de mes
hommes ?
Le croc disparut aussitôt, et un moment après,
un garçon de grande taille, d’une mâle figure, portant une casaque
de gros drap et les amples culottes des mariniers du port, s’élança
d’un bond sur les bûches entassées dans le chariot, et tenant en
arrêt le long croc dont, un instant auparavant, il venait de
menacer le guerrier, notre hardi marinier s’écria : – Celui-là
qui a empêché un pauvre serf d’être lardé à coups de lance, c’est
moi ! je me nomme Guyrion-le-Plongeur, je suis nautonnier
parisien !
– Mon frère ! s’écria la douce Anne,
d’une voix effrayée en se penchant vivement à la fenêtre, – pour
l’amour de Dieu, Guyrion, ne brave pas ces cavaliers !
Mais l’impétueux jeune homme, ne prenant souci
des craintes de sa sœur et de sa mère, défiait les soldats du haut
du chariot, leur disant, en agitant son redoutable croc : –
Qui veut tenter l’assaut ? – Et se retournant à demi vers le
serf éperdu, qui se tenait accroupi derrière la voiture :
Sauve-toi, pauvre homme, sauve-toi ! ton maître saura bien
venir réclamer ses bœufs.
L’esclave suivit ce sage conseil et disparut.
Le comte de Paris, de plus en plus irrité, montrant son poing
gantelé de fer à Guyrion-le-Plongeur, s’écria, en s’adressant à ses
hommes : – Vous laisserez-vous outrager par ce vil
coquin ? Mettez tous pied à terre et saisissez-vous de cette
écrevisse de rivière !
– Écrevisse, non, mais scorpion, oui, car
voilà mon dard ! – répondit Guyrion en faisant voltiger dans
ses mains robustes son croc qui, ainsi manié, devenait une arme si
terrible, que les cavaliers du comte, regardant du coin de l’œil
les mouvements rapides et menaçants de l’engin nautique,
descendaient de cheval avec une lenteur prudente ; Marthe et
sa fille, penchées à leur fenêtre, suppliaient Guyrion de renoncer
à cette lutte dangereuse, lorsque soudain un nouveau personnage à
barbe et cheveux blancs, vêtu, comme le jeune marinier, monta
derrière lui sur le chariot, et dit en mettant la main sur l’épaule
de Guyrion : – Mon fils, ne t’expose pas à la colère de ces
soldats ; – puis au moment où Guyrion se retournait
très-surpris de la présence de son père, celui-ci, d’un geste
d’autorité, abaissant le croc dont le nautonnier était armé, dit au
comte de Paris : – Roth-bert, j’arrive à l’instant du port
Saint-Landry, j’apprend ce qui s’est passé : mon fils a cédé à
l’impétuosité de son âge, il a eu tort ; mais tes hommes aussi
ont eu tort de vouloir frapper à coups de lance un pauvre serf
inoffensif. Maintenant nous allons, moi, mon fils et nos voisins,
pousser à la roue pour retirer le chariot de l’ornière et te faire
place ; l’on aurait dû commencer par là. – Se retournant alors
vers son fils qui lui obéit à regret : – Allons, Guyrion,
descends du chariot, descends !
Les paroles sensées du vieux nautonnier ne
parurent pas apaiser la colère du comte de Paris, car il parla bas
à ses hommes, tandis que, grâce aux efforts d’Eidiol, de Guyrion et
de plusieurs de leurs voisins qui poussèrent à la roue, le chariot
fut retiré de l’ornière et rangé le long des maisons ; ainsi
le passage devint libre devant Roth-bert et ses cavaliers ;
mais tandis que l’un d’eux tenait en main les brides des chevaux de
ses compagnons, ceux-ci, au lieu de se remettre en selle, se
précipitèrent sur Eidiol et sur son fils, qui, succombant à cette
attaque inattendue, furent, sans que leurs voisins osassent leur
porter secours, jetés à terre et maintenus par les hommes du comte,
au grand effroi de Marthe et d’Anne-la-Douce. Toutes deux, voyant
le vieux nautonnier et son fils ainsi traités, quittèrent
précipitamment leur fenêtre, et sortant de leur maison, se jetèrent
suppliantes aux pieds de Roth-bert, demandant la grâce des
prisonniers ; mais Eidiol fronçant le sourcil, s’écria :
– Debout, ma femme, debout, ma fille ! rentrez au logis !
Marthe et Anne n’osèrent désobéir au vieillard, toutes deux se
relevèrent et retournèrent en sanglotant à leur maison. –
Roth-Bert, – reprit Eidiol, – tu n’as pas le droit de nous retenir
prisonniers ; nous ne sommes pas, grâce à Dieu, abandonnés à
merci comme les serfs des campagnes ! nous avons quelques
franchises dans la Cité ; si nous sommes coupables, nous
devons, comme mariniers, être jugés par le Parloir aux
bourgeois des MARCHANDS DE L’EAU[6].
– Le compagnon qui est chargé de couper
les oreilles des bandits de ta sorte, devant la croix du
Trahoir, te prouvera que j’ai le droit de t’essoreiller, –
reprit le comte en remontant à cheval ; puis, s’adressant à
ses hommes : – Que deux de vous me suivent, les autres
conduiront les prisonniers à la geôle du Châtelet, mon prévôt les
jugera ce soir, et demain… leur supplice !
– Seigneur comte, – dit un homme en
sortant de la foule, et s’approchant de Roth-bert, – je suis
sergent de l’évêque de Paris…
– Je le vois à ton habit, que
veux-tu ?
– La juridiction de la partie gauche de
cette rue appartient à mon Seigneur l’évêque ; je réclame ces
prisonniers, la foule me prêtera main-forte pour les conduire à
l’évêché, où notre prévôt les jugera…
– Si la gauche de la rue appartient à la
juridiction de l’évêque, la droite m’appartient[7], –
s’écria le comte de Paris, – je garde les prisonniers.
– Seigneur, ce serait votre droit si le
délit s’était commis du côté de la rue qui relève de votre fief,
mais…
– Assez ! – reprit Roth-bert, en
interrompant le sergent ; – ces deux coquins étaient montés
sur un chariot qui obstruait toute la largeur de la rue, il ne
s’agit donc ici ni de côté droit ni de côté gauche.
– Alors, seigneur comte, ces délinquants
appartiennent autant à l’évêque qu’à vous.
– Et moi, je prétends, – reprit Eidiol, –
qu’au Parloir-aux-bourgeois appartient seul le droit de nous
juger.
– Je me soucie du Parloir aux bourgeois
comme de l’évêché, – s’écria le comte, – je garde les
prisonniers !
Le sergent et Eidiol s’apprêtaient à réclamer
encore, mais à la vue d’un nouveau personnage devant lequel la
foule s’agenouillait dévotement, le sergent s’écria : – Bon
père Fultrade, venez à mon aide ; mieux que moi vous
convaincrez le seigneur comte des droits de l’évêque sur ces
prisonniers.
Le père Fultrade, chantre de l’abbaye de
Saint-Denis, auquel s’adressait le sergent, était un grand moine de
trente ans au plus, qui s’avançait dans la rue au pas de son
cheval, distribuant à droite et à gauche ses bénédictions d’une
main velue jusqu’au bout des ongles. Ce moine, d’une carrure
d’Hercule, avait la figure vivement colorée, les oreilles
écarlates, et malgré les ordonnances des conciles qui prescrivaient
alors aux gens d’église de se raser la barbe, la sienne, aussi
noire que ses épais sourcils, tombait jusque sur sa robuste
poitrine. Fultrade ayant entendu l’appel du sergent et
reconnaissant le comte de Paris, descendit de cheval, en confia les
rênes à un jeune garçon qui s’inclina dévotement, et se dirigea
d’un pas pressé vers Roth-bert à travers la foule de plus en plus
tumultueuse et agitée ; les uns (et en grand nombre),
prenaient hautement parti pour les prétentions judiciaires du
sergent de l’évêché, les autres pour celles des mariniers ;
enfin, la très-petite minorité soutenait les prétentions du
comte ; aussi ce dernier sachant qu’à l’encontre des vilains
et des serfs des campagnes, que rien ne protégeait contre
l’oppression des seigneurs, les habitants des cités, quoique
très-misérables, jouissaient du moins de certaines franchises
auxquelles il était souvent imprudent de porter atteinte, et
voulant gagner l’appui du chantre, lui dit cordialement : –
Sois le bien venu, Fultrade, tu es un homme docte, tu vas être
certainement de mon avis, au sujet de ces deux vauriens.
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