Ils ont eu
l’audace de m’outrager ; ils prétendent être jugés par le
Parloir aux bourgeois, le sergent de l’évêque les réclame, et moi,
je prétends qu’ils appartiennent à mon prévôt.
Le moine, reconnaissant Eidiol et son fils,
leur adressa un regard affectueux et dit à Roth-bert : –
Seigneur comte, il est un moyen de tout concilier ; tu es
l’offensé, sois charitable, mets les prisonniers en liberté. Ne te
refuse pas à ma prière, – se hâta d’ajouter le chantre, répondant à
un mouvement d’impatience du comte, – tu m’as souvent, lorsque
j’étais prêtre de Notre-Dame et ton scribe, honoré de l’assurance
de ton bon vouloir, accorde-moi la grâce de ces deux hommes ;
je les connais depuis longtemps, je te suis garant de leur
repentir.
– Fultrade ! – s’écria
impétueusement Guyrion-le-Plongeur, peu satisfait de l’intervention
du chantre, – ne parle pas de mon repentir ! non, je ne me
repens pas, aussi vrai que si j’avais les mains libres,
j’enfoncerais mon croc dans le ventre de ces vaillants, qui se
mettent trois pour contenir un homme !
– Tu entends ce misérable, – dit le comte
de Paris, au chantre. – Mérite-t-il son pardon ?
– Roth-bert, – reprit Eidiol, en faisant
signe à son fils de garder le silence, – la jeunesse est fougueuse
et mérite indulgence ; moi, qui ai la barbe blanche, je te
demande, non point grâce, mais justice. Fais-moi seulement conduire
au Parloir aux bourgeois, je ne veux rien de plus.
– Noble comte, – dit à demi-voix Fultrade
à Roth-bert, – crois-moi, n’irrite pas le populaire, il se peut que
d’un moment à l’autre, nous ayons besoin de lui ; ne
sommes-nous pas au printemps ?
Le seigneur frank regarda le chantre avec un
étonnement qui semblait dire : Que fait le printemps à la
chose ? Fultrade le comprit et ajouta, baissant de plus en
plus la voix : – N’est-ce pas cette saison de l’année que les
maudits pirates North-mans choisissent toujours en raison de la
hauteur des eaux de la Seine, pour remonter ce fleuve jusqu’à
Paris ? Si le populaire est irrité, au lieu de repousser
l’ennemi, il le laissera, comme d’habitude, rançonner la cité, car
la rançon pèse sur les seigneurs et l’Église, et non sur la plèbe
qui ne possède rien.
L’observation du chantre était juste ;
elle parut faire réfléchir le Comte de Paris qui cependant
reprit : – Rien ne fait présager une nouvelle descente de ces
païens ; si leurs bateaux avaient paru à l’embouchure de la
Seine on le saurait déjà.
– Ces maudits pirates n’arrivent-ils pas
soudain comme la tempête ? Va, crois-moi, comte, par prudence
et par politique, oublie ton ressentiment.
Roth-bert hésitait à accepter cette
transaction qui blessait son orgueil, lorsque, jetant par hasard
les yeux sur la maison d’Eidiol, à la porte de laquelle se tenaient
Berthe et Anne-la-Douce, tremblantes, éplorées, il remarqua
l’angélique beauté de l’enfant du vieux marinier ; souriant
alors d’un air sardonique, il dit au chantre : – Par
Dieu ! j’étais un grand sot ! cette jolie fille me fait
comprendre ta charité pour ces deux coquins !
– Qu’importe la source de la charité, –
répondit tout bas le moine, en échangeant un sourire avec le
seigneur frank, – pourvu que la charité se fasse ?
– Allons, soit, – dit Roth-bert, en
faisant signe à l’un de ses hommes de lui amener son cheval ;
– mais crois-le bien, je ne cède pas à l’appréhension des
North-mans, en t’accordant la grâce de ces deux vauriens ; je
cède au désir de te rendre agréable à ta maîtresse.
– Noble comte, tu es dans l’erreur ;
cette enfant est simplement ma fille spirituelle.
– Va, va, je te connais dès longtemps,
grand dénicheur de fauvettes ! – reprit Roth-bert en remontant
à cheval ; puis, il dit tout haut à ses cavaliers : –
Laissez libres ces deux hommes ; mais s’ils ont l’audace de se
retrouver sur mon chemin, cassez-leur le bois de vos lances sur le
dos ! – Et le comte de Paris, devant qui la foule s’ouvrit
respectueusement, partit au galop, suivi de son escorte. Quelques
mots du chantre au sergent de l’évêché le firent renoncer à une
accusation d’ailleurs inutile, le comte offensé ayant
pardonné ; la foule se dissipa, le vieux nautonnier,
accompagné de son fils, rentra dans sa maison où Fultrade les
précéda d’un air solennel et protecteur. Dès qu’il entra dans la
maison, Marthe se jetant aux pieds du moine lui dit en
pleurant : – Grâces à vous ! mon saint père en
Dieu ! vous m’avez rendu mon mari et mon fils !
– Relève-toi, bonne femme, – répondit
Fultrade, – j’ai agi selon la charité chrétienne. Ton fils a été
très-imprudent, qu’il devienne plus sage à l’avenir. – Et le
chantre ajouta en se dirigeant vers l’escalier de bois qui
conduisait à la chambre supérieure : – Marthe, montons là-haut
avec ta fille ; j’ai à vous entretenir toutes deux de choses
pieuses.
– Fultrade, – dit le vieux marinier, qui,
non plus que son fils, ne semblait voir d’un bon œil le chantre en
sa maison, – j’avais la justice pour moi dans cette dispute avec le
comte, cependant je te remercie de ton bon vouloir. Maintenant, ma
femme, tu vas, s’il te plaît, avant de t’occuper de choses pieuses,
nous donner, à mon fils et à moi, un pot de cervoise, un morceau de
pain et de lard, ensuite tu nous prépareras des provisions, car
dans une heure nous allons en basse Seine, pour ne revenir que
demain soir. – Eidiol remarqua (il s’en souvint plus tard… et trop
tard) qu’à l’annonce de son départ, le chantre, en apparence
impassible, n’avait pu contenir un léger tressaillement.
– Quoi, mon père, – dit tristement
Anne-la-Douce au vieillard, – tu pars, et toi aussi, mon
frère ?
– Nous avons un chargement à porter au
petit port de Saint-Audoin, – répondit Eidiol. – Rassure-toi, mon
enfant, nous serons de retour demain. – Puis s’adressant à sa
femme : – Allons, bonne Marthe ; donne-nous à manger, et
apprête nos provisions, le temps presse.
– Mon ami, attends un moment ; le
bon père Fultrade voudrait nous entretenir, Anne et moi, de choses
pieuses.
– Alors que ma fille reste ici, –
répondit le vieux marinier avec impatience, – elle nous donnera et
nous préparera ce dont nous avons besoin.
Le moine fit signe à Marthe d’accepter la
proposition de son mari ; et elle accompagna le saint homme
dans la chambre supérieure, où tous deux restèrent seuls. – Marthe,
– se hâta de dire le chantre, – je n’ai que quelques instants à
passer ici ; voici ce qui m’amène : ta fervente piété,
celle de ta fille méritent une récompense ; écoute-moi :
le trésor de l’abbaye de Saint-Denis vient de recevoir de notre
saint père, de Rome, une relique d’un prix inestimable… une mèche
de la chevelure de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
– Grand Dieu ! quel divin
trésor !
– Doublement divin, car les fidèles assez
heureux pour pouvoir toucher cette incomparable relique, ne seront
pas seulement passagèrement soulagés de leurs maux, mais à jamais
guéris.
– À jamais guéris ! – dit Marthe en
joignant les mains avec admiration, – à jamais guéris !
– Et de plus, grâce à la vertu doublement
miraculeuse de cette relique divine, ceux mêmes qui sont et ont
toujours été sains de corps, sont pour toujours préservés des
maladies futures !
– Ah ! bon père, quelle foule
immense va se presser dans votre abbaye pour jouir de ces
miraculeux bienfaits !
– Aussi je veux, en récompense de votre
piété, que ta fille et toi, vous soyez des premières à vous
approcher de ce divin trésor. Les seigneurs et les grands ne
viendront qu’après vous.
– Quoi ! de pauvres femmes de notre
sorte !
– « Les derniers seront les premiers
et les premiers seront les derniers, » – a dit le Rédempteur
du monde. Or, voici mon projet : on prépare une châsse
magnifique pour cette incomparable relique ; elle ne sera pas
offerte à l’adoration des fidèles avant la confection de cette
orfèvrerie ; mais je puis vous faire entrer secrètement, ta
fille et, toi, dans l’oratoire de l’abbé de Saint-Denis, où la
relique a été déposée.
– Oh ! combien je vous devrai de
reconnaissance ! Non seulement, je serais à jamais guérie,
mais ma fille ne serait jamais malade ; et puis, j’y pense,
cette relique miraculeuse ne pourrait-elle me faire retrouver ma
pauvre fille, qui, tout enfant, a disparu d’ici, il y a trente
années de cela ?
– Rien n’est impossible à la foi ;
mais pour jouir des bienfaits de la relique, il faudrait se hâter.
J’ai accompagné notre abbé à l’abbaye de Saint-Germain
d’Auxerre ; il y restera jusqu’à demain ; il serait donc
urgent que ce soir, ta fille et toi, vous m’accompagniez à
Saint-Denis. Je vous attendrais à la nuit tombante près de la tour
du Petit-Pont ; vous monteriez toutes deux en croupe sur mon
cheval, nous partirions pour l’abbaye et je vous introduirais dans
l’oratoire de l’abbé, vous feriez vos dévotions à la divine
relique, puis après avoir passé la nuit dans la maison d’une de nos
serves, vous seriez toutes deux de retour à Paris demain matin.
– Oh ! mon saint père en
Jésus-Christ ! voyez les desseins de la Providence !
Justement mon mari s’absente cette nuit ; il n’a pas la même
foi que nous aux reliques, et peut-être il se serait opposé à notre
pieux pèlerinage.
– Marthe, je l’ai dit souvent : ni
ton mari ni ton fils ne sont dans la voie de leur salut ; tu
dois redoubler de piété, afin de pouvoir plus sûrement intercéder
pour eux auprès du Seigneur. Ainsi, pas un mot de notre pèlerinage
à Eidiol ou à son fils ?
– Ne craignez rien, bon père ;
n’est-ce pas pour vivre plus longtemps près d’eux que je vais
adorer cette incomparable relique ?
– Or donc, à la tombée du jour, ta fille
et toi, attendez-moi en dehors de la tour du Petit-Pont.
– Moi et Anne nous vous attendrons bien
encapées, saint père en Christ.
Fultrade quitta la chambre, descendit
gravement l’escalier, et avant de quitter la maison, il dit au
vieux nautonnier, affectant de ne pas jeter les yeux sur
Anne-la-Douce : Que le Seigneur soit favorable à ton voyage,
Eidiol.
– Merci de ton souhait, Fultrade, –
répondit Eidiol ; – mais mon voyage ne saurait manquer d’être
favorable ; nous descendons la Seine, le courant nous porte,
mon bateau est fraîchement goudronné, mes rames de frêne sont
neuves, et je suis vieux pilote.
– Tout cela n’est rien sans la volonté du
Seigneur, – répondit sévèrement le chantre en suivant d’un regard
oblique et luxurieux Anne-la-Douce qui montait à la chambre haute
pour y prendre les casaques que son père et son frère voulaient
emporter pour leur voyage de nuit. – Non, – reprit Fultrade, – sans
la volonté du Seigneur aucun voyage ne peut être favorable.
– Par le vin d’Argenteuil que tu nous
vendais si cher dans l’église de Notre-Dame, lorsque nous allions y
jouer aux dés[8], père Fultrade, voilà parler en
sage ! – s’écria Rustique-le-Gai, le bien nommé. Ce digne
garçon, ayant appris au port Saint-Landry l’arrestation du doyen
des nautonniers parisiens, était vite accouru, tout inquiet, offrir
ses services à Marthe et à sa fille. – Ah ! père Fultrade, –
reprit ce joyeux garçon, – quelles bonnes grillades, quels fins
saucissons tu nous vendais aussi (toujours par la volonté du
Seigneur), au fond de cette petite chapelle de Saint-Gratien où tu
tenais ta buvette[9] ! Que
de fois j’y ai vu des moines, des soldats, des vagabonds, y faire
chère lie avec les nonnes égrillardes du couvent de
Saint-Éloi[10] et les non moins égrillardes commères
de la rue du Four-Banal (elles sont un peu comme le four) ;
quelles furieuses rondes on dansait avec ces bonnes filles, en
chantant depuis le parvis jusqu’au chœur la fameuse chanson à
boire : « Je suis résolu de mourir au cabaret. –
Qu’on m’apporte du vin – quand je rendrai l’âme, les anges
diront : – que Dieu soit favorable au
buveur ! »
– Ma sœur n’est plus là, – reprit en
riant Guyrion ; – je peux donc, Rustique, te rappeler le
souvenir de ce nid d’amoureux que l’on a découvert dans la chaire à
prêcher ; les oiseaux étaient
Jeannette-la-Plantureuse et
Martin-Mâche-vite.
– Je m’en souviens, – répondit Rustique,
– tous deux étaient de forcenés clients de la buvette du père
Fultrade.
– Grâce à Dieu, le père Fultrade n’en est
plus à vendre du vin et des grillades dans l’église ! – reprit
Marthe avec une impatience chagrine, voyant les deux jeunes
nautonniers chercher à humilier le saint homme à propos du petit
commerce de vin et de victuailles auquel il s’était, selon l’usage
des prêtres d’un rang inférieur, livré dans son église ; – le
père Fultrade est, à cette heure, chantre de l’abbaye de
Saint-Denis.
– Marthe, laisse dire ces fous ! –
reprit dédaigneusement le moine en se dirigeant vers la
porte ; – le vrai chrétien pratique l’humilité ; tout ce
qui se fait dans le temple du Seigneur est sanctifié.
– Quoi ? père Fultrade, – reprit
Rustique-le-Gai, – quoi ! tout est sanctifié, jusqu’aux
ébattements de Jeannette-la-Plantureuse et de Martin-Mâche-vite
dans la chaire à prêcher ?
Mais le chantre sortit en haussant les épaules
sans répondre au jeune marinier.
– Rustique, – reprit aigrement Marthe, –
si tu viens céans pour chercher à humilier notre bon père Fultrade,
tu peux te dispenser de remettre les pieds ici.
– Allons, allons, chère femme, – dit
Eidiol, – calme-toi ; ce garçon n’a dit après tout que la
vérité ; est-ce que les bas-prêtres ne trafiquent point de vin
et de victuailles dans les églises ?
– Grâces en soient rendues au
Seigneur ! – répondit Marthe, – du moins, ce qu’on boit, ce
qu’on mange dans le saint lieu est sanctifié, comme dit le
vénérable père Fultrade ; cela ne vaut-il pas mieux que
d’aller dans ces tavernes où Satan vous tend ses pièges ?
– Adieu, chère femme, je ne veux point
disputer là-dessus, quoiqu’il me semble étrange, malgré la coutume
qu’on en a, de voir changer la maison du Seigneur en taverne et en
mauvais lieu ; de voir des vauriens, des nonnes, des filles de
joie, y chanter, y danser, et faire pis encore, sans compter les
joueurs de dés, les marchands et les usuriers qui viennent
larronner ou conclure dans l’église leurs mauvais trafics, en
buvant un coup de vin sur le coin de l’autel que l’on prendrait
pour le comptoir d’un tavernier[11].
– Mon Dieu ! mon Dieu ! mon
pauvre homme, ce serait bien pis ailleurs ; – reprit Marthe en
soupirant, affectée de l’endurcissement de son mari ; –
n’est-ce point partout l’usage ? depuis que le monde est
monde, cela se passe ainsi.
– C’est l’usage, soit ; aussi je te
l’ai dit, chère femme, ne disputons point là-dessus ; mais
Anne ne revient pas ? – Et s’approchant de l’escalier, le
vieillard appela deux fois sa fille.
– Me voici, mon père, – répondit la douce
voix de la blonde enfant ; et elle descendit portant sur son
bras les casaques de son père et de son frère. Bientôt le vieux
nautonnier, son fils et Rustique-le-Gai eurent terminé les
préparatifs de leur départ, aidés par Anne qui acheva de remplir un
panier de diverses provisions, après quoi elle embrassa tendrement
son père, qui lui dit, ainsi qu’à Marthe :
– Adieu, chère femme, adieu, chère fille,
à demain, et surtout cette nuit fermez bien la porte de la maison,
de crainte des pénitents rôdeurs ; il n’est pire espèce de
larrons ; comme l’église leur défend le travail, ils volent
pour vivre.
– Le Seigneur veillera sur nous, –
répondit Marthe en baissant les yeux devant le regard de son mari,
– nous prierons pour ton heureux voyage.
– Adieu, bonne mère, – reprit à son tour
Guyrion, – je regrette de t’avoir alarmée ; mon père a eu
raison, j’ai été trop prompt à jouer du croc contre les lances
franques.
– Grâce à Dieu, mon fils, – reprit Marthe
avec onction, – le bon père Fultrade s’est rencontré là, comme un
ange du ciel descendu des cieux !
– Si les anges ont cette mine-là, quelle
diable de figure ont donc les démons ? – murmura
Rustique-le-Gai, en se chargeant du panier de provisions, tandis
que Guyrion prit sur son épaule deux longues rames de rechange et
son redoutable croc. Au moment où, suivant les pas d’Eidiol et de
son fils, Rustique allait quitter la maison, Anne-la-Douce dit au
jeune homme à demi-voix : – Rustique, veillez bien sur mon
père, sur mon frère ; ma mère et moi, nous prierons Dieu pour
vous trois.
– Anne, – répondit le jeune marinier, non
plus joyeusement, mais d’une voix pénétrée, – j’aime votre père
comme mon père, Guyrion comme mon frère, j’ai du cœur et de bons
bras, je ne saurais rien vous dire de plus. – Et après avoir
échangé un dernier regard avec la jeune fille qui devint vermeille
comme une cerise, Rustique rejoignit Eidiol et son fils, au seuil
de la porte, puis tous trois disparurent aux yeux de Marthe et
d’Anne-la-Douce.
*
* *
Ce jour-là même où maître Eidiol se rendant au
petit port de Saint-Audoin descendait la Seine à bord de
son bateau de charge, deux bâtiments remontant ce même fleuve dans
la direction de Paris dont ils se trouvaient encore éloignés de
quinze lieues, faisaient force de rames ; tous deux de forme
étrangère, longs de trente pieds, peu élevés au-dessus de l’eau,
sont allongés comme des serpents de mer ; leur proue, façonnée
de même manière que la poupe, leur permet de naviguer sans virer de
bord, le gouvernail se plaçant, selon l’évolution maritime, soit à
l’avant, soit à l’arrière ; ces bâtiments portent un mât et
une seule voile carrée, alors repliée sur sa vergue, car il ne fait
pas un souffle de vent. Montée de douze rameurs, d’un pilote et
d’un chef, ces deux Holkers, ainsi que les North-mans
appellent ces bateaux, sont si légers, que les pirates peuvent les
porter sur leurs épaules pendant un assez long trajet, et ensuite
les remettre à flot. Quoique de vitesse égale et de nature
pareille, ces deux Holkers ne se ressemblent pas plus qu’un homme
robuste ne ressemble à une svelte jeune fille : l’un, peint de
noir, avait pour ornement de proue un aigle de mer couleur
de vermillon ; son bec et ses serres étaient de fer poli. Au
sommet du mât, une girouette ou wire-wire représentant
aussi un aigle de mer découpé dans une plaque de métal, tournait au
moindre vent dont la direction était indiquée par le déploiement
d’un léger pavillon rouge placé au flanc droit du holker, pavillon
sur lequel le même oiseau marin se voyait brodé en noir. Au-dessus
des bordages percés des ouvertures nécessaires au maniement des
rames, une rangée de boucliers de fer étincelait aux rayons du
soleil couchant, ainsi que les armures des pirates, façonnées de
petites écailles de fer qui, les couvrant de la tête aux pieds,
leur donnaient l’apparence de poissons gigantesques.
Terribles hommes que ces pirates ! Des
rivages de la Suède, de la Norvège ou du Danemark, ils arrivaient
en quelques jours de traversée sur les côtes de la Gaule ; ils
se glorifiaient dans leurs Sagas ou chants populaires, de
« – n’avoir jamais dormi sous un toit de planches ou vidé leur
coupe de corne auprès d’un foyer abrité ; – » pillant
églises, châteaux, abbayes, changeant les chapelles en écuries, se
taillant chemises et culottes dans les nappes de l’autel, ravageant
tout sur leur passage ; ils « – chantaient
ainsi, – disaient-ils, – la messe des lances, la
commençant à l’aube, la finissant le soir. » – Guider son
bateau comme un bon cavalier manie son cheval, courir pendant la
manœuvre sur les rames en mouvement, lancer en se jouant trois
javelots au sommet d’un mât, les recevoir dans sa main et les
relancer encore sans manquer une seule fois le but, telles étaient
les qualités d’un bon pirate. « Narguons la tempête, –
disaient leurs chansons de mer, – l’ouragan est notre serviteur, il
aide nos rames, enfle nos voiles, et nous pousse où nous voulons
aller. En quelque lieu que nous abordions, nous mangeons le repas
préparé pour d’autres ; après quoi mettant l’hôte à mort et le
feu à la maison, nous reprenons la route azurée des
cygnes ! » – Ces North-mans avaient pour divinité
Odin, dieu du Nord, qui promettait aux vaillants tués à la
bataille, le séjour du Walhalla, riante demeure des héros
célestes ; mais plus confiants dans leur bravoure que dans
l’assistance de leur dieu, ils ne l’invoquaient guère.
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