« – Mon
frère d’armes et moi, – disait à ces pirates Gunkator, fameux roi
de la mer, qui souvent ravagea les châteaux et les églises de la
Gaule, – mon frère d’armes et moi, nous ne sacrifions jamais aux
dieux, nous n’avons de foi que dans nos armes et dans nos
forces ; nous nous en trouvons très-bien[12]. » Plusieurs chefs de ces pirates
se prétendaient issus de l’union des Trolls, génies des
mers, avec les Ases et les Dwalines, gentilles
petites fées qui se plaisent à danser au clair de lune sur la glace
des lacs du Nord, ou à se jouer dans les branches des grands sapins
couverts de neige.
Gaëlo, qui commandait le holker noir orné à sa
proue d’un aigle de mer, n’attribuait pas sa naissance à l’union
surnaturelle d’un Troll et d’une Dwaline, mais il
disait comme le fameux pirate Gunkator : « – Je ne
sacrifie point aux dieux, moi ! Je n’ai de foi que dans mes
armes et dans ma force, je m’en trouve très-bien. » – Gaëlo
pouvait se fier à sa force, elle égalait son courage, et son
courage égalait son adresse ; mais ce qui surpassait son
adresse, sa force, son courage, c’était la mâle beauté de ce jeune
chef de pirates ; voyez-le plutôt une main appuyée sur son
harpon et debout à l’avant de son bateau, couvert de la tête aux
pieds de sa souple armure d’écailles de fer. À son côté pendent sa
large épée, son cor d’ivoire au son connu de ses pirates ; son
casque pointu, presque sans visière, découvre ses traits hâlés par
l’air marin, le soleil et le grand air, car Gaëlo, non plus que le
héros de la Saga « – n’a jamais dormi sous un toit,
ni vidé sa coupe auprès d’un foyer abrité. – » L’on devine à
l’intrépidité de son regard, au pli railleur de sa lèvre, qu’il a
souvent, de l’aube au soir, dit la messe des lances,
parfois taillé sa chemise dans la nappe des autels et parfois
encore brûlé l’abbaye après avoir mangé le souper de l’abbé, mais
il n’a point tué l’abbé, si celui-ci est resté inoffensif ;
non, la vaillante physionomie de Gaëlo n’a rien de féroce ;
s’il est de ceux qui pratiquent cette loi donnée par
Trodd-le-Danois au pays de Garderig : – « Un bon
pirate jamais ne cherche d’abri pendant la tempête, jamais ne panse
ses blessures avant la fin du combat ; il doit attaquer un
ennemi seul, se défendre contre deux, ne pas céder à trois et fuir
sans honte devant quatre[13]. »
Gaëlo pratique aussi cette loi du bon chef Half à
ses champions : « – Il ne faut ni tuer les femmes, ni
jeter les petits enfants en l’air pour les recevoir par amusement
sur la pointe de vos lances[14]. »
Non, Gaëlo n’a pas l’air féroce ; loin de là, en ce moment
surtout, sa figure exprime les sentiments les plus tendres ;
ses yeux brillent d’un doux éclat lorsque de temps à autre il
tourne la tête vers le holker qui lutte de vitesse avec le sien.
Jamais, en effet, bateau pirate n’a offert à l’œil d’un marin plus
charmant aspect ! construit dans les mêmes proportions que
celui de Gaëlo, mais plus fin, plus élancé, ce holker était peint
en blanc, ses rames et les boucliers rangés à la file en dehors de
ses flancs étaient bleu d’azur ; un cygne doré ornait sa
proue, au sommet du mât, un cygne aux ailes ouvertes découpé dans
une plaque de cuivre étincelant tournait au souffle de la bise qui
faisait aussi flotter un pavillon couleur d’azur où se voyait brodé
un cygne blanc. À l’intérieur du léger bâtiment, les épées, les
piques, les haches, symétriquement rangées, se trouvaient à portée
des rameurs, revêtus de flexibles armures, non pas d’écailles, mais
de mailles de fer, et la tête couverte d’un casque à courte
visière. Le chef du holker se tenait, ainsi que Gaëlo, debout à la
proue ; appuyé d’une main sur un long harpon, il s’en servait
au besoin avec dextérité pour faire dévier le bateau dans sa route
lorsqu’il rasait les bords de quelques îlots plantés de saules qui
obstruaient le cours de la Seine. Ce chef north-man, d’une taille
plus svelte, mais aussi élevée que celle de Gaëlo, était une femme,
une belle vierge de vingt ans au plus, nommée la belle
Shigne. Elle portait, ainsi que les guerrières qu’elle
commandait, une armure de mailles d’acier si fines, si souples,
qu’on eût dit une brillante étoffe de soie grise ; cette
espèce de tunique, échancrée à la naissance du cou, accusait les
fermes contours de son sein et descendait jusqu’au-dessus des
genoux, serrée aux hanches par un ceinturon brodé auquel pendaient
d’un côté un cor d’ivoire, de l’autre une épée. La jambe de la
belle Shigne se dessinait aussi sous une maille de fer ; elle
chaussait des bottines de veau marin étroitement lacées jusqu’à la
cheville. Cette guerrière avait déposé son casque à ses
pieds ; ses cheveux d’un blond pâle, séparés sur son large
front et coupés à la hauteur du cou, encadraient de leurs boucles
son fier et blanc visage légèrement teinté de rose ; le froid
azur du ciel du Nord semblait se réfléchir dans ses grands yeux
bleus, clairs et limpides ; son nez aquilin, sa bouche
sérieuse, hautaine, donnaient une expression austère à sa mâle
beauté. Les Sagas avaient déjà chanté la bravoure de la
belle Shigne, l’une des plus vaillantes parmi les
vierges-aux-boucliers ou SHOLDMOES, ainsi que disent les
North-mans ; le nombre de ces guerrières était considérable en
ces pays du Nord ; elles prenaient part aux expéditions des
pirates, et souvent les surpassaient en courage. Rien de plus
sauvage, de plus indomptable que ces fières créatures ; qu’on
en juge par un trait choisi entre mille : Thoborge,
fille du pirate Erik, jeune vierge-au-bouclier, belle et
chaste, toujours armée, toujours prête à combattre, avait refusé
tous les prétendants à sa main ; elle les chassait
honteusement, les blessait ou les tuait lorsqu’ils lui parlaient
d’amour. Sigurd, pirate renommé, attaqua Thoborge dans sa
maison de l’île Garderig, où elle s’était retranchée avec ses
compagnes de guerre ; elle résista héroïquement ; grand
nombre de pirates et de vierges-aux-boucliers trouvèrent la mort
dans cette bataille. Sigurd ayant grièvement blessé Thoborge d’un
coup de hache, elle s’avoua vaincue et épousa le pirate[15].
Telle était la chasteté farouche de ces
valeureuses filles du Nord : la belle Shigne se montrait digne
de cette race. Orpheline après la perte de son père et de sa mère,
tués dans un combat sur mer, la jeune guerrière avait été adoptée
par ROLF, vieux chef de pirates north-mans, célèbre par ses
nombreuses excursions en Gaule ; en moins de quinze jours, il
était venu cette année-ci des mers du Nord à l’embouchure de la
Seine, et la remontait pour venir assiéger Paris à la tête de deux
mille bateaux de guerre, qui s’avançaient lentement à la rame,
faute de vent, précédés des holkers de Gaëlo et de Shigne ;
ceux-ci devançaient la flotte d’une lieue environ, par suite d’un
défi.
– Les bras de mes vierges sont plus
robustes que les bras de tes Champions, – avait dit la
belle Shigne à Gaëlo. – Je défie ton holker d’égaler la vitesse du
mien : les bras de tes hommes seront lassés avant que mes
compagnes aient ralenti le mouvement de leurs rames.
– Shigne, j’accepte le défi ; mais
si l’épreuve tourne contre toi, mon holker combattra bord à bord du
tien pendant cette guerre ?
– Tu espères donc mon secours si tu es en
péril ? – avait répondu Shigne avec un sourire de raillerie
fière, en ordonnant d’un geste à ses guerrières de ramer
vigoureusement. Gaëlo ayant donné le même ordre à ses hommes, les
deux holkers s’étaient rapidement éloignés de la flotte des
North-mans, cherchant à se dépasser l’un l’autre. Pendant longtemps
les vierges-aux-boucliers eurent l’avantage ; mais grâce à
leurs efforts redoublés, les champions de Gaëlo (ainsi que les
chefs north-mans appellent leurs hommes) regagnèrent la distance
perdue. Le soleil disparaissait derrière la cime boisée de l’une
des îles de la Seine, au moment où les deux bateaux marchaient
d’une vitesse égale.
– Shigne, le soleil est couché, – dit le
jeune pirate ; nos bateaux sont bord à bord et les bras de mes
champions ne sont pas lassés !
– Leur vigueur est grande, puisqu’ils ont
tenu contre mes compagnes, – répondit l’héroïne avec son ironique
et fier sourire.
– Veux-tu glorifier mes hommes ? ou
les railler ?
– Si nous n’avions à batailler contre les
Franks, je te dirais : Abordons dans une de ces îles et
combattons sept contre sept… tu verrais alors si mes vierges valent
tes champions.
– Faut-il donc te vaincre pour te
plaire ?
– Je l’ignore… jamais je n’ai été
vaincue. Orwarodd m’a demandée en mariage au vieux Rolf,
notre chef ; Rolf lui a répondu : – « Je te donne
Shigne si tu peux la prendre ; elle sera demain dans l’île de
Garin, seule et armée… viens-y. » – Orwarodd est
venu. Nous nous sommes battus ; il m’a percé le bras d’un coup
d’épée ; moi, je l’ai tué… Plus tard, Olaff a aussi
voulu m’épouser ; mais il m’a dit lâchement au moment du
combat : « Femme, je n’ai pas le courage de lever mon
épée sur toi. »
– Shigne, sois juste… les sagas ont
chanté les prouesses d’Olaff, brave entre les plus braves. S’il ne
combattait pas contre toi, c’était non par lâcheté, mais par
amour.
La guerrière sourit dédaigneusement et
reprit : – J’ai, de la pointe de mon épée, balafré Olaff au
visage… Il méritait mon mépris !
– Ah ! ton cœur est plus froid que
la glace des lacs de ton pays ! Mais non, tu repousses mon
amour parce que je suis de race gauloise !
– Peu m’importe ta race ! Olaff et
Orwarodd étaient nés comme moi dans une île du Danemark ; ils
n’ont pu me vaincre : j’ai tué l’un, j’ai balafré l’autre par
dédain.
– Promets-moi du moins que tu ne seras la
femme de personne.
– Facile promesse… Où trouver un guerrier
assez vaillant pour me vaincre ?
– Si tu étais vaincue, toi, si fière, si
farouche, tu haïrais ton vainqueur.
– Non ! j’admirerais son
courage !
– Shigne, tu l’as dit : nous ne
pouvons maintenant nous battre l’un contre l’autre, sinon tu me
tuerais ou tu deviendrais ma femme, dût mon épée se teindre de ton
sang ! Mais puisque le combat nous est interdit…
réponds : m’aimeras-tu si je fais quelque grand acte de
vaillance ? si les sagas de ton pays chantent mon nom à l’égal
des noms les plus célèbres ?
– Ta bravoure n’étonnera jamais la
mienne !
– Écoute : hier un serf fugitif est
venu dire au vieux Rolf que les Franks avaient depuis quelque temps
tellement fortifié l’abbaye de Saint-Denis, qu’elle était
maintenant imprenable.
– Il n’est rien d’imprenable ; mais
il faudra peut-être nous arrêter plusieurs jours devant cette
abbaye, dont Rolf comptait se rendre maître par un coup de main.
C’est un poste important ; il est voisin de Paris.
– M’aimeras-tu, si, seul avec mes
champions, je m’empare de l’abbaye de Saint-Denis ?
Le visage de la vierge-au-bouclier devint
pourpre ; les battements de son sein de marbre soulevèrent les
mailles de son armure, et, se redressant de toute la hauteur de sa
grande taille, elle répondit fièrement à Gaëlo : – Si l’abbaye
de Saint-Denis est imprenable, moi je la prendrai. – À peine la
belle Shigne eut-elle prononcé ces mots, qu’elle donna l’ordre à
ses compagnes de rejoindre la flotte de Rolf, et le bateau
s’éloigna rapidement.
Gaëlo, suivant d’un œil attristé le léger
holker qui emportait la guerrière, resta silencieux, pensif, tandis
que ses pirates se reposaient sur leurs rames. Le pilote, homme de
trente ans environ, d’une figure réjouie, vêtu de la casaque et des
larges braies des mariniers de la Seine, se nommait
Simon-Grande-Oreille. Ce surnom très-légitime, il le
devait à une énorme paire d’oreilles très-écartées des tempes, et
non moins rouges que son gros nez ; Simon, naguère serf de la
pêcherie de l’abbaye de Saint-Paterne, ainsi que trois de ses
compagnons assis aux bancs des rameurs, et portant casque pointu et
cuirasse à écailles de fer, comme les North-mans, était allé, ainsi
que tant d’autres serfs de race gauloise, offrir aux pirates ses
services comme pilote, et ceux de ses compagnons comme rameurs, dès
que les innombrables bateaux de la flotte des North-mans avaient
apparu à l’embouchure de la Seine. Simon et ses camarades
demandèrent, selon l’usage, part au butin de l’expédition.
Gaëlo, debout, silencieux, pensif, voyait
s’éloigner et disparaître le holker de la belle Shigne à travers la
brume légère qui, au coucher du soleil, s’élève souvent de la
surface des fleuves. Simon-Grande-Oreille, assis, à la poupe, et
tenant, comme pilote, la barre du gouvernail, dit à un de ses
compagnons, surnommé Robin-Mâchoire, parce que sa mâchoire
était saillante comme celle d’un molosse : – As-tu entendu
l’entretien de la belle Shigne et de Gaëlo ? Quelles farouches
diablesses que ces filles des North-mans ! Il faut les
courtiser à grands coups d’épée, les caresser avec le tranchant de
la hache, et arriver à leur cœur en leur trouant la poitrine, sinon
ces enragées vous font épouser la mort. Que dis-tu des
fiançailles ?
– Je dis que je préférerais courtiser une
des lionnes africaines dont nous parlait l’autre jour
Ibrahim-le-Sarrazin. – Et, se tournant vers son compagnon de banc,
géant north-man, à la barbe si blonde qu’elle en était presque
blanche, Robin ajouta : – Hé ! Lodbrog ! si toutes
les femmes de ta race accueillent ainsi les amoureux, il doit y
avoir dans ton pays plus de morts que de nouveau-nés ?
– Oui… mais les enfants de ces
guerrières, que l’on ne possède qu’après les avoir vaincues par
l’épée, deviennent des hommes qui à eux seuls valent dix hommes, –
répondit le géant d’une voix grave ; et redressant sa tête
énorme, il ajouta fièrement : – Ces enfants-là, comme moi,
naissent Berserkes.
– Oui, oui, – reprirent les autres
North-mans à voix basse avec un accent de déférence presque
craintive, – Lodbrog est né berserke !
– Je ne dis pas non, camarades, –
répondit Simon ; – mais, par le diable ! Qu’est-ce qu’un
berserke ?
– Un guerrier toujours terrible à ses
ennemis, – reprit un des North-mans, – et parfois terrible à ses
amis !
Le géant Lodbrog baissa sa grosse tête d’un
air affirmatif, tandis que Simon et Robin le regardaient d’un air
surpris, n’ayant rien compris aux mystérieuses paroles des pirates.
Gaëlo, sortant enfin de la rêverie profonde où l’avait plongé la
disparition de la vierge-au-bouclier, se retourna vers ses hommes
et leur dit : – Mes champions, il faut devancer la belle
Shigne et nous emparer, à nous seuls, de l’abbaye de
Saint-Denis ! À vous le butin, à moi la gloire !
– Gaëlo, – répondit Simon, – quand je
t’ai entendu parler de cette prouesse à ta guerrière, moi qui
connais l’abbaye de Saint-Denis, où je suis allé souvent dans ces
derniers temps, alors que j’étais serf de la pêcherie de
Saint-Paterne, que l’enfer confonde ! j’ai pris tes paroles
pour un propos d’amoureux. Gardée comme elle l’est, fortifiée
d’épaisses murailles, cette abbaye pourrait résister à cinq ou six
cents hommes déterminés ; comment veux-tu avec quinze hommes
t’en emparer ? c’est impossible !
– Mes vaillants, – reprit Gaëlo après un
moment de silence, – si je vous disais qu’un serf, gardeur de
pourceaux, est à cette heure Comte, seigneur et maître d’une
province que lui a octroyée Karl-le-Chauve, aïeul de Karl-le-Sot, à
cette heure roi des Franks, me répondriez-vous : – « Un
serf, gardeur de pourceaux, devenir maître et seigneur d’une
province ? c’est impossible ! »
– Foi de Grande-Oreille, telle serait ma
réponse !
– Vraiment ? – reprit Gaëlo, – et
qui donc est maintenant Comte de Chartres et possesseur du pays
chartrain ? sinon un pirate autrefois serf et gardeur de porcs
à Trancout, pauvre village situé près de Troyes[16] ?
– Oh ! oh ! notre chef, –
reprit Robin-Mâchoire, – tu veux parler d’Hastain ? ce vieux
bandit qui, comme nous, a guerroyé avec les pirates
North-mans : tu dis vrai, on connaît la chanson :
« – Quand il eut les Franks dépouillés, –
et qu’il vit tous ses bateaux appareillés ; – Hastain de Rome
entend parler – et à Rome Hastain dit qu’il irait – et qu’il ferait
roi de Rome son ami Boern-Côte-de-fer »[17].
– Simon, – dit Gaëlo, – écoute de toutes
tes larges oreilles la fin de la chanson ; – et s’adressant à
Robin : – Continue, mon champion !
– La chanson finit très bien, – reprit
Robin, et il acheva ainsi : – « Quand ses pirates eurent
ravagé l’Italie – et chargé leurs vaisseaux des dépouilles des
églises, – Hastain décide qu’il retournerait en France, – et en
France Hastain est revenu ; – le roi des Franks, effrayé du
retour des pirates, – a dit à Hastain : Ne pille plus les
saintes abbayes, ni les châteaux des seigneurs ; – je te
donnerai tout le pays chartrain, – et je te ferai Comte de
Chartres. – Hastain le pirate a dit : Je veux bien.
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