Les merveilles mensongères, mais éblouissantes, racontées par les pèlerins au retour de leur long voyage, les reliques qu’ils rapportaient et dont ils trafiquaient fructueusement, le respect dont l’Église les environnait à dessein, tout frappait de plus en plus l’esprit crédule et la grossière imagination des peuples. Grégoire VII prévoyait ces résultats ; il crut opportun de prêcher la guerre sainte ; l’Église éleva la voix : « Honte et douleur pour le monde catholique ! – s’écria-t-elle, – le sépulcre du Sauveur des hommes est au pouvoir des Sarrasins ! rois et seigneurs, marchez à la tête de vos peuples pour la délivrance du tombeau du Christ et l’extermination des infidèles… » À cet appel prématuré, l’Europe ne répondit point, Grégoire VII s’était trop hâté, l’heure des croisades n’avait pas encore sonné. Aujourd’hui le moment est venu, Urbain VI va mettre en œuvre la pensée de Gerbert et de Grégoire VII ; oui, le pape doit être maintenant arrivé en Auvergne pour commencer de prêcher la croisade en Gaule, le pays catholique par excellence.
– Que dis-tu ? le pape…
– J’aurais dû te garder le secret jusqu’à l’apparition des émissaires d’Urbain II en cette contrée ; par son ordre je les précède auprès de toi et des évêques de l’ouest de la Gaule.
– Quoi ! des émissaires vont ici prêcher la croisade ?
– Demain peut-être Coucou-Piètre et le chevalier Gauthier-sans-Avoir seront en Anjou ; voilà pourquoi, d’après le commandement d’Urbain II, je t’avais engagé à m’accompagner à Angers, où se doivent réunir d’autres prélats, afin de nous concerter sur les moyens à employer pour pousser le peuple à la croisade.
– Et quels sont ces hommes chargés de la prêcher ?
– L’un, Pierre-l’Ermite, vulgairement appelé Coucou-Piètre, est un moine, il a déjà deux fois accompli le pèlerinage de Jérusalem ; homme ardent, passionné, sa sauvage éloquence a sur les multitudes une action puissante ; son compagnon, Gauthier-sans-Avoir, chevalier d’aventure, joyeux et hardi Gascon, séduit par la gaieté de ses paroles et par ses éblouissantes promesses, ceux que n’entraîne point la farouche éloquence de Pierre-l’Ermite.
– Yéronimo, ce que tu m’apprends me confond… Mais par quels moyens Urbain II espère-t-il mener ses projets à bonne fin ?
– Je t’en instruirai tout à l’heure ; tels sont donc les principaux motifs de l’Église à pousser les peuples aux croisades : habituer l’Europe catholique à se lever à la voix des papes pour l’extermination des hérétiques… envoyer en Palestine grand nombre de ces seigneurs, qui disputent à l’Église les biens de la terre et la domination des peuples.
– Certes, Yéronimo, la pensée est profondément politique ; je vois le but, mais comment l’atteindre ?
– Tu le sauras ; laisse-moi d’abord appeler ton attention sur un dernier motif imprévu par Grégoire VII, mais qui, de nos jours, rend indispensable une grande migration de populaire vers la terre sainte. Est-il vrai qu’en Gaule, malgré les guerres privées des seigneurs et les misères du siècle, la population des serfs ait pullulé d’une manière effrayante depuis environ cinquante ans ?
– En effet, la population serve, longtemps épuisée, décimée par les famines qui ont régné depuis l’an 1000 jusqu’en 1034, a recommencé de s’accroître, lorsque des temps d’abondance ont succédé aux disettes.
– Oui, et surtout lorsque l’Église, désireuse de repeupler ses domaines, privés de serfs cultivateurs, a eu proclamé LA TRÊVE DE DIEU, grâce à laquelle, pendant quelques années, il a été interdit de se livrer aux guerres privées entre les seigneurs laïques ou ecclésiastiques pendant trois jours de chaque semaine.
– Heureusement, Yéronimo, cette trêve de Dieu fut acceptée par les seigneurs, aussi désireux que nous de repeupler leurs terres ; plus tard, sans doute, les guerres ont recommencé plus acharnées que jamais, et au grand dommage de l’Église ; mais la population serve a cependant toujours augmenté, surtout depuis trente ans environ.
– Or, réponds-moi, cet accroissement de plèbe n’a-t-il pas amené les révoltes formidables des serfs de Normandie et de Bretagne ? ne chantaient-ils pas, dans leur rébellion contre la sainteté de la servitude, que l’Église leur prêche comme moyen de salut éternel, ne chantaient-ils pas, ces audacieux : « Pourquoi nous laisserons-nous opprimer ? – Ne sommes-nous pas hommes comme nos seigneurs ? – Comme eux n’avons-nous pas des membres ? – NOTRE CŒUR N’EST-IL PAS AUSSI GRAND QUE LE LEUR ? – Ne sommes-nous pas cent, deux cents serfs contre un chevalier ? – Battons-nous à coups de fourches ! à coups de faux ! – À défaut d’armes ramassons les pierres du chemin. »
– Oui, oui, Yéronimo, ces chants de révolte ont donné le signal de terribles insurrections en Normandie, en Bretagne ; deux ou trois mille de ces rebelles ont eu les yeux crevés, les pieds et les mains coupés.
– Donc, pour conjurer à l’avenir de pareils soulèvements, il faut très-promptement évacuer au dehors ce trop plein de populaire ; car, du moment où la plèbe ne croira plus à l’efficacité de ses misères pour son salut, elle deviendra redoutable puisqu’elle a pour elle le nombre et la force ; or, comme il est urgent d’amoindrir et d’affaiblir cette mauvaise plèbe, elle partira pour la croisade.
– Que veux-tu dire ?
– N’est-il pas évident que sur chaque milliers de serfs qui abandonneront la Gaule pour aller guerroyer en Palestine, une centaine à peine arrivera jusqu’à Jérusalem ? Songe au voyage de cette multitude de misérables partant à la grâce de Dieu, en haillons, sans provisions, accompagnés de leurs femmes, de leurs enfants, ayant à traverser la Germanie, la Hongrie, la Bohème, la Bulgarie, le pays du Danube, et tant d’autres nations que ces bandes désordonnées soulèveront par leurs excès, leurs voleries, leurs massacres, puisque, durant un si long voyage, de pareilles multitudes ne sauraient vivre qu’en pillant et ravageant sur leur route ; les trois quarts de ces croisés seront exterminés ou morts de faim, de fatigue, avant d’avoir pu atteindre Jérusalem ; le petit nombre d’entre eux qui arrivera devant la ville sainte pour en faire le siège sera décimé ; il ne reviendra donc pour ainsi dire point du tout de cette vile et dangereuse populace !
– Yéronimo, il est insensé de croire qu’elle s’aventurera dans un si lointain et si périlleux voyage !
Le moine romain haussa encore les épaules et reprit : – Quelle est la vie des vilains et des serfs dans les seigneuries laïques ou ecclésiastiques ?
– Leur vie est atroce.
– De toutes les servitudes, laquelle leur pèse davantage ? n’est-ce pas d’être enchaînés à la glèbe ? de ne pouvoir faire un pas hors des limites du territoire de leur seigneur ?
– Oui, pour le plus grand nombre, cette servitude est affreuse.
– Et lorsque, prêchant la croisade pour la guerre sainte, l’Église dira à ces milliers de misérables enchaînés à la glèbe : « – Allez ! vous êtes libres, partez ! allez combattre les Sarrasins en Palestine, le pays des merveilles, là vous ramasserez un immense butin ! ne vous occupez pas des besoins du voyage, Dieu y pourvoira, et vous ferez par surplus votre salut éternel ! » tu crois que les serfs ne partiront pas en masse, entraînés par le désir de jouir de leur liberté, par la soif du butin, par l’esprit d’aventure, et par la pieuse ardeur de délivrer le saint sépulcre des outrages des infidèles !
– Yéronimo, – reprit l’évêque de Nantes en secouant la tête, – le besoin de liberté, l’esprit d’aventure, l’espoir du butin, pousseront peut-être ces malheureux en Palestine ; mais c’est un faible mobile que le pieux désir de venger le tombeau du Sauveur des outrages des infidèles ! Franchement ? quelque crédule que l’on soit, lorsque l’on se figure le Christ trônant au ciel, dans l’éternité de sa gloire, à côté de son père, le Dieu tout-puissant, ne semble-t-il pas indifférent que le sépulcre de Jésus reste vide aux mains des mécréants ? La divinité n’est elle pas au-dessus d’un tel fait ? Crois-tu possible, malgré leur aveuglement, de passionner les multitudes pour une semblable cause et de les entraîner en Syrie, à douze ou quinze cents lieues des Gaules ?
– Je te dis, moi, que lorsque à cette sainte cause, éloquemment prêchée par l’Église, se joindront la soif de la liberté, l’espoir du butin, la certitude de gagner le paradis et la curiosité d’un avenir inconnu, qui ne saurait être pire que le présent, l’entraînement des populations vers la Palestine deviendra irrésistible !
– Je l’accorde ; mais les seigneurs laisseront-ils ainsi dépeupler leurs terres, en permettant aux serfs de partir pour la croisade ?
– Les seigneurs redoutent autant que nous la révolte des serfs ; en cela notre intérêt est commun ; puis ce trop plein de populaire, qu’il est d’une sage politique de déverser au dehors, se compose au plus du tiers de la plèbe ; ce tiers seul partira.
– Qui t’assure qu’un plus grand nombre ne cédera pas à l’entraînement que tu crois irrésistible ?
– Cette plèbe est devenue lâche par l’habitude de l’esclavage qui pèse sur elle depuis la conquête franke, si profitable à l’Église catholique ; la preuve de l’hébétement, de la couardise de ces peuples, si vaillants jadis sous l’influence druidique, est dans leur stupide résignation à la servitude, dont l’Église prêche la sainteté ; une partie minime d’entre eux est assez disposée à la révolte ; or ceux-là, les plus impatients du joug, les plus intelligents, les plus aventureux, les plus hardis, et conséquemment les plus dangereux, seront les plus ardents à s’en aller en Palestine, de la sorte nous serons délivrés de ces mauvais incitateurs de rébellions.
– Cette remarque est profondément juste.
– Ainsi, un tiers au plus de la plèbe rustique émigrera ; ceux qui resteront suffiront à cultiver la terre ; moins nombreux à la tâche, leur labeur augmentera, tant mieux ! Bœuf lourdement chargé, âne lourdement bâté ne se regimbent point ! toute nouvelle révolte sera conjurée.
– En vérité, Yéronimo, j’admire les puissantes combinaisons de la politique des papes ; mais l’un des résultats les plus importants de cette politique serait de nous délivrer d’un grand nombre de ces maudits seigneurs, toujours en guerre contre nous. Ah ! ceux-là ne seront pas comme les serfs, poussés par le désir d’échapper à un sort affreux ou de jouir de leur liberté !
– Tu te trompes…
– Que veux-tu dire ?
– Grand nombre d’entre eux seront aussi désireux que leurs serfs de changer de condition ; après tout, quelle est la vie de ces seigneurs ? n’est-ce pas celle de chefs de brigands ? toujours en guerre ? toujours l’œil et l’oreille au guet, de crainte d’être attaqués ou surpris par leurs voisins ? ne pouvant sortir que rarement et à main armée de leurs seigneuries ? toujours forcés de se retrancher dans leurs repaires ? s’enivrer, assouvir leur luxure sur les femmes de leurs domaines, pressurer serfs et vassaux, rançonner, torturer les voyageurs, guerroyer sans cesse, dis, n’est-ce pas là leur vie ? crois-moi, ces hommes farouches se lassent ou se lasseront de cette existence sauvage et violente.
– Plusieurs fois, en effet, j’ai été frappé de leur mortel ennui, et de cet ennui Neroweg VI lui-même est, je le sais, profondément atteint.
– Maintenant, lorsque ces hommes souillés de crimes, presque aussi abrutis que leurs serfs, ayant tous plus ou moins au fond de l’âme la peur du diable, entendront des prêtres inspirés leur dire : « Vous étouffez dans vos noires citadelles de pierre, vous vous disputez les maigres dépouilles de quelques voyageurs ou les terres infécondes de l’Occident, terres peuplées de misérables, plus semblables à des bêtes qu’à des êtres humains ; quittez le sol ingrat, et le sombre ciel de l’Occident ! venez en Palestine, venez en Orient, pays d’azur et de soleil ! terre féconde, splendide, radieuse, aux villas magnifiques, aux palais de marbre, aux coupoles dorées, aux jardins délicieux peuplés de femmes enchanteresses ! venez en Palestine ! là vous trouverez des trésors accumulés par les Sarrasins depuis des siècles, trésors si prodigieux qu’ils suffiraient à couvrir d’or, de rubis, de perles, de diamants la route de la Gaule à Jérusalem ! tout cela, Dieu vous le donne ! Oui, terre féconde, palais, femmes, trésors, le Tout-Puissant les donne aux fidèles qui s’en iront à Jérusalem venger le saint sépulcre des outrages des Sarrasins ; venez, venez à la guerre sainte ! si énormes que soient vos crimes, vous en êtes absous par cette pieuse entreprise ! » Simon, je te l’affirme, une infinité de seigneurs mordront de toute la force de leurs lourdes mâchoires à cet hameçon étincelant de tous les feux du soleil d’Orient ?
– Je ne dis pas non, Yéronimo, – reprit l’évêque de Nantes en réfléchissant, – je ne dis pas non.
– Et moi je dis oui, cent fois oui. Quoi ! ces pillards féroces, rongés par l’ennui, ne quitteraient pas leurs sinistres donjons pour ces villes de marbre et d’or peuplées de femmes enivrantes ? Quoi ! ces rudes hommes, chevauchant de l’aube au soir pour guerroyer ou rapiner, reculeraient devant les périls, la longueur d’un tel voyage ? Quoi ! ces fervents catholiques, souillés de crimes, manqueraient cette occasion de faire leur salut éternel, en pillant les richesses de l’Orient et se partageant cette terre promise ? Non, non, crois-moi, le fruit est mur, il s’agit de le cueillir avec prudence et dextérité ! Le moment est venu, l’heure des croisades, a sonné ; au premier appel de l’Église un nombre immense de serfs et de seigneurs vont se mettre en route pour la terre sainte. Et maintenant, résumons en deux mots les avantages immenses de l’Église à mouvoir cette croisade : Premièrement, rois et seigneurs, engagés par cette première guerre sainte, et au besoin poussés par la farouche crédulité des peuples, sont désormais forcés de marcher à la voix du pape contre les infidèles ou les hérétiques du dedans ou du dehors ! Viennent de nouvelles hérésies, l’Église les brave ; à sa voix elles seront écrasées dans le sang ! secondement, nous déversons hors du pays le trop plein de la plèbe serve en ce qu’elle a de plus redoutable, et s’il en revient, il en reviendra peu ! troisièmement, l’Église est délivrée d’un grand nombre de ces brigands féodaux, nos rivaux en domination et en richesses ; et de ceux-ci, non plus que des serfs, il reviendra peu… ou prou ; quatrièmement, écoute ceci, c’est chose capitale : les seigneurs partant pour Jérusalem auront, n’est-ce pas, besoin de grosses sommes pour entreprendre un pareil voyage ; cet argent, comment se le procureront-ils ? en vendant terres seigneuriales et droits souverains ; or, en ces circonstances pressantes, qui peut, sinon l’Église, dont le coffre est toujours bien garni, acheter ces grand domaines ? Pouvant seule acheter, elle n’achètera qu’à vil prix ; voici donc une partie de la seigneurie dépossédée de ses biens, de ses droits au profit du clergé.
– Yéronimo, ne crains-tu pas que la seigneurie étant ainsi dépouillée, ruinée, amoindrie, la royauté, aujourd’hui sans puissance, se relève… et fondant son pouvoir sur la ruine de ses grands vassaux, ne veuille partager avec nous la domination des peuples ?
– Si la royauté nous gêne ou nous menace, nous attaquerons les rois ; l’Église les tolère lorsqu’ils la servent, mais d’instinct elle ne les aime point ; les rois sont nos rivaux ; un jour ou l’autre le trône peut jeter son ombre sur l’autel ; ce jour venu, nous démolirons les trônes ; les peuples ne doivent obéir qu’à un maître et trembler devant lui ; ce maître unique, c’est le pape, l’infaillible représentant de Dieu ici-bas, le seul dispensateur de ses récompenses ou de ses châtiments éternels, par l’entremise de nous autres prêtres !
– Ah ! Yéronimo, Yéronimo ! l’avenir de l’Église catholique m’apparaît dans sa formidable majesté ; tu me fais maintenant regretter la vie.
– Je te l’ai dit, cet entretien a trait à notre position actuelle de prisonniers de ce bandit de Neroweg VI…
– Voilà ce que je ne peux comprendre.
– D’après ce que tu m’as appris du seigneur de Plouernel, il doit être l’un de ces farouches ennuyés qui mordront à pleine mâchoire l’éblouissant hameçon des merveilles de l’Orient ?
– Je le crois.
– Il va te faire mettre à la torture pour t’extorquer la donation des terres de ton diocèse, que depuis longtemps il convoite ; préviens la torture ; accorde tout, absolument tout ; demain sans doute Pierre l’Ermite et Gauthier-sans-Avoir seront partis d’Angers pour venir en ce pays prêcher la croisade ; Neroweg VI partira, ta donation sera nulle.
– Mais s’il ne part pas ? mais si, non content de la donation, il veut me faire mourir dans les supplices pour assouvir sa haine contre moi ?
L’entretien de l’évêque de Nantes et du légat du pape de Rome fut interrompu par un bruit sourd, étrange, qui semblait sortir de l’intérieur de l’épaisse muraille… Les deux prêtres tressaillirent, se levèrent, se regardèrent ; puis, se rapprochant du mur, prêtèrent l’oreille de ce côté avec anxiété ; mais, au bout de quelques instants, le bruit diminua et cessa complètement.
*
* *
Le cachot de Bezenecq-le-Riche et de sa fille était, comme les autres cellules souterraines, dallé de pierres et voûté, mais situé au second étage de ces lieux redoutables, aussi la lumière pénétrait plus vive à travers l’étroite meurtrière ; l’on voyait au milieu de ce cachot un gril de fer long de six pieds, large de trois, assez élevé au-dessus du sol, et composé de barres de fer peu éloignées les unes des autres ; des chaînes, des anneaux ajustés à ce gril servaient à maintenir la victime. Les débris éteints d’un brasier récemment allumé sous cet instrument de supplice où l’on étendait le patient, noircissaient encore les dalles ; non loin de là, deux autres engins de torture, construits avec une ingénieuse férocité, complétaient ces sinistres appareils ; l’un, barre de fer saillante, sorte de potence scellée dans le mur à une hauteur de sept à huit pieds au-dessus du sol, se terminait par un carcan de fer s’ouvrant et se fermant à volonté ; une grosse pierre pesant environ deux cents livres, garnie d’un anneau et de courroies de suspension, était déposée au-dessous de cette potence ; à quelques pas de là et aussi scellé dans le mur, saillissait un croc gigantesque recourbé, très-aigu, et pareil à ceux dont les bouchers se servent pour accrocher les quartiers de bœuf ; les dalles, partout ailleurs verdâtres d’humidité, étaient d’un brun sanguin au-dessous de ce croc. En face de cet instrument de supplice apparaissait, grossièrement sculpté dans la muraille, et destiné à redoubler l’épouvante des prisonniers, une sorte de masque grimaçant, hideux, moitié bête, moitié homme ; ses yeux et l’ouverture de sa gueule béante, profondément creusés, ressemblaient à des trous noirs ; enfin, placée près de la porte du cachot, une longue caisse de bois remplie de paille servait de lit, là était étendue la fille du bourgeois de Nantes, blême comme une morte et glacée de terreur ; tantôt son corps tressaillait de frissonnements convulsifs, tantôt elle demeurait immobile, les yeux fermés, sans que ses larmes cessassent de sillonner son visage livide. Bezenecq-le-Riche, assis au bord de la couche de paille, les coudes sur ses genoux, son front caché dans ses mains, disait : – Qu’ai-je appris ? Le seigneur de Plouernel… lui ? un descendant de Neroweg ! La rencontre est étrange, fatale !
– Ah ! mon père, – murmura la jeune fille d’une voix défaillante, – cette rencontre est l’arrêt de notre mort !
– L’arrêt de notre ruine, mais non de notre mort ! Rassure-toi, pauvre enfant, le seigneur de Plouernel ignore que notre obscure famille s’est trouvée en lutte avec la sienne à travers les âges… Mais, lorsque ce baillif a prononcé le nom de Neroweg VI, que je n’avais pas encore entendu pendant cette journée maudite, et qu’interrogé par moi, cet homme m’a répondu que son maître appartenait à l’ancienne famille franque des Neroweg, établie en Auvergne depuis la conquête des Gaules par Clovis, je n’ai conservé aucun doute, et malgré moi j’ai frémi, au souvenir des légendes de notre famille, qu’autrefois mon père nous lisait à LAON, et qui sont restées en ce pays entre les mains de Gildas, mon frère aîné !
– Ah ! pourquoi notre aïeul a-t-il quitté la Bretagne ?… Cette contrée n’est peut-être pas soumise comme celle-ci à la tyrannie des seigneurs !
– Hélas ! chère enfant, je te l’ai dit, notre aïeul qui, seul parmi les autres descendants de Joel dispersés en Gaule ou dans les pays lointains, avait continué d’habiter près des pierres sacrées de Karnak, le berceau de notre famille, n’a pu souffrir plus longtemps l’oppression des seigneurs bretons, devenus, depuis leur alliance avec le clergé catholique, aussi cruels que les seigneurs franks ! Notre aïeul a vendu le peu qu’il possédait, s’est embarqué à Vannes avec sa femme, sur un vaisseau commerçant venant d’Abbeville ; arrivé dans cette cité, notre aïeul s’est livré à un modeste trafic ; plus tard, mon père est allé s’établir dans cette même province de Picardie, à Laôn, où mon frère aîné Gildas exerce encore le métier de maître corroyeur. En venant par mer, d’Abbeville à Nantes, trafiquer des objets de notre commerce, fabriqués à Laôn, j’ai connu ta mère… fille du marchand auquel j’étais adressé. Je l’ai passionnément aimée. Ses parents ne voulurent pas se séparer d’elle, et les miens, à grand regret, consentirent à notre union, qui m’éloignait pour jamais d’eux car, hélas ! je ne les ai jamais revus… Je me suis enrichi en m’associant au négoce du père de ta mère. Lorsque je l’ai perdue, tu étais encore enfant ; sa mort fut le plus grand chagrin de ma vie ; mais tu me restais, toi ! tu grandissais en grâce, en beauté ; enfin, tout me souriait… j’étais heureux, et voilà qu’aujourd’hui, en nous rendant aux vœux de ton aïeule… – Puis s’interrompant, Bezenecq-le-Riche s’écria désespéré : – Oh ! c’est affreux ! – Et il reprit avec amertume : – Peut-être aussi est-ce une juste punition !
– Une punition !… et quel mal avons-nous jamais fait à personne… mon bon père ?
– Toi !… innocente enfant !… Ah ! Dieu me garde de t’accuser.
– Mais vous, de quoi vous accusez-vous ?
– Ah ! – reprit le bourgeois de Nantes en soupirant, – mon bonheur m’a fait oublier le malheur de nos frères !
– Que dites-vous ?
– Isoline… ces millions de serfs, de vilains qui peuplent les terres des seigneurs et du clergé… Ces malheureux serfs, chaque jour mourant d’épuisement, de misère, et dont les cadavres pendent aux fourches patibulaires ; ces malheureux sont comme nous de race gauloise ! et pour quelques citadins vivant parfois à peu près tranquilles dans les cités, lorsqu’ils ont par hasard, ainsi que nous autres habitants de Nantes, pour seigneur un évêque assez bon homme, des millions de serfs et de vilains sont victimes des seigneuries et de l’Église !
– Hélas ! mon père, le cœur me saigne en songeant à ces maux ; mais que faire ?
– Ne pas lâchement courber la tête !… Ah ! mon père parlait en homme vaillant, généreux et sensé, lorsqu’il disait aux autres bourgeois de la ville de Laôn : « – Nous sommes souvent soumis aux exactions ou aux violences de l’évêque, notre seigneur, mais enfin, nous autres citadins, nous jouissons de certaines franchises ; c’est donc à nous, plus intelligents et moins misérables que les serfs des campagnes, d’aider à leur affranchissement, en nous en affranchissant d’abord, et leur donnant ainsi l’exemple de la révolte contre l’oppression ; s’ils se soulèvent d’eux-mêmes contre leurs seigneurs, comme en Bretagne, comme en Normandie, comme en Picardie, mettons-nous à leur tête… N’est-ce pas une honte, une indigne lâcheté de laisser écraser, supplicier ces malheureux pour une cause qui est également la nôtre ! La tyrannie des nobles et des prêtres ne pèse-t-elle pas sur nous ? Ne sommes-nous pas aussi la proie des brigands féodaux, lorsque nous sortons de l’enceinte de nos villes, où nous souffrons déjà tant d’avanies ! » – Mais les paroles de mon père étaient vaines, nos citadins tremblaient à la pensée d’une courageuse rébellion, craignant de risquer leurs biens, d’empirer leur sort ! Ils blâmaient l’audace de mon père ; moi-même devenu riche, je l’ai blâmée, disant comme tant d’autres : « – La condition des serfs est horrible ; mais je n’irai pas aventurer mon avoir et ma vie, en me mettant à la tête d’une insurrection. » – Qu’est-il arrivé de notre lâche et égoïste insouciance ? L’audace des seigneurs a été croissant, nous ne pouvons plus mettre le pied hors des cités, sans être exposés aux brigandages des châtelains. Ah ! mon enfant, je te le répète ! je suis puni d’avoir méconnu les enseignements de mon père… C’est mon juste châtiment, s’il ne frappait que moi, je me résignerais… Mais toi… mais toi !
– Vous le voyez… nous sommes perdus… il n’y a plus d’espoir ! – s’écria la jouvencelle, dont les sanglots éclatèrent ; – la mort… une mort affreuse nous attend ! – Et Isoline, dont les dents se heurtaient d’épouvante, montra du geste à son père les instruments de torture qui garnissaient le cachot ; puis, cachant son visage entre ses deux mains, elle poussa des gémissements convulsifs.
– Isoline ! – reprit Bezenecq d’une voix suppliante et désolée, – ma bien-aimée fille… entends la raison : tes terreurs sont exagérées… l’aspect de ce souterrain t’épouvante. Hélas ! je le comprends ; mais, je t’en conjure, raisonnons un peu, voyons : Lorsque j’aurai souscrit d’avance à tout ce que le seigneur de Plouernel peut exiger de moi ? Lorsque j’aurai consenti à me dépouiller pour lui de tout ce que je possède au monde ? dis ? que veux-tu qu’il me fasse ? À quoi lui servirait de me torturer ? Il n’a pas contre moi de haine personnelle ; il en veut à mes biens, je donnerai tout, absolument tout, pourquoi nous tuerait-il ? Quand je m’afflige du châtiment qui me frappe, je parle de notre ruine…
– Bon père… vous voulez me rassurer…
– Certainement ! notre sort n’est-il pas assez malheureux déjà ? pourquoi assombrir encore la réalité ? J’espérais te doter richement, te laisser plus tard mes biens, qui auraient assuré le bonheur de tes enfants… et je vais être dépouillé de tout ! à cinquante ans passés, me voici devenu aussi pauvre qu’un serf, réduit à te voir partager ma pauvreté, toi, mon Dieu ! toi, pour qui j’avais travaillé avec tant d’amour !
– Ah ! si le seigneur de Plouernel nous accordait la vie… j’aurais peu de souci de ces richesses que vous regrettez pour moi.
– Et je n’aurai pas moins de courage que toi ! – dit Bezenecq en serrant tendrement entre les siennes les mains de sa fille, – je me figurerai avoir placé tout mon argent à bord d’un vaisseau et que le vaisseau a péri, voilà tout ; enfin, cela aurait pu arriver, n’est-ce pas ? et en ce cas, me serais-je laissé abattre ? me serais-je lâchement résigné à voir mon Isoline souffrir de la misère ? Non, non ! Oh ! malgré mes cinquante ans je suis vert encore et courageux, va ! Aussi, sais-tu mon projet, douce enfant ? Une fois hors de cet infernal château, nous retournons à Nantes, je vais trouver mon compère Thibaut-l’Argentier ; il sait mon aptitude au commerce, il m’emploiera chez lui, mon salaire suffira pour nous deux ; seulement, Belle Isoline, – ajouta Bezenecq en tâchant de sourire dans l’espoir de calmer les craintes de sa fille, – il vous faudra, de vos petites mains blanches, coudre vos robes et préparer notre frugal repas ; au lieu de notre maison de la place du marché Neuf, nous habiterons quelque humble réduit du quartier des Remparts ; mais, bah ! qu’importe, quand on a le cœur joyeux ! et puis, j’aurai toujours bien en poche quelques deniers, pour acheter de temps à autre, en revenant au logis, un frais ruban pour ta gorgerette, ou un bouquet de roses pour fleurir ta chambrette.
Malgré sa terreur, Isoline ne put s’empêcher de céder aux consolantes espérances du bourgeois de Nantes ; aussi, fermant les yeux afin de ne pas être rappelée à l’horrible réalité par la vue du hideux masque de pierre et des instruments de supplice, la jouvencelle cacha son visage dans le sein de son père, et murmura d’une voix émue : – Oh ! si tu disais vrai ! si nous pouvions sortir de ce château ? Loin de regretter nos richesses perdues je remercierais Dieu, car je pourrais au moins, à mon tour, travailler pour toi !
– Pas du tout, damoiselle Isoline, je saurai, moi, suffire à tout, – reprit gaiement Bezenecq, – qui sait, d’ailleurs, si je ne trouverai pas bientôt un aide ? Oui, qui nous dit qu’un digne garçon ne te demandera pas en mariage ? s’enamourant de cette chère petite figure, lorsqu’elle aura repris ses fraîches couleurs ? – ajouta le marchand en embrassant tendrement sa fille ; – et elles ne seront pas longtemps à revenir, ces fraîches couleurs… Non, non, tu as beau secouer la tête… Réponds, méchante ? toi qui aimes tant les fleurs et les connais si bien, que je soupçonne entre vous quelque mystérieuse intelligence ; ne les as-tu pas vues : tristes languissantes, lorsqu’elles manquent d’air et de soleil, renaître en un instant au grand jour, plus fraîches, plus brillantes que jamais !
– Mon père, – dit soudain Isoline en indiquant d’un geste épouvanté la muraille dans laquelle était sculpté le hideux masque de pierre, – les yeux profonds de cette tête semblent s’illuminer intérieurement… Voyez, voyez ces lueurs qui s’en échappent !
Le marchand tourna vivement la tête du côté du mur que lui indiquait sa fille et auquel il tournait alors le dos, mais déjà les lueurs avaient disparu ; Bezenecq crut à une illusion de l’esprit effrayé d’Isoline, et répondit : – Tu te seras trompée ; comment veux-tu que les yeux de cette laide figure jettent des lueurs ? il faudrait donc qu’il y eût une lumière dans l’épaisseur de la muraille ; est-ce possible, mon enfant ?
La porte du cachot faisait face au masque de pierre ; soudain elle s’ouvrit. Bezenecq-le-Riche et sa fille virent entrer le baillif Garin-Mange-Vilain et le tabellion du seigneur de Plouernel, suivis de plusieurs gens à figures sinistres ; l’un portait un soufflet de forge et un sac de charbon ; un autre de ces hommes était chargé de plusieurs fagots. Isoline, un moment rassurée par son père, mais rappelée à la réalité par l’approche des bourreaux, jeta un cri d’effroi ; Bezenecq, pour calmer les angoisses de sa fille, se leva et dit au baillif d’une voix ferme, en lui désignant le tabellion : – Ce cher maître qui tient des parchemins sous son bras est sans doute le notaire du seigneur comte ? – Garin-Mange-Vilain fit un signe de tête affirmatif. – Ce notaire, – poursuivit le bourgeois de Nantes, – vient me faire signer l’acte par lequel je consens à payer rançon ? – Le baillif fit un nouveau signe de tête affirmatif. Bezenecq s’adressant alors à sa fille et affectant le calme, presque la gaieté : – Ne crains rien, chère enfant, moi et ces dignes hommes, nous allons à l’instant être d’accord ; après quoi, j’en suis certain, nous n’aurons rien à redouter d’eux, et ils nous mettront en liberté ; or donc, maître tabellion, je consens à faire par acte authentique, en faveur du seigneur de Plouernel, don et cession de tous mes biens, consistant en cinq mille trois cents pièces d’argent, déposées chez mon compère Thibaut, l’argentier et monnoyeur de l’évêque de Nantes ; 2° en huit cent soixante pièces d’or et neuf lingots d’argent, déposés dans ma maison en un endroit secret, dont je donnerai connaissance à la personne que le seigneur comte chargera d’aller à Nantes ; 3° en une assez grande quantité de vaisselle d’argent, étoffes précieuses et meubles, qu’il sera très-facile de charroyer ici, moyennant l’ordre que je vais à ce sujet écrire à mon serviteur de confiance ; enfin, il reste ma maison, mais comme il serait peu praticable, mes dignes maîtres, de la faire transporter ici, je vais écrire et vous remettre une lettre pour mon compère Thibaut ; deux jours même avant mon départ de Nantes, il m’avait proposé d’acheter ma maison au prix de deux cents pièces d’or ; il maintiendra son offre, j’en suis certain, surtout lorsqu’il saura, par un mot de moi, la position difficile où je me trouve ; c’est donc deux cents pièces d’or de plus que, sur mon avis, Thibaut devra remettre à l’envoyé du seigneur de Plouernel ; ces donations faites, il nous reste à moi et à ma fille les vêtements que nous avons sur le corps… Maintenant, digne tabellion, écrivez la donation, je la signerai, j’y joindrai des lettres pour mon serviteur et pour mon compère l’argentier ; celui-ci connaît trop les choses de ce temps-ci, pour ne pas s’empresser d’acquiescer à mon désir au sujet du dépôt qu’il a entre les mains et de l’achat de ma maison ; il remettra la somme au messager que le seigneur comte va dépêcher à Nantes ; quant à l’argent qui se trouve chez moi dans un réduit secret il sera facile, grâce à cette clef et aux indications que je vais dicter au tabellion, de…
– Il faudrait d’abord que le notaire écrivît la donation, et toi les lettres à ton compère, – dit Garin en interrompant Bezenecq-le-Riche ; – les renseignements sur le réduit secret viendraient ensuite…
– Vous avez raison, cent fois raison, digne baillif, – reprit vitement le bourgeois de Nantes, complètement rassuré par l’accent de Garin et ne pouvant contenir sa joie, il se croyait déjà sauvé ; aussi, se penchant vers sa fille, assise au bord du lit de paille et l’embrassant avec des larmes de bonheur, il lui dit à demi-voix : – Eh bien ! avais-je tort, chère peureuse, de te certifier que, moyennant un complet et loyal abandon de tous mes biens, ces dignes maîtres ne nous voudraient aucun mal ? – Puis, embrassant de nouveau Isoline, dont la frayeur commençait à faire place à l’espérance, et essuyant du revers de sa main les larmes qu’il versait malgré lui, il dit à Garin : – Excusez, baillif, vous comprendriez mon émotion si vous saviez les folles terreurs de cette pauvre enfant… Mais que voulez-vous, à son âge, ayant jusqu’ici vécu heureuse auprès de moi… elle s’alarme vite…
– Nous disons : premièrement cinq mille trois cents pièces d’argent déposées chez l’argentier Thibaut, – dit le tabellion de sa voix aigre en interrompant Bezenecq ; et s’asseyant au rebord du gril il écrivit sur ses genoux, éclairé par la lueur d’une lanterne. – Puis, secondement, – poursuivit-il, – combien y a-t-il de pièces d’or dans le trésor secret de la maison de Nantes ?
– Huit cent soixante pièces d’or, – se hâta de répondre Bezenecq, comme s’il avait eu hâte d’être débarrassé de ses richesses ; – de plus, neuf lingots d’argent de différentes grosseurs. – Et en continuant d’énumérer ainsi ses biens au tabellion qui les inscrivait à mesure, le marchand serrait avec ivresse les mains de sa fille, pour augmenter sa confiance et son courage.
– Maintenant, Bezenecq-le-Riche, – dit Garin, – il nous faudrait les deux lettres pour ton serviteur de confiance et pour ton compère Thibaut l’argentier.
– Secourable tabellion, – répondit le marchand, – prêtez-moi votre tablette, donnez-moi deux parchemins et une plume, je vais écrire là sur les genoux de ma fille. – Et se plaçant, en effet, aux genoux d’Isoline, sur lesquels il posa la tablette du notaire, il écrivit les lettres, disant parfois à la pauvre enfant en souriant : – Ne fais donc pas ainsi trembler ma table… tu donnerais à ces dignes hommes mauvaise opinion de mon écriture… – Les deux lettres achevées, le marchand les remit à Garin, qui, après les avoir lues, ajouta :
– Maintenant, il nous faudrait les renseignements sur ton trésor secret.
– Voici deux clefs, – dit le marchand en les tirant de sa poche, – l’une ouvre une sorte de petit caveau qui donne dans la pièce qui me sert de comptoir…
– Dans la pièce qui lui sert de comptoir, – répéta le tabellion en écrivant à mesure les paroles du marchand. Celui-ci poursuivit : – L’autre clef ouvre un coffre garni de fer, placé au fond de ce réduit ; dans ce coffre, l’on trouvera les lingots d’argent et une cassette contenant les huit cent soixante pièces d’or. Je ne possède pas un denier de plus, aussi, mes dignes maîtres, nous voici ma fille et moi aussi pauvres que les plus pauvres des serfs, car je n’ai pas fait tort d’une obole au seigneur de Plouernel… Mais le courage ne nous manquera pas ! – Pendant que le tabellion achevait de transcrire les paroles de Bezenecq, celui-ci, uniquement occupé de sa fille, ne remarquait, non plus qu’elle, ce qui se passait à quelques pas de lui dans ce cachot, faiblement éclairé par la lueur des lanternes, car la nuit était venue : l’un des bourreaux commençait d’entasser le charbon et les fagots sous le gril. – Le seigneur de Plouernel peut envoyer à Nantes son messager avec une escorte, – dit Bezenecq à Garin-Mange-Vilain ; – si ce messager se hâte, il sera de retour demain dans la nuit ; nous ne serons sans doute, ma fille et moi, remis en liberté que lorsque le seigneur comte sera en possession de mes biens ; seulement, en attendant notre départ du château, soyez assez généreux, baillif, pour nous faire conduire dans un endroit quel qu’il soit, mais moins sinistre que celui-ci… Ma pauvre enfant est brisée de fatigue ; de plus, elle est fort craintive, aussi passerait-elle une triste nuit dans ce cachot, au milieu de ces instruments de torture…
– Puisque tu parles de ces engins de supplice, – dit Garin-Mange-Vilain avec un sourire étrange et prenant la main du bourgeois, – viens, Bezenecq-le-Riche, je veux t’expliquer leur usage…
– Je suis, je vous l’avoue, digne baillif, peu curieux de ces choses-là…
– Viens toujours, Bezenecq-le-Riche.
– Ce surnom de Riche que vous persistez à me donner n’est plus le mien, – dit le marchand avec un triste sourire ; – appelez-moi plutôt Bezenecq-le-Pauvre.
– Oh ! oh ! – fit Garin d’un air de doute, en hochant la tête ; et il ajouta : Viens, Bezenecq-le-Riche.
– Mon père ! s’écria Isoline avec inquiétude en voyant le bourgeois s’éloigner d’elle, – où vas-tu ?
– Ne crains rien, chère enfant ; reste là, je vais donner au baillif quelques renseignements sur la route que doit prendre le messager du seigneur comte. – Et craignant de mécontenter Garin, il le suivit, heureux de ce qu’Isoline ne pouvait entendre la lugubre explication qu’il allait recevoir de Mange-Vilain. Celui-ci s’arrêta d’abord devant la potence de fer terminée par un carcan ; l’un, des bourreaux ayant haussé sa lanterne à l’ordre de Garin, il dit au marchand : – Ce carcan, tu le vois, s’ouvre à volonté.
– Oui, de telle sorte que l’on y introduit sans doute le cou du patient ?
– C’est cela, on le fait monter à l’échelle que voici ; puis, une fois qu’il a le cou dans le carcan on ôte l’échelle, on referme le collier de fer au moyen d’une clavette ; or, la potence se trouvant élevée de neuf à dix pieds au-dessus de terre…
– Le patient demeure pendu et étranglé ?
– Non pas ! Il demeure, suspendu… mais non pendu, le carcan est trop large pour l’étrangler ; aussi, lorsque notre homme est ainsi gigotant à égale distance de la voûte et du sol, on lui attache avec ces courroies cette grosse pierre aux pieds, afin de modérer ses gigotements.
– Ce tiraillement doit être atroce.
– Atroce, Bezenecq-le-Riche, atroce ! figure-toi que la mâchoire se déboîte, le cou s’allonge, les jointures des genoux et des cuisses se disloquent et craquent à les entendre à dix pas ; cependant, Bezenecq-le-Riche, croirais-tu qu’il se rencontre des têtus assez têtus pour ne point se rendre à cette première épreuve ?
– Ce que je ne comprends point, – reprit le marchand en dissimulant l’horreur qu’il éprouvait, – c’est qu’au lieu de s’exposer à cette torture, on ne donne pas tout de suite loyalement tout ce qu’on possède, ainsi que je l’ai fait… Au moins l’on échappe au supplice et l’on recouvre sa liberté ; n’est-ce pas, digne baillif ?
– Oh ! toi, Bezenecq-le-Riche… tu es la perle des citadins !
– Vous me flattez… j’ai seulement fait un raisonnement très simple, – ajouta le marchand essayant de capter la bienveillance de Garin, dans l’espoir d’obtenir un réduit convenable pour lui et pour Isoline ; – je disais tout à l’heure à ma fille : Supposons que ma fortune entière soit placée à bord d’un vaisseau ? il naufrage, je perds tout mon avoir, je me trouve absolument dans la même position où je suis aujourd’hui ; mais, loin de me laisser abattre, je me mets à travailler de nouveau avec courage pour soutenir mon enfant… N’est-ce pas le meilleur parti à prendre, digne baillif ?
– Tu n’en seras jamais réduit là… Bezenecq-le-Riche !
– Vous aimez à plaisanter, il vous plaît de me donner ce surnom de riche, à moi, maintenant non moins pauvre que Job.
– Non, non, je ne plaisante point… Mais revenons à la torture ; je te disais donc que si la première épreuve ne suffit pas à décider le têtu à abandonner ses biens, on le soumet à la seconde… que je vais t’expliquer. – Et Garin, tenant toujours le marchand par la main, le conduisit devant le crochet de fer : – Tu vois ce croc, il est de taille à supporter le poids d’un bœuf ?
– Oui… facilement.
– Lorsque notre têtu a résisté à l’épreuve du carcan, on le met nu et on vous l’accroche à ce crochet de fer, soit par la chair du dos, soit par la peau du ventre, soit par des parties que…
– De grâce, ne parle pas si haut ! – dit le marchand en contenant à peine son indignation et son épouvante, – ma fille pourrait t’entendre !
– C’est juste, – reprit le baillif avec un sourire sardonique, – il faut de la pudeur… Eh bien ! Bezenecq-le-Riche, figure-toi que j’ai vu des têtus rester ainsi suspendus à ce croc par la chair, durant une heure, saignant comme bétail en boucherie, et refuser encore la donation de leurs biens ; mais ils ne résistaient pas à la troisième épreuve, dont je vais t’entretenir, Bezenecq-le-Riche.
– C’est étrange, – dit soudain le marchand en interrompant Garin-Mange-Vilain, – on sent la fumée ici ?
– Mon père, du feu ! – s’écria de loin Isoline avec épouvante, – on allume du feu… sous les barres de fer !
Le bourgeois de Nantes se retourna brusquement, et vit les combustibles amassés sous le gril commencer de s’embraser ; quelques jets de flamme éclairant de leurs reflets rougeâtres les noires murailles du cachot, se faisaient jour à travers une fumée épaisse ; un effroyable soupçon traversa l’esprit du marchand, mais sa pensée n’osa pas même s’y arrêter ; puis, voulant calmer les alarmes de sa fille, il lui dit : – Ne crains donc rien, peureuse ! on fait ce feu pour chasser l’humidité de ce cachot ; il nous faudra peut-être y passer la nuit, je remerciais le digne baillif de sa prévoyance. – Mais, après cette réponse faite seulement pour rassurer sa fille, le marchand, pâlissant malgré lui, dit à Garin : – En vérité, à quoi bon allumer du feu sous ce gril ?
– Afin de te donner une idée de la toute-puissance de cette dernière épreuve, Bezenecq-le-Riche !
– C’est, je vous l’assure, inutile… Je vous crois de reste…
– Écoute-moi toujours ; on fait, vois-tu, du feu sous ce gril, comme en ce moment ; lorsque ce feu ne flambe plus, c’est essentiel, et forme un beau brasier, on étend le récalcitrant tout nu sur ce gril, et on l’y maintient au moyen de ces anneaux et de ces chaînes de fer ; au bout de quelques instants la peau du têtu rougit, grésille, se fend, saigne, noircit, que te dirai-je ? j’ai vu le brasier pétiller sous la graisse qui, toute sanguinolente, filtrait du corps de quelques hommes… encore moins gras que toi, Bezenecq-le-Riche.
– Tenez, baillif, je vous l’avoue, le cœur me manque, la tête me tourne, à la seule pensée d’un pareil supplice ! – dit le bourgeois de Nantes en frémissant ; – je me sens prêt à défaillir… laissez-moi sortir de ce cachot avec ma fille… Je vous ai fait donation de tous mes biens… et…
– Allons, allons, Bezenecq-le-Riche, – reprit le baillif en interrompant le marchand, – un homme qui s’exécute aussi aisément que toi, au premier mot, sans avoir souffert la moindre torture, doit avoir gardé d’autres richesses !
– Moi ! – s’écria le marchand frappé de stupeur ; – mais je vous ai donné tout, jusqu’à mon denier dernier !
– Tu as remarqué, mon rusé compère, que, malgré ce prétendu abandon de tous tes biens, j’ai continué de t’appeler, pour cause, Bezenecq-le-Riche ; car je suis certain, moi, que tu mérites encore ce surnom.
– Sur le salut de mon âme, il ne me reste rien !
– Alors, les trois épreuves ne t’arracheront aucun aveu contraire à ce que tu dis.
– Quelles épreuves ?
– Celles du carcan, du croc et du gril… Oui, si tu n’abandonnes pas les autres biens que tu nous caches, tu subiras ces trois épreuves sous les yeux de ta fille. – En disant ces derniers mots, Garin-Mange-Vilain éleva tellement la voix, sans doute à dessein, qu’Isoline entendant ces menaces, se faisant jour à travers les bourreaux, se jeta éperdue aux pieds du baillif, en criant : – Grâce… grâce pour mon père !
– Sa grâce dépend de lui, – dit Garin ; – qu’il abandonne ce qu’il tient en réserve.
– Mon père ! – s’écria la jeune fille, – j’ignore quels sont tes biens ; mais si, dans ta tendresse pour moi, tu songeais à réserver quelque chose, je t’en conjure… donne tout… oh ! donne tout !
– Tu entends ? – reprit Garin-Mange-Vilain avec un sourire sardonique, voyant le marchand atterré des imprudentes paroles que la terreur arrachait à Isoline, – je ne suis pas le seul à te soupçonner de nous dissimuler une partie de tes trésors, Bezenecq-le-Riche ! Eh ! eh ! en bon père, tu as voulu garder une grosse dot pour ta fille ?
– Garin, – vint dire au baillif un des bourreaux, – le feu est en brasier ; il pourrait s’éteindre si tu faisais passer l’homme par les épreuves du carcan et du croc.
– En faveur de cette jolie fille, je serai généreux, – reprit Garin ; – l’épreuve du gril suffira, mais avive le feu. Maintenant, réponds, Bezenecq-le-Riche ? une dernière fois, veux-tu, oui ou non, tout donner à mon seigneur le comte de Plouernel ?
– C’est à ma fille que je répondrai, – dit le marchand d’un ton solennel ; – les bourreaux ne me croiraient pas. – Et s’adressant à Isoline d’une voix entrecoupée de larmes : – Je te le jure, mon enfant, par le souvenir sacré de ta mère ! par ma tendresse pour toi, par toutes les joies que tu m’as données depuis ta naissance… je te le jure par le salut de mon âme… il ne me reste pas un denier !
– Oh ! mon père ! je te crois… je te crois ! – s’écria la jeune fille toujours agenouillée. Et se retournant vers Garin, elle tendit vers lui ses mains suppliantes en disant : – Vous entendez le serment de mon père ?
– Je crois Bezenecq-le-Riche incapable de laisser ainsi sa fille dépouillée de tous biens, – répondit le baillif. Et s’adressant aux bourreaux : – C’est à nous qu’il va se confesser… Mettez-le tout nu, étendez-le sur le gril et avivez le brasier.
Les hommes du seigneur de Plouernel se jetèrent sur Bezenecq-le-Riche ; malgré sa résistance et les cris déchirants, désespérés, de sa fille, qu’ils contenaient brutalement, ils dépouillèrent le bourgeois de Nantes de ses vêtements, l’étendirent sur le gril ; puis, au moyen des chaînes de fer, l’attachèrent au-dessus du brasier. – Oh ! mon père ! – s’écria Bezenecq, – j’ai méprisé tes conseils… je subis le châtiment de ma lâcheté… Je meurs honteusement dans les tortures, au lieu de mourir les armes à la main, à la tête des serfs révoltés contre les seigneurs franks !… Triomphe, Neroweg ! mais viendra peut-être pour les fils de Joel le terrible jour des représailles !…
*
* *
Azénor-la-Pâle, éclairée par une lampe, achevait dans son réduit la préparation du philtre magique promis par elle au seigneur de Plouernel. Après avoir versé plusieurs poudres dans une liqueur dont elle remplit un flacon, elle tira d’un coffret une petite fiole dont elle but le contenu ; puis, elle dit avec un sourire sinistre : – Et maintenant, Neroweg, tu peux venir… je t’attends. – Reprenant alors le flacon demi-plein d’une liqueur mélangée de différentes poudres, elle ajouta : – Il faut remplir ce flacon avec du sang… il faut frapper l’imagination de ces brutes farouches… allons… – ajouta-t-elle en soupirant et se dirigeant vers la tourelle où était relégué le petit Colombaïk ; soulevant alors le rideau qui masquait ce réduit, Azénor vit l’innocente petite créature pelotonnée sur elle-même dans un coin et pleurant silencieusement. – Viens, – lui dit la sorcière d’une voix douce, – viens près de moi. – Le fils de Fergan-le-Carrier obéit, se leva, et s’avança timidement. Hâve, maigre, étiolé par la misère, sa pâle figure avait, comme celle de sa mère, Jehanne-la-Bossue, un grand charme de douceur. – Tu es donc toujours triste ? – dit Azénor en s’asseyant et attirant l’enfant près d’elle et d’une table où se trouvait un poignard. – Pourquoi pleurer sans cesse ? – Le garçonnet versa de nouvelles larmes. – Quelle est la cause de ton chagrin ?
– Ma mère, mon père, – balbutia l’enfant, pleurant toujours ; – hélas ! je ne les vois plus !
– Tu les aimes donc beaucoup, ton père et ta mère ? – Le pauvre petit, au lieu de répondre à la sorcière, se jeta à son cou en sanglotant ; elle ne put s’empêcher de répondre à ce naïf élan de douleur caressante, et embrassa Colombaïk au moment où, craignant d’avoir manqué de respect à Azénor, il allait s’agenouiller devant elle, puis, s’affaissant sur lui-même, il continua de fondre en larmes. La jeune femme, de plus en plus apitoyée, regarda silencieusement Colombaïk pendant quelques instants, et murmura : – Non, non… le courage me manque… quelques gouttes suffiront… – Déjà sa main s’approchait du poignard placé sur la table, lorsque soudain elle entendit dans la tourelle un bruit étrange… C’était comme le grincement d’une chaîne rouillée se dévidant difficilement sur un axe de fer ; la sorcière, alarmée, repoussait l’enfant et courait vers la tourelle, lorsqu’en sortit Fergan-le-Carrier, pâle, baigné de sueur, la figure terrible, et tenant à la main son pic de fer. Azénor recula frappée de stupeur et d’effroi, tandis que Colombaïk, poussant un cri de joie, s’élançait vers le carrier, lui tendait les bras en criant : – Mon père !… mon père !… – Fergan, ivre de bonheur, laissa tomber sa barre de fer, saisit l’enfant entre ses bras robustes, et l’élevant à la hauteur de sa poitrine, l’étreignit passionnément, interrogeant avec une inexprimable anxiété les traits de Colombaïk, tandis que celui-ci pressait entre ses petites mains la rude figure du carrier, et murmurait en la couvrant de baisers : – Bon père !… oh ! bon père !
– Son père ! – dit Azénor. – Comment cet homme a-t-il pu s’introduire ici ?
Le serf, sans s’occuper de la présence de la sorcière, dévorait des yeux Colombaïk ; bientôt il dit avec un profond soupir d’allégement : – Il est pâle, il a pleuré ; mais il ne semble pas avoir souffert, ils ne lui auront pas fait de mal ! – Et embrassant encore Colombaïk avec frénésie, il répétait : – Mon pauvre enfant ! Ah ! combien ta mère sera heureuse ! – Puis, ses alarmes paternelles calmées, il se souvint qu’il n’était pas seul, et ne doutant pas qu’Azénor ne fût la magicienne dont le nom redoutable était parvenu jusqu’aux serfs de la seigneurie, il déposa son fils à terre, ramassa son pic, s’approcha lentement de la jeune femme d’un air farouche, et lui dit : – C’est donc toi qui fais voler les enfants pour servir à tes sorcelleries diaboliques ? – Puis, le regard étincelant, il leva des deux mains sa barre de fer et s’écria : – Tu vas mourir, infâme sorcière !
– Père, ne la tue pas ! – dit vivement l’enfant en enlaçant de ses deux bras les genoux du carrier ; – oh ! ne la tue pas, elle m’embrassait lorsque tu es entré !…
Ces mots, jetèrent un doute dans l’esprit du serf ; son pic s’abaissa, et regardant avec surprise Azénor qui, sombre, pensive, les bras croisés sur son sein palpitant, semblait braver la mort, il dit à l’enfant : – Cette femme t’embrassait ?
– Oui, père… et depuis que l’on m’a amené ici, elle a été douce pour moi.
– Alors, – dit le carrier en s’adressant à la sorcière, – pourquoi as-tu fait enlever mon enfant ?
Azénor-la-Pâle, sans répondre à la question du serf et poursuivant la pensée qu’elle méditait, réfléchit quelques instants encore et dit enfin à Fergan : – Où aboutit l’issue par laquelle tu as pénétré dans cette tourelle ?
– Que t’importe ?
La jeune femme alla vers un meuble de chêne massif, y prit un coffret, l’ouvrit et montrant au carrier les pièces d’or dont il était rempli : – Prends cette cassette et laisse-moi t’accompagner ; tu as pu t’introduire par un passage secret dans ce donjon, tu en pourras sortir…
– Toi… m’accompagner ?
– Je veux fuir ce château où je suis prisonnière et aller rejoindre à Angers Wilhelm IX, duc d’Aquitaine… – Mais, s’interrompant, Azénor, tendant l’oreille vers la porte et faisant à Fergan signe de rester muet, reprit tout bas : – Silence ! j’entends des voix et des pas dans l’escalier, on monte ici… c’est Neroweg !
– Lui ! – s’écria le carrier avec une joie farouche en ramassant son pic de fer et s’avançant vers la porte. – Ah ! Pire-qu’un-Loup ! tu ne mordras plus personne !
– Malheureux ! tu nous perds ! – dit Azénor à voix basse. Le comte n’est pas seul, la lutte est impossible ; songe à ton fils ! – Puis, montrant d’un geste rapide le meuble de chêne massif, elle dit précipitamment au serf, et toujours à voix basse : – Vite, pousse ce meuble en travers de la porte dont Neroweg VI a la clef ; car il me retient captive, et plus que toi je hais le comte ! Hâte-toi, nous aurons le temps de fuir… Vite, vite, Neroweg VI n’a plus que quelques degrés à monter… j’entends résonner ses éperons sur les dalles de pierre…
Fergan, ne songeant qu’au salut de son enfant, oublia sa haine de serf contre Pire-qu’un-Loup, suivit le conseil d’Azénor-la-Pâle et, grâce à la force herculéenne dont il était doué, il parvint à pousser le meuble massif en travers de la porte, non moins massive, dont le battant, ainsi barricadé, ne pouvait plus se développer en dedans de la chambre ; la sorcière s’enveloppa en hâte d’une mante, prit dans le meuble d’où elle avait tiré la cassette un petit sac de peau contenant des pierreries, et dit au carrier, en lui montrant le coffret : – Prends cet or et fuyons.
– Porte ton or ! je porte mon enfant et mon pic pour le défendre ! – répondit le serf en ramassant d’une main sa barre de fer et asseyant sur son bras gauche le petit Colombaïk, qui s’attacha au cou de son père.
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