Neroweg VI, accompagné de ses fils, s’arrêta triomphant à la vue des prisonniers. La touchante beauté d’Isoline frappa vivement les deux louveteaux du seigneur de Plouernel ; ils la regardaient avec une luxurieuse convoitise, tandis que Neroweg VI, s’adressant à l’évêque, s’écriait d’un air sardonique et féroce : – Salut, Simon ! salut, saint homme ! je ne m’attendais pas à ton amicale visite !
– Je suis à ta merci, – répondit le prélat avec accablement, fais de moi ce que tu voudras.
– J’userai largement de ta permission, – répondit le seigneur de Plouernel avec une joie sinistre. – Ah ! c’est pour moi un beau jour que celui-ci ! Il me rajeunit, me réjouit ! Je ne me sens plus le même que ce matin !
– Si tu veux me tuer… tue-moi vite, – reprit l’évêque, – permets seulement à ce pauvre moine, mon compagnon de voyage, de m’aider à mourir en chrétien… Tu n’as aucune rançon à espérer de lui ; il retournera près de ma femme, de mes filles, et leur apprendra ma mort.
– Tu laisseras, du moins, une nombreuse postérité, saint évêque. Mais rassure-toi, – reprit Neroweg VI, – je ne veux point t’envoyer sitôt en paradis, j’ai d’autres vues sur toi. – Puis, faisant signe à Garin-Mange-Vilain de s’approcher, le seigneur de Plouernel lui dit quelques mots à l’oreille. Le baillif fit un signe de tête affirmatif, traversa le pont-levis et rentra dans l’intérieur du donjon. Pendant le court entretien de leur père avec l’évêque, Guy et Gonthram n’avaient cessé de poursuivre Isoline de leurs regards effrontément lascifs ; la jeune fille, effrayée, avait caché son pâle visage, baigné de larmes, dans le sein de son père. Robin-le-Nantais, élevant alors la voix, dit à Neroweg VI, en mettant la main sur l’épaule du citadin : – Voici l’un des plus riches marchands de la cité de Nantes ! Aussi le nomme-t-on Bezenecq-le-Riche, il vaut son pesant d’or.
Le comte attacha son regard de faucon sur le captif, et faisant deux pas vers lui : – Donc, tu t’appelles Bezenecq-le-Riche… LE RICHE !… ce nom promet.
– Et il tiendra ce qu’il promet, noble seigneur, – répondit humblement le bourgeois ; – vos hommes m’ont sans doute arrêté afin de me rançonner ; soit, je payerai rançon ; ne me séparez pas de ma fille. Donnez-moi un parchemin, je vais écrire au dépositaire de mon argent l’ordre de remettre cent sous d’or à celui de vos hommes qui lui apportera ma lettre. Vous aurez la somme dès le retour de votre messager, alors vous nous rendrez, je l’espère, la liberté à ma fille et à moi. – Puis, voyant le comte hocher la tête avec un sourire sardonique, le marchand ajouta : – Illustre seigneur de Plouernel, au lieu de cent sous d’or, je vous en donnerai deux cents ; mais, de grâce, faites-moi conduire avec ma fille dans quelque réduit où la pauvre enfant puisse se remettre de son effroi et des fatigues du chemin ; voyez : elle peut à peine se soutenir. – En effet Isoline, de plus en plus effrayée des regards ardents des deux louveteaux, tremblait convulsivement ; Neroweg VI, toujours silencieux, jetait parfois les yeux du côté du donjon, comme s’il eût attendu le retour du baillif, Bezenecq reprit avec effroi : – Seigneur, si deux cents pièces d’or ne vous suffisent point, j’irai jusqu’à trois cents ; c’est ma ruine ; je m’y résigne, pourvu que vous nous laissiez libres, ma fille et moi.
À ce moment Garin-Mange-Vilain sortit du donjon, traversa le pont-levis, et vint parler à l’oreille de Neroweg VI, qui, s’adressant l’évêque, à Yéronimo, à Bezenecq et à sa fille : – Allons, mes hôtes, votre logis vous attend.
– Comte, – reprit l’évêque en pâlissant, – ordonne ; que veux-tu de moi ?
– Entre d’abord dans ma pauvre demeure. Quant à ce que je veux de toi… tu le sauras et répondras là-dessus à certaine dame des plus persuasives ; les plus têtus lui cèdent toujours.
– La torture !… Ah ! bourreau ! je te comprends, – s’écria l’évêque éperdu de terreur. – Jésus, mon Dieu, ayez pitié de moi !
– Pas de faiblesse, Simon, – dit à demi-voix Yéronimo, toujours imperturbable. – Que la volonté de Dieu soit faite !
– Garin, – dit Neroweg VI, – conduis ce saint évêque à son logis ; ce moine, qui semble fort résigné, lui tiendra compagnie. – L’évêque, malgré ses cris lamentables et sa résistance désespérée, fut entraîné dans l’intérieur du donjon par les hommes d’armes du seigneur, qui dit à Bezenecq-le-Riche : – Allons, mon compère, tu le vois, toute résistance est inutile.
– Comte de Plouernel, ne t’ai-je pas offert trois cents sous d’or ? – répondit le marchand d’une voix suppliante, en soutenant sa fille à demi évanouie entre ses bras. – Je te donnerai quatre cents sous d’or ; c’est toute ma fortune. Maintenant torture-moi jusqu’à la mort, tu n’obtiendras pas un denier de plus ; je ne possède que cela.
– Oh ! oh ! mon compère ! pour l’honneur de la marchandise de Nantes, je ne croirai pas que l’un de ses plus riches marchands ne possède que quatre cents sous d’or !
– Hélas ! mon Dieu ! je jure que…
– Ne jure point, mon compère ! Plus catholique que toi, j’ai souci de ton âme. Aussi, pour t’épargner un péché mortel, je chargerai la dame si persuasive dont j’ai parlé à l’évêque de t’arracher la vérité ; – puis, s’adressant à ses hommes : – Conduisez mon hôte et sa fille à leur demeure.
Au moment où les gens de Neroweg VI allaient s’emparer de Bezenecq-le-Riche, Gonthram dit en saisissant brutalement la main d’Isoline que le marchand soutenait défaillante et enlacée dans ses bras : – Moi, je prends cette fille !
– Cette fille m’appartient aussi bien qu’à toi ! – s’écria Guy, les yeux flamboyants, en s’avançant vers son frère d’un air menaçant, tandis que les hommes du comte, se précipitant sur Bezenecq, l’arrachèrent des bras d’Isoline, qui, tombant agenouillée, poussait des cris déchirants. Gonthram, peu soucieux des paroles et des menaces de son frère, s’approchait de la jouvencelle pour l’emporter dans ses bras, lorsque Guy s’écria, en tirant son épée : – Si tu veux posséder cette fille, tu la payeras de ton sang !
– Un défi ! – reprit Gonthram en dégainant à son tour. – Voyons donc si ton sang est rouge ! – Et il s’éloigna de quelques pas de la fille du citadin qui, éperdue de terreur, s’affaissa sur elle-même, inerte, presque évanouie.
– Guy ! Gonthram ! bas les armes ! – s’écria le comte ; car, durant le tumulte occasionné par la résistance de Bezenecq, alors entraîné vers le donjon, Neroweg VI n’avait pas entendu les provocations échangées entre les deux louveteaux. – D’où vient cette furie ? Pourquoi ces épées tirées ?
– Gonthram veut prendre cette fille ! – s’écria Guy ; – elle m’appartient aussi bien qu’à lui.
– Non, – reprit l’autre louveteau, – elle doit m’appartenir, à moi, l’aîné !
– Et moi, je vous dis qu’en ce moment cette fille ne sera à aucun de vous deux, – reprit Neroweg VI, – elle ne quittera pas son père. Elle sera témoin de ce qui va se passer dans le cachot. Le bourgeois, en présence de sa fille, se montrera plus accommodant. Rengainez vos épées ! Toi, Garin, – ajouta-t-il en se tournant vers son baillif, – prends cette belle entre tes bras, et, si elle ne peut marcher, porte la près du bonhomme. – Isoline, malgré son épouvante, entendit les dernières paroles de Neroweg VI ; l’espoir d’échapper aux deux jeunes gens et de n’être pas séparée de Bezenecq la ranima ; elle se releva péniblement, et dit à Garin d’une voix suppliante : – Oh ! de grâce, conduisez-moi près de mon père ; j’aurai, je le crois, la force de marcher !
– Viens, – lui dit le baillif en la guidant vers le pont-levis, pendant que Guy et Gonthram, remettant lentement leurs épées au fourreau, échangeaient des regards si vindicatifs, que le comte resta près d’eux afin de prévenir de nouveaux défis. Isoline suivant Garin d’un pas chancelant, traversa le pont-levis et entra dans la salle de la table de pierre, où se trouvaient encore plusieurs vassaux du seigneur ; ils attendaient la fin du plaid justicier, interrompu par l’arrivée des prisonniers. Dans l’un des angles de cette salle l’on voyait l’escalier de pierre en spirale qui conduisait de la plate-forme du donjon jusqu’aux dernières profondeurs de ses cachots ; une lourde trappe, placée au niveau du sol de la grande salle, était ouverte lorsque Isoline entra. Deux hommes à figures sinistres, vêtus de peaux de chèvre et porteurs de lanternes, se tenaient au bord de l’ouverture béante pleine de ténèbres, où se perdaient les marches de l’escalier souterrain. Bezenecq-le-Riche, appelant sa fille à grands cris, résistait de toutes ses forces aux hommes qui voulaient l’entraîner. Isoline, hâtant le pas en entendant les cris désespérés de son père, lui répondit : – Me voilà, nous ne nous quitterons pas ! – Bezenecq, haletant, épuisé par une lutte acharnée, n’apposa plus de résistance lorsqu’il entendit la voix de sa fille ; mais, songeant qu’elle allait descendre avec lui dans l’abîme ouvert à leurs pieds, il fondit en larmes et la supplia de l’abandonner à son sort, se reprochant l’avoir appelée.
– Dépêchons, mon cher citadin ! – lui dit Garin-Mange-Vilain, – mon seigneur ordonne que ta fille et toi vous ne soyez pas séparés. – Puis, s’adressant aux geôliers porteurs de lanternes : – Descendez les premiers et éclairez-nous ! – Les geôliers, obéirent, et bientôt le marchand et Isoline disparurent dans les profondeurs souterraines du donjon.
*
* *
Les cachots du manoir de Plouernel se composaient de trois étages voûtés, ils ne recevaient de jour que par d’étroites ouvertures donnant sur le puits gigantesque, au milieu duquel s’élevait le donjon ; à l’intérieur, sauf une porte massive bardée de fer, ces cachots n’étaient que pierres, voûte de pierre, dalles de pierre, murailles de pierre de dix pieds d’épaisseur. La cellule où furent conduits l’évêque de Nantes et le moine Yéronimo était située au plus bas de ces lieux souterrains ; une étroite meurtrière filtrait à peine un pâle rayon de lumière au milieu de ces demi-ténèbres ; les murs suintaient une humidité verdâtre ; au centre du cachot, on voyait un lit de pierre, destiné à la torture ou à la mort ; des chaînes et de gros anneaux de fer rouillés, scellés au chevet, sur les côtés et au pied de cette longue dalle, élevée de trois pieds au-dessus du sol, annonçaient l’usage de ce lit funèbre, où se tenaient alors assis le moine et l’évêque de Nantes. Ce dernier, en proie d’abord à une douleur désespérée, s’était peu à peu calmé ; sa figure presque sereine et empreinte d’une sorte de bonhomie mélancolique, contrastait avec la sombre âpreté des traits de son compagnon. – Crois-moi, – disait le prélat à Yéronimo, – je suis maintenant résigné à la mort ; mon seul chagrin est de laisser ici-bas, sans appui dans ces temps désastreux, ma femme et mes filles ; je les aimais si tendrement !
– Voilà les conséquences du mariage des prêtres ! – reprit durement le moine romain ; – au moment de la mort, ils regrettent leurs liens terrestres. Ah ! combien le plus énergique de nos papes, le redoutable Grégoire VII, a sagement agi en forçant les conciles de l’Église à défendre ces mariages ecclésiastiques qui, depuis un siècle, révoltaient les vrais catholiques ! Combien, chaque jour, j’admire son implacable rigueur ! sa profonde politique ! Il a soulevé les peuples contre les indignes prêtres ! justement massacrés, eux, leurs femmes et leurs enfants, au pied des autels, qu’ils souillaient de leur présence impure, leur mort fut la rénovation, le salut de l’Église !
– Il est vrai, Yéronimo, – reprit l’évêque avec un triste sourire, – une foule de prêtres mariés ont été, eux et leur famille, égorgés au pied des autels, à la voix du pape Grégoire VII ; mais, franchement ? l’adultère, le concubinage des prêtres sont-ils préférables aux unions légitimes qu’ils contractaient de mon temps ? « Les prêtres mariés, disait Grégoire VII, donnaient les biens et les offices de l’Église à leurs enfants. » Soit, mais on les donne aujourd’hui à ses maîtresses ou aux enfants de ses maîtresses ; le résultat est le même, et la moralité y perd ; puis, le prêtre marié, habitué aux saintes joies de la famille, à la douceur du foyer domestique, ne devient-il pas meilleur ? plus humain ? plus compatissant ? en un mot… plus homme !
– Eh ! que m’importe, à moi, le concubinage des prêtres ! – s’écria le moine romain en haussant les épaules, – le concubinage, lien honteux, fragile, éphémère, ne gêne point, n’absorbe point ; le mariage, au contraire, lien solide, honnête, durable, énerve le prêtre, l’entrave, et tôt ou tard l’attache au sol, au pays !
– Est-ce donc un grand mal, Yéronimo ?
– Tu demandes si c’est un grand mal ! – s’écria le moine courroucé ; puis, s’adressant brusquement à Simon : – Quel est le but constant, unique de l’Église ?
– La domination spirituelle des peuples.
– Domination spirituelle et temporelle aussi ! les deux se tiennent : qui a l’âme a le corps ! qui a l’âme et le corps est maître souverain des hommes. Et tu veux qu’un prêtre, préoccupé de son pays, de son foyer, de sa famille, amolli par ces mièvres affections, conserve assez d’énergie pour se vouer, avec une implacable ténacité, au triomphe de la domination absolue de l’Église ? à l’anéantissement des hérétiques ? puisque, malgré le massacre des Ariens, exterminés par Clovis à la voix des évêques, l’hérésie s’est perpétuée jusqu’aux Manichéens d’Orléans, dont le bûcher fume encore !
– Peut-être, si l’on essayait de combattre l’erreur par la persuasion…
– Va donc persuader les loups et les tigres, – reprit le moine en haussant de nouveau les épaules ; – non, non ! la terreur, la terreur, toujours la terreur ! Peuple ou homme, celui qui conteste à l’Église son dogme ou sa divine infaillibilité est hérétique, il attente à notre pouvoir ; ce peuple ou cet homme devient, par son hérésie, aussi dangereux pour moi qu’un tigre ou qu’un loup ! je l’extermine, parce qu’il attente à l’autorité absolue que je dois exercer sur les rois et les nations, moi, prêtre, revêtu d’un caractère divin, infaillible !
Soit qu’il fût frappé du raisonnement du moine romain, soit qu’il ne voulût pas continuer cette discussion, l’évêque de Nantes, après un moment de silence reprit, en souriant avec mélancolie : – Stoïques comme les philosophes de l’antiquité, au moment de subir la torture et la mort, nous causons de questions de dogme !
– Ah ! tu crois ces questions étrangères à notre position actuelle ?
– Quoi ! elles auraient trait à notre position actuelle, à nous, prisonniers du comte de Plouernel ?
– Oui.
– Yéronimo, je ne te comprends pas.
– Réponds, de nos jours, pour vingt abbés ou évêques souverains dans leurs évêchés ou dans leurs abbayes, n’y a-t-il pas cent duks, comtes, marquis ou seigneurs souverains dans leurs seigneuries ?
– Hélas ! c’est la vérité.
– Une grande partie des biens des seigneurs enrichis par les donations sacrilèges de cet infâme Karl Martel n’était-elle pas revenue entre les mains du clergé lors de la terreur qu’inspirait aux peuples la fin du monde attendue l’an 1000 ? terreur habilement fomentée jusque-là par l’Église, puis prolongée jusqu’en l’année 1033, sous prétexte que la fin du monde ne devait point arriver mille ans après la naissance du Christ, mais mille ans après sa résurrection ?
– C’est encore la vérité ; les seigneurs épouvantés ont, pendant plus d’un demi-siècle, abandonné à l’Église la plupart de leurs biens, croyant toucher au jour du dernier jugement ; mais avoue aussi, Yéronimo, qu’une fois ces terreurs passées, les seigneurs ou leurs descendants ont violemment repris au clergé ces riches donations ; la haine dont me poursuit le comte n’a pas d’autre cause ; son aïeul avait octroyé au père de l’évêque, dont j’ai épousé la fille aînée, plusieurs domaines des Neroweg, entre autres les terres de l’ancienne abbaye de Meriadek ; ce scélérat, véritable pire-qu’un-loup, m’a fait guerre sur guerre pour reprendre ces donations, et maintes fois il a poussé ses ravages jusqu’aux murs de ma cité de Nantes !
– Il en a été ainsi dans toutes les contrées ; une des causes incessantes des guerres privées des seigneurs contre les évêques et les abbés a été, depuis cinquante ans, la revendication des biens donnés à l’Église lors de l’appréhension de la fin du monde. Dans ces luttes impies, les seigneurs ont presque toujours eu le dessus ; aussi te le disais-je : de nos jours, pour vingt évêques ou abbés souverains il y a cent seigneurs.
– C’est une triste réalité.
– Il faut que cela cesse ; pour reconquérir sa toute-puissance, l’Église doit redevenir plus riche que les seigneurs, elle doit surtout se débarrasser à jamais de ces brigands qui, comme Neroweg VI ou cet audacieux libertin Wilhelm IX, duc d’Aquitaine, et tant d’autres, osent porter une main sacrilège sur les richesses et les prêtres du Seigneur. Donc, l’Église doit se débarrasser de ses ennemis !
– Hélas ! Yéronimo, du désir au fait il y a loin.
– Il y a la longueur du trajet d’ici à Jérusalem… voilà tout.
L’évêque de Nantes regarda le moine d’un air ébahi, répétant, sans en comprendre le sens, ces mots : – Le voyage d’ici à Jérusalem !
– Écoute encore, – poursuivit Yéronimo ; – légat du pape Urbain II, qui m’envoie secrètement en Gaule, personne mieux que moi ne connaît la politique de Rome. Le pape français Gerbert, et surtout après lui le redoutable Grégoire VII, ont longtemps nourri une grande, une profonde pensée ; la voici : Façonner l’Europe catholique à obéir aux papes comme à la voix de Dieu lorsqu’ils prêcheront l’extermination des hérétiques, nos ennemis mortels ; mais à cette première guerre religieuse il fallait un prétexte et un but : le pape Gerbert les trouva.
– Et ce but ? ce prétexte ?
– Gerbert imagina la délivrance du tombeau du Christ, puisque, par la suite des temps, le saint sépulcre est tombé au pouvoir des Sarrasins, maîtres de la Syrie et de Jérusalem. Cette féconde idée, éclose dans le cerveau de Gerbert, couvée par Grégoire VII, l’Église la caressa constamment, prêchant d’abord aux peuples le pèlerinage de Jérusalem, afin d’aller y prier sur le tombeau du Seigneur, et de gagner ainsi la rémission de tous leurs péchés ; de la sorte, au retour des pèlerins, les peuples de Germanie, d’Espagne, de Gaule, d’Angleterre, entendirent peu à peu parler de Jérusalem, la ville sainte ; les pèlerinages se multiplièrent ; si long que fût le voyage, il ne parut pas impossible ; puis il assurait des indulgences pour tous les crimes, et, en fin de compte, c’était un voyage de plaisir pour les mendiants, les vagabonds, les serfs échappés des domaines de leurs maîtres ; ils trouvaient, par ordre de l’Église, bon gîte dans les abbayes, quelque argent dans les villes, et le passage gratuit sur les vaisseaux génois ou vénitiens jusqu’à Constantinople ; là, de nouveau, parfaitement accueillis par les prêtres de l’Église grecque, ils partaient ensuite pour Jérusalem, traversant la Syrie, gîtant de couvent en couvent ; puis, arrivés dans la ville sainte, ils y faisaient leurs dévotions.
– Et tout cela sans empêchement des Sarrasins ; il faut l’avouer entre nous, Yéronimo, la tolérance de ces mécréants fut extrême… Les églises s’élevaient en paix à côté des mosquées ; les chrétiens vivaient tranquilles dans le pays, et les pèlerins n’étaient jamais inquiétés.
– Oui, jusqu’au jour où les Sarrasins, sous prétexte d’anathèmes incessamment lancés contre l’abominable idolâtrie de Mahomet, par nos prêtres de Jérusalem, ont peu à peu alarmé les pèlerins, et enfin porté le marteau sur le saint temple de Salomon ! démolition expiée par le massacre de tous les juifs dans les pays de l’Europe. Au fond, peu nous importait la destruction du temple et le saint sépulcre, mais notre but était atteint : le chemin de Jérusalem connu ; les sandales des pèlerins isolés frayaient la route de la terre sainte, où plus tard la voix des papes devait pousser les peuples catholiques dans l’intérêt de l’Église ; le nombre des pèlerinages augmentait d’année en année ; aux mendiants, aux vagabonds, se joignaient souvent des seigneurs, certains d’obtenir par ce pieux voyage l’absolution des crimes les plus horribles ; aussi se livraient-ils sans contrainte à la férocité de leurs passions, puis partaient pour Jérusalem, et absous par ce voyage, ils revenaient dans leurs seigneuries. Ce perpétuel va-et-vient de gens de toute condition attirait de plus en plus les regards de l’Europe vers l’Orient.
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