Azénor, voyant le refus du carrier, se chargea de la cassette. À ce moment, les fugitifs entendirent au dehors le bruit de la clef qui tournait dans la serrure, puis la voix du seigneur de Plouernel ; il s’écriait d’un ton surpris et courroucé : – Azénor, qui retient cette porte en dedans ? Est-ce un de tes sortilèges ? sorcière maudite ! – Pendant que Pire-qu’un-Loup frappait violemment à la porte et l’ébranlait en vain, redoublant d’imprécations, le carrier, son fils et Azénor, réunis dans la tourelle, se préparaient à fuir par le passage secret. L’une des dalles du sol, ayant basculé au moyen d’un contre-poids et de chaînes enroulées sur un axe de fer, laissait apercevoir les premiers degrés d’un escalier si étroit qu’il pouvait à peine donner passage à une personne, escalier d’une cage si peu élevée en cet endroit que l’on ne pouvait descendre ses dix premiers degrés qu’en se laissant couler assis de marche en marche, renversé presque sur le dos ; d’après l’ordre du carrier, Azénor s’engagea la première dans l’étroite issue, le petit Colombaïk l’imita ; ils furent suivis de Fergan, qui fit ensuite jouer le contre-poids, la dalle, reprenant sa position habituelle, masqua de nouveau le passage secret. Cette partie rapide et surbaissée de l’escalier était pratiquée dans la culée de la tourelle à l’endroit où sa base formait saillie en dehors de la muraille du donjon, ces marches aboutissaient à l’étroite spirale de pierre qui, pratiquée dans ce mur, de quinze pieds d’épaisseur, descendait jusqu’aux dernières profondeurs du donjon. À chaque étage, une sortie habilement masquée donnait accès sur cette issue secrète, qu’aucun jour du dehors n’éclairait ; mais Fergan, muni d’amadou, d’un briquet et d’une mèche pareille à celles dont il se servait durant son travail au fond des carrières, l’alluma, et son pic de fer d’une main, sa lumière de l’autre, il précéda son fils et Azénor. Bientôt les fugitifs, laissant au-dessus d’eux le niveau du sol de la salle de la table de pierre, située au rez-de-chaussée, arrivèrent à la partie de l’escalier correspondante aux prisons souterraines ; en cet endroit, il servait non-seulement de moyen de retraite en cas de siège, mais il permettait encore au châtelain d’épier ses prisonniers ; ceux-ci, ignorant ce danger, parlaient librement entre eux, et ces confidences ainsi surprises souvent leur devenaient funestes. Par sa construction, le cachot de Bezenecq-le-Riche facilitait cet espionnage ; de plus, une dalle de trois pieds carrés, de deux pouces d’épaisseur, scellée sur une forte planche de chêne à charnière, formait une espèce de porte revêtue de pierre, invisible à l’intérieur du sombre réduit, mais facile à ouvrir du dehors ; le seigneur se réservait ainsi un accès dans ces lieux souterrains, même à l’insu des habitants du château. Au-dessus de cette issue était sculpté en dedans du cachot le masque hideux dont la vue avait effrayé la fille du marchand ; les deux yeux et la bouche de cette figure de pierre, troués dans toute l’épaisseur du mur, extérieurement creusé en forme de niche, permettaient à l’espion posté dans cette cachette d’apercevoir les prisonniers et d’écouter leur entretien. Ainsi, quelques heures auparavant, Fergan-le-Carrier, montant à la lueur de sa mèche d’étage en étage jusqu’à la tourelle d’Azénor, avait entendu la conversation de l’évêque de Nantes et de Yéronimo, légat du pape ; puis, plus tard, celle du bourgeois de Nantes et de sa fille. Les fugitifs se trouvaient au niveau du cachot de Bezenecq, lorsque soudain jaillirent à travers les ouvertures du masque de pierre des rayons lumineux dont le foyer se trouvait dans l’intérieur de la prison. Fergan précédait son fils et Azénor, il s’arrêta, entendant des éclats de rire rauques, effrayants comme ceux d’un fou ; le serf regarda par les trous percés à l’endroit des yeux du masque, et voici ce qu’il vit aux lueurs d’une lanterne posée à terre : deux cadavres nus suspendus, l’un par le cou à la potence de fer scellée dans la muraille, l’autre par le flanc au croc de fer ; le premier, raidi, horriblement distendu, disloqué, par le poids énorme de la pierre attachée à ses pieds ; le second, accroché par les chairs au croc aigu qui pénétrait dans les entrailles, avait le buste renversé en arrière et les bras ballants comme les jambes. Ces deux victimes, enlevées peu d’heures auparavant, lors du passage d’une nouvelle troupe de voyageurs sur les terres du seigneur de Plouernel, et amenées dans cette prison, mieux garnie que les autres en instruments de supplice, n’avaient pas survécu à la torture. Le cadavre de Bezenecq-le-Riche était enchaîné sur le gril, au-dessus des débris du foyer alors éteint. Les souffrances de ce malheureux avaient été si atroces que ses membres, assujettis par des liens de fer, s’étaient convulsivement tordus ; au moment d’expirer sans doute, il avait, dans un suprême effort, tourné sa tête du côté de sa fille, afin de mourir les yeux fixés sur elle. La figure du marchand, noirâtre, effrayante, conservait l’expression de son épouvantable agonie ; à quelques pas du corps de son père, Isoline, accroupie sur la couche de paille, ses genoux enlacés de ses deux bras, se balançait d’avant en arrière, poussant de temps à autre avec une sorte de cadence des éclats de rire insensés. Elle était devenue folle ; Fergan, ému de pitié, songeait à délivrer la fille de Bezenecq, descendante comme lui de Joel, lorsque la porte du cachot s’ouvrit, et Gonthram, fils aîné de Neroweg VI, entra un flambeau à la main, ses joues empourprées ; l’éclat de son regard, sa démarche incertaine, annonçaient son ivresse ; en s’approchant d’Isoline, il heurta le gril où gisait le cadavre du bourgeois de Nantes ; sans s’émouvoir de ce spectacle, Gonthram s’avança vers la jeune fille, la saisit rudement par le bras et lui dit d’une voix avinée : – Viens… suis moi ! – La folle ne parut pas l’entendre, ne leva pas même les yeux sur lui et continua de se balancer en riant. – Tu es très-gaie, – dit le louveteau de Pire-qu’un-Loup ; – moi aussi, je suis gai ! Viens là-haut, nous rirons ensemble !
– Ah ! traître ! – s’écria d’une voix essoufflée un nouveau personnage en se précipitant dans le cachot, – je me doutais de ton dessein en te voyant quitter la table, au moment où mon père montait chez sa sorcière ! – Et se jetant sur son frère, car cet autre louveteau était Guy, second fils de Neroweg VI, il s’écria : – Je te l’ai dit tantôt… Si, tu veux cette femme, tu la paieras de ton sang… elle m’appartient autant qu’à toi !
– Toi ! – s’écria le jeune homme abandonnant le bras d’Isoline et se tournant furieux ; – toi, vil bâtard ! toi, le fils du chapelain de ma mère ! – Et dans sa rage, augmentée par son ivresse, levant son flambeau de cire allumé, Gonthram en frappa son frère au visage et tira son épée ; Guy poussa un hurlement de rage et mit aussi l’épée à la main ; la lutte ne fut pas longue, Guy tomba sans vie aux pieds de son frère, qui s’écria : – Le bâtard est mort… à moi la fille !… – Et se précipitant sur Isoline : – Maintenant tu m’appartiens ! – ajouta-t-il avec un accent de luxure féroce en étreignant la malheureuse enfant, dont sans doute il ignorait la folie. – Pour te posséder j’ai tué ce bâtard… Est-ce assez d’un mort ?
– Non ! vous mourrez tous deux ! louveteaux de Pire-qu’un-Loup ! – s’écria une voix menaçante ; et avant que Gonthram, qui tenait toujours enlacée la fille de Bezenecq-le-Riche ait eu le temps de se retourner, il reçut sur le crâne un si terrible coup de barre de fer, que sans pousser un cri, un gémissement, il tomba renversé sur le corps de son frère, aux pieds d’Isoline. – Encore un Neroweg de moins, fils de Joel ! – s’écria Fergan-le-Carrier, tandis que la folle, n’ayant pas même conscience de la violence infâme qu’elle eût subie sans le secours inespéré du serf, regardait autour d’elle d’un air hagard. Fergan, de la cachette où il se tenait, ayant vu commencer la lutte fratricide, et saisi d’horreur à la pensée que la fille de Bezenecq serait la proie du vainqueur, s’était introduit dans le cachot par l’ouverture secrète, au plus fort du combat des deux fils de Neroweg VI, sans être entendu d’eux, et Gonthram, meurtrier de son frère, ne commit pas un crime de plus… Les moments pressaient ; quelques-uns des hommes du seigneur de Plouernel, remarquant l’absence prolongée des deux louveteaux, pouvaient descendre dans les souterrains ; Fergan, prenant les deux mains d’Isoline, lui dit d’une voix émue : – Viens… viens… pauvre créature… – La folle ne fit aucune résistance, se leva, et attachant ses yeux égarés sur le serf, elle le suivit, et conduite par lui, arriva près de l’issue secrète : – Maintenant, – dit Fergan, – baisse-toi, chère enfant, et passe par cette ouverture. – Isoline resta immobile. Renonçant à se faire comprendre d’elle, Fergan appuya fortement ses deux mains sur les épaules de la jeune fille ; elle céda machinalement à cette pression, fléchit les genoux et s’agenouilla devant l’issue ouverte. – Femme ! – dit alors le serf à Azénor-la-Pâle, restée en dehors du cachot et contemplant avec une joie sinistre les corps sanglants des deux fils de Neroweg VI, – prends les mains de cette infortunée et tâche de l’attirer à toi… elle obéira peut-être à ton mouvement.
Isoline, cédant en effet à l’attraction de la sorcière, sortit du cachot ; le carrier, passant après elle, referma l’ouverture.
– Pourquoi emmener cette folle ? – dit Azénor à Fergan, – elle va retarder notre marche.
– Ne t’ai-je pas emmenée, toi ? – s’écria le carrier d’un ton menaçant. – N’ai-je pas épargné ta vie, à tort peut-être ? Prends garde ! Si tu ne me viens en aide pour soutenir la marche de cette malheureuse enfant, je…
– Tes menaces sont inutiles, – reprit Azénor-la-Pâle interrompant le serf, – je t’obéirai en tout ; puisque j’ai maintenant l’espérance de rejoindre le duc d’Aquitaine… Oh ! je marcherais d’ici à Angers sur les genoux pour aller trouver Wilhelm IX !… Parle, que faut-il faire ?
– M’aider à guider cette pauvre créature ; mon fils nous éclairera.
Isoline, soutenue par Fergan, que précédait Colombaïk portant la mèche allumée, descendit péniblement les degrés de l’escalier. Les fugitifs, s’enfonçant de plus en plus dans les entrailles de la terre, arrivèrent aux dernières marches de la spirale de pierre ; elle aboutissait à un souterrain creusé en plein roc, à une telle profondeur que, passant sous la nappe d’eau du puits gigantesque au milieu duquel s’élevait le donjon, il avait son issue à une demi-lieue du château, parmi des blocs de rochers entassés au fond d’un précipice…
Enfermé dans ce souterrain avec les serfs qui partagèrent son sort, DEN-BRAÔ-le-maçon était mort en proie aux tortures de la faim.
*
* *
L’aube naissante succédait à cette nuit, pendant laquelle les fugitifs étaient parvenus à s’échapper du manoir de Plouernel ; Jehanne-la-Bossue, assise au seuil de sa hutte située à l’extrémité du village, tournait incessamment ses yeux baignés de larmes vers la route par laquelle devait revenir Fergan, parti depuis la veille à la recherche du petit Colombaïk ; soudain, la serve entendit au loin un grand tumulte, causé par l’approche d’une foule nombreuse ; de temps à autre retentissaient des clameurs confuses, prolongées, que dominaient ces cris poussés avec frénésie : – DIEU LE VEUT !… DIEU LE VEUT ! – Enfin, Jehanne aperçut, débouchant d’un chemin et se dirigeant vers le village une multitude de gens ; à leur tête marchaient un moine monté sur une vieille mule blanche, dont les os perçaient la peau, et un homme de guerre chevauchant sur un petit cheval noir, non moins maigre que la mule de son compagnon. Le moine, appelé par les uns PIERRE L’ERMITE, par le plus grand nombre Coucou-Piètre, portait un froc brun déguenillé ; sur sa manche gauche, à la hauteur de l’épaule, était cousue une croix d’étoffe rouge, signe de ralliement des Croisés, partant pour la croisade. Une corde lui servait de ceinture ; ses pieds nus, chaussés de mauvaises sandales, reposaient sur des étriers de bois ; son capuchon rabattu laissait voir son crâne chauve, crasseux et osseux comme sa figure bronzée par l’ardent soleil de la Palestine ; ses yeux caves, brillant d’un feu sombre, flamboyaient au fond de leur orbite, ses traits décharnés exprimaient un fanatisme sauvage ; d’une main il tenait une croix de bois rustique à peine équarrie, dont il frappait de temps à autre la croupe de sa mule, afin d’accélérer sa marche. Le compagnon de Coucou-Piètre était un chevalier gascon surnommé GAUTHIER-SANS-AVOIR ; d’une physionomie aussi grotesque, aussi joviale que celle du moine était farouche et sinistre, le seul aspect de cet aventurier provoquait le rire ; son regard pétillant de malice, son nez démesurément long et rejoignant presque son menton, sa bouche goguenarde, fendue de l’une à l’autre oreille, ses traits toujours grimaçant divertissaient tout d’abord, et lorsqu’il parlait, ses bouffonneries, ses saillies plaisantes, débitées avec la verve méridionale, portaient l’hilarité à son comble. Coiffé d’un vieux casque rouillé, fêlé, bossué, orné d’une touffe de plumes d’oie à demi brisées, la poitrine couverte d’une cuirasse non moins rouillée, non moins fêlée, non moins bossuée que son casque, Gauthier-sans-Avoir portait aussi la croix rouge à la manche gauche de son pourpoint rapiécé ; chaussé de peaux de mouton attachées autour de ses longues jambes de héron avec des cordes, se tenait aussi triomphant sur son maigre cheval noir au poil hérissé comme celui d’un bourriquet (il l’appelait héroïquement Soleil-de-Gloire), que s’il eût enfourché un fringant destrier de bataille ; sa longue épée à fourreau de bois (il l’avait héroïquement surnommée la Commère-de-la-Foi) pendait à son baudrier de cuir. À son bras gauche il portait un bouclier de fer-blanc couvert de peintures grossières, l’une, occupant la partie supérieure de cet écu, représentait un homme vêtu de haillons, bissac au dos, bâton de voyage en main, ce pauvre diable partait pour la croisade, ainsi que l’indiquait la croix d’étoffe rouge figurée sur son épaule ; la peinture inférieure du bouclier représentait ce même homme, non plus hâve et maigre, non plus couvert de guenilles, mais splendidement habillé, crevant d’embonpoint et étendu sur un lit couvert d’étoffe pourpre, à côté d’une belle Sarrasine, sans autre vêtements que ses colliers et ses bracelets ; un Sarrasin, coiffé d’un turban et piteusement agenouillé, versait le contenu d’un coffre rempli d’or au pied du lit où le croisé s’ébattait avec sa compagne. La crudité même de l’idée qu’exprimaient ces peintures grossières devait frapper vivement l’esprit naïf et crédule des multitudes. À la suite de Coucou-Piètre et de Gauthier-sans-Avoir venait une foule d’hommes, de femmes, d’enfants, serfs ou vilains, mendiants, vagabonds, prostituées, voleurs, ces derniers reconnaissables à leurs oreilles coupées, ainsi que les meurtriers, dont quelques-uns, par ostentation sanguinaire, ornaient leur poitrine d’un morceau de toile noire où se voyaient figurées en blanc, une ou deux, quelquefois trois et quatre têtes de mort ; sinistre emblème signifiant que la sainte croisade absolvait, si nombreux qu’ils fussent, les meurtres commis par ces criminels. Tous avaient la croix rouge à l’épaule gauche. Des femmes portaient sur leur dos leurs enfants trop petits pour marcher, ou trop fatigués déjà pour continuer leur route ; d’autres, déjà parvenues à un état de grossesse avancée, s’appuyaient sur le bras de leurs maris, chargés d’un bissac contenant tout l’avoir du ménage. Les moins misérables de ces croisés voyageaient sur des ânes, sur des mules ou dans des charrettes remplies du peu qu’ils possédaient ; ils emmenaient avec eux jusqu’aux porcs et aux volailles, celles-ci attachées par les pattes aux ridelles du chariot, gloussaient à assourdir ; d’autres pauvres gens se faisaient suivre de leur chèvre nourricière ou d’une brebis apprivoisée. On voyait encore çà et là, contrastant avec cette multitude déguenillée, quelques couples, le cavalier en selle et son amoureuse en croupe, heureux de fuir, par ce saint pèlerinage, la surveillance jalouse ou gênante d’un père ou d’un époux ; ces échappés prenaient aussi leur joyeuse volée vers l’Orient.
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