À peine se fut-il éloigné de quelques pas, que, se redressant et s’élançant d’un bond, Fergan sauta en croupe de l’âne, saisit le voyageur par les épaules, le renversa en arrière, le fit choir de sa monture, et lui mettant ses deux genoux sur la poitrine il le contint en s’écriant : – Jehanne ! il y a une outre pleine accrochée au bât de l’âne ; prends-la vite et donne à boire à notre fils ! – La courageuse mère était hors d’état de marcher, mais se traînant sur les genoux et sur les mains jusqu’à l’âne, resté immobile après le désarçonnement de son maître, elle parvint à détacher l’outre du bât, et pleurant de joie, elle retourna vers son fils, se traînant de nouveau sur ses genoux, s’aidant d’une main, et de l’autre tenant l’outre, en disant : – Pourvu qu’il ne soit pas trop tard, mon Dieu ! et que notre enfant revienne à la vie ?
Pendant que Jehanne-la-Bossue s’empressait de donner à boire à son enfant, espérant encore l’arracher à la mort, Fergan luttait vigoureusement contre le voyageur, dont il ne pouvait distinguer les traits, la pèlerine de sa robe s’étant, lors de sa chute, complètement enroulée autour de sa tête ; cet homme, aussi robuste que le carrier, faisait de violents efforts pour échapper à l’étreinte du serf. – Je ne veux pas te faire du mal, – disait Fergan, continuant de lutter contre son adversaire. – Mon enfant meurt de soif, tu as dans ton outre de quoi boire, je te la prends ; car à ma demande, tu aurais répondu par un refus.
– Oh ! n’avoir pas d’armes pour tuer ce chien qui me vole mon eau ! – murmura le pèlerin en redoublant d’énergie ; – je t’étranglerai, truand !
– Cette voix… je la connais ! – s’écria Fergan, et d’un brusque mouvement écartant les plis de la pèlerine dont les traits du voyageur étaient couverts, le serf s’écria frappé de stupeur : – Que vois-je ?… NEROWEG-Pire-qu’un-Loup !
Le seigneur de Plouernel profitant d’un moment d’inertie où la surprise plongeait Fergan, se débarrassa de son étreinte, se releva, et ne songeant qu’à son outre, jeta les yeux autour de lui ; il vit à quelques pas Jehanne à la fois radieuse et pleurante, agenouillée près de Colombaïk, et soutenant l’outre que l’enfant pressait de ses deux petites mains en buvant avec avidité ; il semblait renaître à mesure qu’il apaisait sa soif dévorante. – Cet avorton boit mon eau ! – s’écria Neroweg VI avec fureur ; – et dans ce désert, l’eau… c’est la vie. – Il allait se précipiter sur Jehanne et sur son fils lorsque le carrier, sortant de sa stupeur et reprenant des forces, saisit entre ses bras robustes le comte de Plouernel et s’écria : – Oh ! nous ne sommes plus ici dans ta seigneurie ! toi couvert de fer et moi nu ; nous voici homme à homme, corps à corps ! au fond de ce désert, nous sommes égaux, Neroweg !… j’aurai ta vie ou tu auras la mienne !
Alors commença une lutte terrible, décisive, aux cris éplorés de Jehanne et de Colombaïk tremblant pour un père et pour un époux. Le seigneur de Plouernel était d’une force redoutable ; mais le serf, quoique affaibli par les privations, par les fatigues, puisait un redoublement d’énergie dans sa haine contre son ennemi. Serf gaulois, Fergan luttait contre son seigneur, de race franque ! fils de Joel, Fergan luttait contre un descendant des Neroweg ! Les deux lutteurs avançant, reculant, muets, acharnés, poitrine contre poitrine, visage contre visage, livides, terribles, écumants de rage, palpitants d’une ardeur homicide, s’étreignaient avec fureur sous ce ciel embrasé, au milieu d’épais tourbillons de poussière soulevés sous leurs pieds ; Jehanne et Colombaïk, agenouillés, les mains jointes, passant tour à tour de l’espoir à l’épouvante, n’osaient s’approcher des deux athlètes, qui de temps à autre apparaissaient, effrayants, à travers un nuage poudreux. Soudain le bruit sourd d’une lourde chute se fit entendre ainsi que la voix épuisée de Fergan : – Malheur à moi ! – criait le serf ; – oh ! ma femme… oh ! mon enfant ! – Ceux-ci virent alors Fergan renversé sur le sable se débattant en vain contre Neroweg VI Pire-qu’un-Loup ; ayant en ce moment l’avantage il cherchait à étrangler son adversaire ; il le tenait sous son genou gauche en s’arc-boutant sur sa jambe droite tendue avec effort. À ces cris désespérés poussés par le serf : – Ma femme, mon enfant ! – Colombaïk courut à son père, puis, se jetant à plat ventre et se cramponnant à la jambe nue et raidie de Neroweg VI, l’enfant la mordit au mollet ; le comte, à cette douleur vive et imprévue, poussa un cri et se retourna brusquement vers Colombaïk, tandis que Fergan, ainsi délivré de l’étreinte de son seigneur, se redressa, reprit l’avantage, et parvint à terrasser Neroweg VI. Appelant alors son fils à son aide, le serf put lier les mains du comte au moyen de la longue corde dont sa robe était ceinte, et garrotter ses jambes avec les attaches de ses sandales ; mais sentant ses forces épuisées par cette lutte acharnée, Fergan, défaillant, trempé de sueur, se jeta sur le sable à côté de Jehanne et de son fils ; ceux-ci s’empressèrent d’approcher de ses lèvres l’outre où il restait encore de l’eau, pendant que le seigneur de Plouernel, haletant, brisé, lançait sur le carrier des regards de rage impuissante.
– Nous sommes sauvés ! – dit Fergan lorsqu’il eut apaisé sa soif et peu à peu repris ses forces. – En ménageant l’eau que contient encore cette outre, elle nous suffira pour atteindre Marhala ; j’ai une provision de dattes dans mon bissac, cet âne vous servira de monture à toi et à ton fils, ma pauvre Jehanne, vous ne pouvez plus marcher, moi je le puis encore. Quant à notre seigneur Pire-qu’un-Loup, – ajouta Fergan d’un air sombre, – bientôt il n’aura besoin ni de provisions ni de monture ! – Et se relevant tandis que sa femme et son fils suivaient ses mouvements d’un œil inquiet, le serf se rapprocha de son seigneur ; celui-ci, toujours étendu sur le sable, parfois se tordait dans ses liens, qu’il tâchait en vain de rompre, puis anéanti par ces vains efforts, il restait immobile. – Me reconnais-tu ? – dit le carrier en croisant ses bras sur sa poitrine et baissant les yeux sur le comte de Plouernel garrotté à ses pieds ; – me reconnais-tu ?… En Gaule, tu étais mon seigneur, j’étais ton serf.
– Toi, scélérat !
– Oui ; je suis le petit-fils de Den-Braô-le-Maçon, que ton aïeul Neroweg IV a fait périr de faim dans le souterrain de ton donjon de Plouernel… je suis parent de Bezenecq-le-Riche, mort dans les tortures sous les yeux de sa fille devenue folle d’épouvante ! elle a pendant un moment retrouvé sa raison, et m’a dit sa longue agonie, celle de son père, et puis elle est morte… j’ai creusé sa fosse au milieu des roches qui avoisinent l’issue du passage secret de ton château.
– Par le tombeau du Sauveur ! c’est donc toi, truand, qui t’es introduit dans la tourelle d’Azénor-la-Pâle ?
– Oui, pour y chercher mon fils, cet enfant que tu vois là ; un de tes hommes l’avait enlevé pour le livrer au couteau de ta sorcière !
– Oh ! malheur à moi ! j’ai perdu au jeu jusqu’à mon épée, qui m’eût fait justice de ce bandit ! malheur à moi ! j’ai tout perdu, tout ! Je ne pouvais plus nourrir mes hommes d’armes, ils m’ont abandonné… me voici seul dans ce désert, à la merci de ce vil serf… Malheur à moi ! pourquoi faut-il que ce chien ait survécu à ce long voyage ?
– J’ai survécu pour venger sur toi le mal que tu as fait aux miens ! Oh ! ce n’est pas la première fois qu’un fils de JOEL-le-Gaulois se rencontre avec un descendant de NEROWEG-le-Frank… déjà tes aïeux et les miens se sont rencontrés dans le courant des siècles passés… Le destin l’a voulu ! c’est une guerre à mort entre nos deux races, peut-être cette lutte se poursuivra-t-elle longtemps encore à travers les âges !
– Est-ce le démon que ce serf qui parle ainsi de l’avenir et du passé ?
– Neroweg… je suis le démon de ta race et tu es le démon de la mienne…
– Rencontrer ici ce misérable serf échappé de mes domaines, et me trouver en son pouvoir au fond d’un désert de la Syrie ! – murmurait le seigneur de Plouernel en proie à une terreur superstitieuse ; – il dit être le démon… Jésus, mon Dieu, ayez pitié de moi ! je suis un grand pécheur ! et pourtant, ruiné par le jeu, j’ai fait vœu de me rendre à Jérusalem comme un indigne pèlerin… – Puis, élevant la voix, ce fervent catholique ajouta : – Si tu es Satan ! au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, éloigne-toi ! je crois en Dieu, en l’Église et en tous ses saints !
– Écoute, Neroweg, – reprit Fergan après un moment de réflexion et sans s’inquiéter de l’exorcisme de Pire-qu’un-Loup ; – la chaleur devient de plus en plus suffocante, quoique le soleil se voile sous cette brume rougeâtre qui, de tous les points de l’horizon, monte lentement vers le ciel ; je suis harassé, cette chaleur m’accable, m’énerve, nous ne nous remettrons en route, ma femme, mon enfant et moi, qu’au lever de la lune, en attendant… causons…
Le seigneur de Plouernel contemplait son serf avec un mélange de surprise, de défiance et de crainte ; Fergan, échangeant avec Jehanne un regard, s’assit sur le sable à quelque distance de Neroweg VI. L’atmosphère devenait en effet tellement étouffante, que les voyageurs, haletants, ruisselants de sueur sans faire un seul mouvement, eussent été incapables de se remettre en route.
– Neroweg, – reprit le serf d’une voix grave, – en Gaule, dans ta seigneurie, tu étais à la fois accusateur, juge et bourreau de tes serfs ; en ce jour, ma seigneurie, à moi, c’est ce désert ! mon serf, c’est toi ! Je vais être à mon tour accusateur, juge et bourreau ; mon accusation… sera le récit de mon voyage… Tu comprendras peut-être alors l’horreur que vous inspirez à vos serfs, vous autres seigneurs, quand tu sauras les dangers que nous bravons pour échapper à votre tyrannie et jouir d’un jour de liberté. En quittant ta seigneurie, nous étions trois ou quatre mille croisés, hommes, femmes ou enfants, chaque jour notre nombre allait grossissant ; aussi, après avoir traversé la Gaule de l’occident à l’orient, de l’Anjou à la Lorraine, nous étions soixante mille et plus en franchissant les frontières de la Germanie. D’autres troupes de croisés, non moins nombreuses que la nôtre, quittant aussi la Gaule, au nord par les Flandres, au sud par la Bourgogne ou la Provence, prenaient comme nous la route de l’Orient. Après avoir traversé la Hongrie, la Bohème, côtoyé la mer Adriatique jusqu’en Valachie, suivi les bords du Danube, nous sommes arrivés à Constantinople ; de là, nous sommes entrés dans l’Asie-Mineure, et de l’Asie-Mineure nous avons gagné la Palestine, où nous voici. Dis ? Neroweg, quel voyage ! pour de pauvres serfs pieds nus, en guenilles, le trajet est long ? douze à quinze cents lieues pour fuir l’oppression des seigneurs ; mais, pauvres serfs que nous sommes ! nous fuyons les seigneuries, et les seigneuries nous poursuivent jusqu’en Palestine. Le seigneur BAUDOIN s’empare du pays d’Édesse, en Asie, et voilà un comte d’Édesse ; GODEFROY, duk de Bouillon, s’empare du pays de Tripoli, et voici un prince de Tripoli. Arrivons en Galilée, à Nazareth, à Jérusalem, nous verrons peut-être un roi de Jérusalem, un baron de Galilée, un marquis de Nazareth ! pourquoi pas ?… Oh ! Jésus ! le pauvre charpentier de Nazareth ! toi, l’ami des pauvres et des affligés, toi que mon aïeule Geneviève a vu mettre à mort à Jérusalem ! ils feront, dans leur imbécile orgueil, un marquisat du pauvre pays où, humble artisan, tu maniais la scie et la cognée en flétrissant la superbe des seigneurs de ton temps et l’hypocrisie des princes des prêtres !
– Ce misérable serf a perdu la raison, – murmura le seigneur de Plouernel ; – il oubliera peut-être de me tuer !
– Non, Neroweg, je n’oublierai rien, non, je n’ai pas perdu la raison ; rassure-toi. Notre troupe de croisés quitte donc la Gaule au nombre de soixante mille personnes, sous la conduite de l’ermite Coucou-Piètre et du chevalier Gauthier-sans-Avoir ; sur la route, on pillait, on ravageait, on massacrait les populations inoffensives, et l’on criait : Dieu le veut ! Trompés sur la longueur du chemin, les croisés, dans leur ignorance et à peine au sortir des Gaules, demandaient à l’aspect de chaque ville nouvelle : Est-ce là Jérusalem ? – Pas encore, – répondait Coucou-Piètre ; – marchons toujours ! – Et l’on marchait ; ce fut d’abord une joie, un délire, un triomphe ! serfs et vilains étaient maîtres ; on fuyait, on tremblait à leur approche ! l’Église absolvait brigandages et meurtres ! Dieu le voulait ! Les soldats du Christ saccageaient ou brûlaient les villes, incendiaient les récoltes sur pied, tuaient le bétail qu’ils ne pouvaient emmener, égorgeaient vieillards et enfants, violaient les femmes, les éventraient, se chargeaient de butin, et de ville en ville allaient disant toujours : « – N’est-ce donc point encore là Jérusalem ? – Pas encore ! – répondaient Coucou-Piètre et Gauthier-sans-Avoir ; – pas encore ! marchons, marchons ! » – Et l’on marchait. Les peuples étrangers, d’abord épouvantés, se laissèrent piller, massacrer par les soldats de la foi ; mais bientôt, avertis de proche en proche des ravages et de la férocité des croisés, ils les combattirent à outrance et les exterminèrent tant et si bien que notre troupe, composée de plus de soixante mille personnes à notre départ des Gaules, ne comptait plus en arrivant à Constantinople que cinq à six mille survivants ; ce nombre fut réduit de moitié durant la traversée de l’Asie-Mineure et de la Palestine par les combats, la peste, la soif, la faim, la fatigue. Parmi ces survivants, les uns, saisis et gardés comme serfs des nouvelles seigneuries d’Édesse, d’Antioche ou de Tripoli, ont été forcés de cultiver ces terres pour les seigneurs, sous le soleil dévorant de la Terre-Sainte ; quelques autres, et je suis de ce nombre, préférant la liberté à un nouveau servage, ont risqué leur vie pour continuer leur marche vers Jérusalem. Ceux-là croient trouver dans la ville sainte un butin d’autant plus considérable qu’il se trouvera moins de pillards pour le partager ; ceux-ci, dans leur fanatisme hébété, espèrent gagner le Paradis en délivrant le tombeau du Christ. Moi seul, peut-être, je veux arriver à Jérusalem pour voir ces lieux où, il y a mille ans et plus, notre aïeule Geneviève assistait au supplice du jeune homme de Nazareth… Et voilà, Neroweg, comment s’est accompli le pèlerinage de ces milliers de vilains et serfs dont les os forment une longue traînée depuis les frontières de la Gaule jusqu’ici. La fatalité les poussait, ces malheureux ! il leur fallait aller en avant ou mourir en route. Ainsi, moi, fuyant ta seigneurie pour échapper à tes bourreaux, m’arrêter en Gaule, c’était m’exposer à un nouveau servage ! au delà des frontières, me séparer des croisés pour m’aventurer avec ma femme et mon enfant au milieu des populations soulevées par les férocités des soldats de la croix, c’eût été folie… il fallait marcher, toujours marcher… Et puis, si misérable qu’elle fût, notre vie errante n’était pas pire que notre vie de servage, et du moins nous étions libres… Voici comment, Neroweg, nous nous retrouvons ici, dans ce désert où tu m’appartiens, de même que dans ta seigneurie je t’appartenais, à merci et à miséricorde ! à vie et à mort !
Le seigneur de Plouernel avait écouté Fergan avec un silence farouche ; il murmura d’une voix sourde avec un accent de rage concentrée : – Oh ! périr de la main d’un vil serf !
– Oui, tu vas mourir ; mais je veux rendre ton agonie cruelle ; écoute ces derniers mots : L’ennui, la cupidité, l’ambition de fonder des seigneuries en Orient, l’espoir de racheter vos forfaits et d’échapper aux griffes du diable vous ont poussés à la croisade, vous autres seigneurs ! Oh ! combien vous avez été stupides, misérables dupes des prêtres catholiques ! combien il en est parmi vous, fiers seigneurs, qui, après avoir vendu ou engagé leurs terres à l’Église, sont à cette heure, ainsi que toi, ruinés par le jeu ou la débauche, et réduits à mendier ! Combien ont été massacrés ou abandonnés par leurs serfs à quelques lieues de leurs seigneuries ! Combien sont morts de la peste ou sous le cimeterre des Sarrasins ! tandis que l’Église, jouissant en paix de vos biens, achetés par elle à vil prix, délivrée d’un grand nombre d’entre vous, ses rivaux dans l’exploitation des peuples, l’Église, aussi enrichie que vous êtes appauvris, se rit de vous au fond des Gaules, où elle régnera bientôt seule en souveraine. Oui, et que cette pensée rende ton agonie cruelle, Neroweg, tu vas mourir comme un mendiant au milieu des sables de la Syrie, et l’évêque de Nantes, ton ennemi mortel, échappé de tes mains, jouit de la plus grande partie de tes domaines, qu’il a fait acquérir de toi pour peu d’argent par un affidé !… Oh ! Pire-qu’un-Loup, tu hurles à cette heure d’une rage impuissante, et ma vengeance commence !
– Ah ! maudit soit ce prêtre italien ! – s’écriait avec fureur le comte de Plouernel ; – maudit soit ce moine que j’ai fait prisonnier en même temps que l’évêque de Nantes ! ce Yéronimo m’a tourné la cervelle en me parlant de la croisade ! en m’épouvantant sur mon salut, en me montrant la main de Dieu appesantie sur moi par la mort de l’un de mes fils tué par son frère !
– Tes deux fils sont morts, Neroweg ; d’un coup de barre de fer j’ai tué le fratricide au moment où il voulait violenter la fille de Bezenecq-le-Riche ! Loups et louveteaux des seigneuries sont bêtes de rapine et de carnage… il est bon de les détruire !
– À mon tour, je triomphe ! – s’écria Neroweg VI ; – mon fils Gonthram n’est pas mort ; il a échappé à tes coups malgré sa terrible blessure. Oui, et Yéronimo m’a promis au nom de Dieu que si je partais pour la croisade en rendant la liberté à l’évêque de Nantes, j’assurerais la guérison de mon fils… c’est encore pour cela que je suis venu en Palestine. Ils se sont joués de moi, ces prêtres ! mais, hélas ! navré de voir l’un de mes fils mort et l’autre mourant, je n’avais plus ma raison !
Fergan, frappé de l’attendrissement dont n’avait pu se défendre le seigneur de Plouernel en parlant de Gonthram, lui dit : – Tu l’aimais donc ton fils ?
Neroweg VI, toujours étendu sur le sable aux pieds du serf, jeta sur lui un regard de haine, et bientôt deux larmes roulèrent sur ses traits farouches ; mais voulant cacher son émotion aux yeux de Fergan, il détourna brusquement la tête. Jehanne-la-Bossue et Colombaïk s’étant rapprochés du carrier écoutaient en silence son entretien avec Neroweg VI ; lorsque celui-ci voulut dissimuler ses larmes, la serve s’en aperçut et dit tout bas à son mari : – Vois donc, malgré sa méchanceté, ce seigneur pleure en pensant à son fils !
– Oh ! père ! – reprit Colombaïk en joignant ses mains, – s’il pleure, ne lui fais pas de mal.
Le serf garda un moment le silence, puis, s’adressant à son seigneur : – Tu t’attendris en songeant à ton fils, et tu voulais faire égorger mon enfant ; crois-tu donc qu’un serf n’a pas comme toi des entrailles de père ? – Neroweg VI répondit par un éclat de rire sardonique ; Fergan reprit : – De quoi ris-tu ?
– Je ris comme si j’entendais l’âne de bât ou le bœuf de labour parler de leurs entrailles de pères ! – répondit le seigneur de Plouernel. – Ah ! truand ! si je n’étais pas en ton pouvoir au milieu de ce désert, je te tuerais comme un vil chien que tu es !
– À ses yeux, un serf n’a pas plus d’âme qu’une bête de somme ! – répéta lentement le carrier. – Oui, cet homme parle dans la sincérité de son sauvage orgueil ; il pleure son fils, il est homme enfin… et cependant, pour lui, qu’est-ce qu’un serf ? Un animal sans cœur, sans raison, sans entrailles ! pourquoi m’étonner ? Cette foi dans notre abjection bestiale, Neroweg et ses pareils doivent la partager ; notre hébétement craintif la confirme. Quoi ! nos conquérants se comptent par mille, nous autres conquis nous nous comptons par millions, et patiemment nous portons leur joug ! et jamais plus docile bétail n’a marché sous le fouet du maître ou tendu la gorge au couteau du boucher ? Oh ! ces prêtres ! qui, sous menace du feu éternel, nous prêchent la résignation aux hontes et aux douleurs du servage, ces prêtres infâmes sont bien nommés nos pasteurs ! Ils ont fait de nous le lâche et vil troupeau des seigneuries et de l’Église ! – Puis, après un moment de silence, Fergan reprit : – Tiens, Neroweg, tu es en mon pouvoir, désarmé, garrotté, je vais accomplir un grand acte de justice en t’assommant à coups de bâton comme un loup pris au piège, c’est la mort que tu mérites, j’aurais une épée que je ne m’en servirais pas contre toi ; mais ce que tu viens de me dire tout à l’heure en me faisant réfléchir gâte un peu ma joie… je l’avoue, en raison de notre abrutissement, de notre couardise, œuvre de l’Église, nous méritons d’être regardés, traités par vous, nos seigneurs, comme bétail ; vrai, nous sommes aussi lâches que vous êtes féroces, mais si notre lâcheté explique votre scélératesse, elle ne l’excuse point ; donc, tu vas mourir, Neroweg, oui, au nom des maux affreux que ta race a fait souffrir à la mienne, tu vas mourir… Seulement, je veux, moi, fils de Joel, garder un souvenir de toi, descendant des Neroweg. – En disant ces mots, Fergan se baissa brusquement vers le seigneur de Plouernel ; celui-ci, croyant sa dernière heure venue, ne put retenir un cri d’effroi ; mais le serf arracha de la robe déguenillée de Neroweg VI une des coquilles dont elle était parsemée, en symbole de pieux pèlerinage. Pendant un instant, Fergan contempla cette coquille d’un air pensif ; Jehanne et son fils, suivant d’un regard surpris, inquiet, les mouvements du carrier, le virent relever la saie en haillons qui cachait à demi ses braies, et détacher une large ceinture de grosse toile qui entourait ses reins. Dans l’intérieur de cette ceinture, se trouvaient le fer de flèche légué par EIDIOL à sa descendance, et l’os de crâne du petit-fils d’YVON-LE-FORESTIER, ainsi que les parchemins écrits par lui, par son fils, Den-Braô et leur aïeul Eidiol, le nautonnier parisien ; pieuses reliques de famille emportées par Fergan avant de se réunir à la troupe des croisés. Il joignit à ces reliques la coquille qu’il venait d’arracher à la robe de Neroweg VI ; puis, le serf renouant sa ceinture, s’écria : – Et maintenant, justice et vengeance, Neroweg ! je t’ai accusé, jugé, condamné, tu vas mourir. – Et cherchant des yeux son gros bâton noueux, il ramassa bientôt cette massue, et la saisit de ses deux mains robustes au moment où sa femme et son fils criaient : – Grâce ! – mais le serf s’élançant sur le seigneur de Plouernel, lui mit un pied sur la poitrine en disant à Jehanne d’une voix terrible : – Non, pas de grâce ! Les Neroweg ont-ils fait grâce à mon aïeul, à Bezenecq-le-Riche et à sa fille ? – Le carrier leva sa massue au-dessus de la tête de Pire-qu’un-Loup, qui, grinçant des dents, affrontait la mort sans pâlir… C’en était fait du seigneur de Plouernel si Jehanne n’eût embrassé les genoux de son mari en s’écriant d’une voix suppliante : – Fais-lui grâce pour l’amour de ton fils… Hélas ! sans l’eau que tu as prise à Pire-qu’un-Loup, Colombaïk expirait de soif dans ce désert !
Fergan céda aux prières de sa femme, il répugnait, malgré la justice de ses représailles, à tuer un ennemi désarmé ; il jeta donc son bâton loin de lui, resta un moment sombre et silencieux, et dit à son seigneur : – Écoute, on dit que malgré vos forfaits, toi et tes pareils, vous restez parfois entre vous fidèles à vos serments ; jure-moi sur le salut de ton âme et par ta foi de chevalier de respecter dès ce moment la vie de ma femme, de mon enfant et la mienne. Je ne te crains pas tant que nous serons seul à seul dans ce désert ; mais si je te retrouve à Marhala ou à Jérusalem, parmi les autres seigneurs de la croisade, moi et les miens nous serons à ta merci.
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