Je vous céderai cette bienheureuse dent moyennant trois derniers d’argent. Cette sainte relique vous préservera de tout péril en voyage… – Et Harold-le-Normand se préparait à ouvrir sa balle pour en sortir la dent merveilleuse, lorsque Bezenecq-le-Riche lui dit en souriant, afin de rassurer sa fille : – Plus tard, notre ami, plus tard nous verrons ta relique… Elle préserve, dis-tu, de tout péril en voyage ?
– Oui, respectable citadin, je le jure sur mon salut éternel.
– Donc, puisque tu la portes, cette sainte relique, tu ne seras exposé à aucune mauvaise rencontre ; et comme nous marchons avec toi de compagnie, nous jouirons de la miraculeuse protection que tu portes dans ta boîte, ce qui ne nous empêchera point, si vous m’en croyez, mes compères, de prendre la route la plus courte ; quant à moi je la prends ; ceux qui partagent mon avis me suivront ! – ajouta le citadin en donnant deux coups de talon à sa mule, afin de mettre un terme à une discussion qui effrayait de plus en plus sa fille ; et il prit la route qui traversait le territoire de la seigneurie de Plouernel. La majorité des voyageurs suivit l’exemple et le conseil de Bezenecq ; d’abord, parce qu’il parlait sagement ; puis, on le savait riche, sa fille l’accompagnait, et il avait trop à perdre pour prendre une résolution imprudente. Ceux qui partageaient les appréhensions du moine Simon, réduits à un petit nombre, n’osant se séparer du gros de la troupe, se rallièrent à elle après un moment d’hésitation. Il en fut de même de Simon-le-Moine et de son confrère Yéronimo, qui craignirent de marcher isolément. Harold-le-Normand, resté seul dans le carrefour, s’approcha du gibet, arracha les deux pieds et les deux mains d’un cadavre réduit à l’état de squelette, les mit dans son sac, comptant les vendre aux fidèles comme saintes reliques, et en tirer bon prix, puis il rejoignit les voyageurs, qui continuaient de suivre la route de la seigneurie de Plouernel.
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Le château de Neroweg VI, sombre repaire, situé comme un nid d’oiseau de proie au faite d’une montagne escarpée, dominait le pays à plusieurs lieues à la ronde. L’un des hommes de guet postés dans les tourelles situées aux angles de la plate-forme du donjon, apercevait-il au loin une troupe de voyageurs ? il sonnait du cor, aussitôt la bande du comte pillarde et féroce sortait du manoir féodal, et non contents d’exiger le payement de droits de passage et de circulation, ces bandits pillaient les voyageurs, souvent même, en cas de résistance, ils les massacraient ou les retenaient en prison, puis les forçaient par la torture de payer rançon s’ils étaient riches. La surface de la Gaule était hérissée de pareils repaires, bâtis par les seigneurs franks, sous le règne des derniers descendants de Karl-le-Grand ; forteresses inexpugnables, du haut desquelles barons, comtes, marquis et duks bravaient l’autorité royale et désolaient le pays. L’histoire du comte de Plouernel est celle de tous ces seigneurs, issus de la race des premiers conquérants de la Gaule. En l’année 818, un Neroweg, second fils du chef de cette famille franque, si richement établie en Auvergne depuis Clovis, fut l’un des chefs de l’armée de Louis le Pieux, lorsque pour l’asservir il ravagea la Bretagne, héroïquement insurgée à la voix de Morvan et de notre aïeul Vortigern. Ce Neroweg, en récompense de ses services durant cette horrible guerre, reçut du roi en fief les terres et la comté de Plouernel par la mort de son dernier bénéficier qui ne laissait pas d’héritiers, ce fief retournant au domaine du roi, il l’avait octroyé à Neroweg : celui-ci, en retour de la cession du comté de Plouernel, devait se reconnaître vassal de Louis-le-Pieux, lui prêter foi et hommage, comme à son roi et seigneur suzerain, lui payer une redevance et l’assister dans ses guerres, en marchant à la tête des hommes de sa seigneurie. Dans le pays de Plouernel, ainsi que dans d’autres provinces de la Gaule, quelques colons, que maintenant l’on nomme vilains, étaient à peu près parvenus à s’affranchir et à redevenir, sauf le payement de taxes écrasantes, propriétaires d’une partie de ce sol qui, avant la conquête franque, appartenait à leurs pères libres jadis. Neroweg Ier (premier du nom de cette seconde branche de sa famille) ne se révolta pas contre l’autorité royale ; mais son fils, Neroweg II, imitant les autres seigneurs, fit bâtir un château fort sur le sommet de la montagne de Plouernel, y rassembla une bande nombreuse de gens déterminés ; puis, comme la plupart de ses pareils, il dit au roi des Franks : « – Je ne reconnais plus ta suzeraineté ; je ne veux plus être ton vassal ; je me déclare souverain chez moi, comme tu l’es chez toi ; les serfs, vilains et citadins de ma comté deviennent mes hommes ; eux, leurs terres, leurs biens, n’appartiennent qu’à moi ; je les taxerai selon ma volonté, de tributs, de redevances, de tailles qu’ils ne payeront qu’à moi ; ils ne se battront que pour moi et contre toi… si tu oses venir m’assiéger dans ma forteresse de Plouernel ! » Le roi n’y vint pas, car presque tous les seigneurs tinrent, de siècle en siècle, le même langage aux descendants de Karl-le-Grand ou à ceux de Hugh-le-Chappet, dont le royaume fut peu à peu réduit à la possession des seules provinces qu’ils pouvaient défendre et conserver par les armes. Les Neroweg III et IV imitèrent leur aïeul, comme lui demeurèrent maîtres indépendants, absolus et héréditaires du pays de Plouernel. Grand nombre de seigneurs franks s’emparèrent ainsi d’autres parties du territoire de la Gaule. Robert devint de la sorte COMTE (du pays) DE PARIS ; Milo, COMTE (du pays) DE TONNERRE ; Hugh, COMTE (du pays) DU MAINE ; Burchardt, SIRE (du pays) DE MONTMORENCY ; Landry, DUC (du pays) DE NEVERS ; Radulf, COMTE (du pays) DE BEAUGENCY ; Enghilbert, COMTE (du pays) DE PONTHIEU, etc., etc. Ceux-là, et quantité d’autres seigneurs, descendants des Leudes de Clovis ou des chefs des bandes de Karl-Marteau, abandonnant ainsi, par la suite des temps, leurs noms franks ou y ajoutant les noms gaulois des contrées dont ils s’étaient emparés, se firent et se font appeler : – seigneurs, sires, duc ou comtes de Paris, de Plouernel, de Montmorency, de Nevers, de Tonnerre, de Ponthieu, etc., etc. – Durant ces siècles de guerres et de brigandages, les Neroweg avaient de plus en plus fortifié leur château, vivant et s’enrichissant de rapines, d’extorsions et du travail écrasant de leurs vilains et de leurs serfs ; Neroweg V, surnommé Tête-d’Étoupes, en raison de la teinte de ses cheveux couleur de filasse, et Neroweg VI, surnommé Pire-qu’un-Loup par les pauvres gens de ses domaines, en raison de sa cruauté, se montrèrent dignes de leurs ancêtres.
Le manoir de Plouernel s’élève au sommet d’une montagne rocheuse et aride, baignée à l’occident par un profond cours d’eau, à l’orient, elle surplombe une étroite chaussée construite au-dessus du niveau d’immenses marais où se déverse, par un canal, le trop plein des vastes étangs de l’ancienne abbaye de Meriadek, située à plusieurs lieues de là et dépendant autrefois des grandes possessions du diocèse de Nantes. S’ils suivent la route de terre, les voyageurs sont forcés de traverser cette jetée lorsqu’ils se rendent d’Angers à Nantes, à moins de parcourir un long circuit, en traversant les domaines du seigneur de Castel-Redon. Les bateaux qui vont rejoindre la Loire par la rivière de Plouernel, dont le cours baigne la montagne, passent forcément au pied du château. Habilement choisi est l’emplacement du repaire : il domine les deux seules voies de communication qui existent entre les villes les plus importantes de ces contrées. Une estacade barre à demi la rivière de Plouernel et sert d’abri aux barques du seigneur. Des bateaux marchands sont-ils signalés du haut du donjon ? aussitôt des hommes d’armes montent dans une barque, abordent les mariniers, leur font payer le droit de navigation, et souvent pillent les cargaisons. Non moins périlleux est le chemin de terre : un retranchement palissadé, au milieu duquel s’ouvre une porte, interdit, lorsqu’elle est fermée, le passage de la chaussée ; l’on ne peut la traverser que moyennant un péage arbitrairement imposé aux voyageurs par les hommes du comte, qui de plus larronnent les bagages à leur convenance. Soupçonnent-ils quelque personnage de pouvoir payer rançon, ils le traînent en prison et le torturent jusqu’à ce qu’il ait consenti à se racheter ; les malheureux trop pauvres pour satisfaire au péage sont, ainsi que dans toutes les seigneuries, forcés, hommes ou femmes, de subir des avanies obscènes, ridicules ou cruelles, au grand divertissement des gens du seigneur. Sur l’une des pentes de la montagne, moins escarpée du côté du nord, s’étage la petite ville de Plouernel, bâtie en amphithéâtre, à égale distance du manoir et de la plaine, où sont disséminés les villages habités par les vilains et par les serfs. Un chemin étroit, sinueux, ardu, bordé çà et là de précipices, conduit à la première enceinte fortifiée du château ; ses remparts, de trente pieds de hauteur, de dix pieds d’épaisseur, flanqués de grosses tours carrelées, ne forment qu’une masse avec le roc qui leur sert de base, roc taillé à pic et environné d’abîmes. La route vertigineuse qui serpente au-dessus de ces précipices aboutit à une porte massive bardée de plaques de fer et de clous énormes qui seule donne accès dans l’intérieur de la première enceinte, cour sombre où le soleil ne pénétrait que vers midi, en raison de la hauteur des nombreux bâtiments intérieurement adossés aux remparts ; ces bâtiments sont destinés au logement des hommes d’armes, à la fauconnerie, à la chapelle, à la boulangerie, à la forge, et à plusieurs autres ateliers, entre autres à celui des monnaies (le comte de Plouernel battait monnaie comme les autres seigneurs féodaux, et, comme eux, la fabriquait à sa guise). Au centre de cette cour se dresse le donjon principal ; ce bâtiment carré, de plus de cent pieds de hauteur, couronné d’une plate-forme d’où l’on découvre au loin le pays, est assis sur trois étages de cachots souterrains, entourés d’un fossé profond rempli d’eaux de sources servant aussi de citerne. Ce donjon semble ainsi s’élever du milieu d’un puits gigantesque où serait enfouie la moitié de cette construction massive, sa partie supérieure s’élevant seule au-dessus du revêtement du fossé, sur lequel s’abaissait un pont-levis ; lorsqu’il se relevait au moyen d’énormes chaînes, il masquait et renforçait la porte du donjon ; de rares et étroites fenêtres irrégulièrement percées sur ses quatre pans et presque aussi étroites que des meurtrières, donnaient un jour ténébreux aux divers étages et au rez-de-chaussée. La pierre de tous ces bâtiments, noircie par les intempéries de l’air et par la vétusté, rendait plus sinistre encore l’aspect de cette forteresse.
Ô fils de Joel ! que de sueurs, que de larmes, que de sang a coûté aux vilains et aux serfs de notre race la bâtisse de ces grands repaires seigneuriaux ou de ces immenses cathédrales qui couvrent aujourd’hui le sol de la Gaule ! Hélas ! nos générations en sont venues à envier l’esclavage de nos pères lors de la conquête de Clovis ; du moins ils n’avaient à bâtir, sous le bâton des évêques ou sous l’épée des Leudes, que des basiliques de bois ou de vastes Burgs de charpente à assises de pierre, selon la mode germanique ; Burgs pareils à celui où Neroweg, comte au pays d’Auvergne (il y a six siècles de cela), menait si joyeuse vie avec ses compagnons de guerre et son saint patron l’évêque Cautin, jusqu’au jour où, blessé à mort par notre aïeul Karadeuk-le-Bagaude, le comte vit flamber au loin les débris de sa demeure incendiée par les Vagres de Ronan.
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