Oui, en ces temps heureux, une année ou deux d’écrasant labeur suffisaient à édifier un de ces Burgs ; mais plusieurs générations de serfs, travaillant sous le fouet, de l’aube au soir, ont à peine suffi à élever, à compléter le redoutable château fort de Neroweg VI, seigneur de Plouernel ! Pauvres malheureux ! Il leur a fallu d’abord aplanir ou creuser le roc vif avec le pic ou la masse de fer, transporter, à dos d’homme, du bas au faîte de la montagne, chaque pierre de l’immense édifice, et combien d’infortunés, épuisés de labeur, sont morts à la peine ! combien de mutilés ou d’écrasés sous les pierres ! combien de broyés dans leur chute au fond d’abîmes inconnus ! Combien de torturés, de tués, par ordre du seigneur, lorsque les forces défaillantes des travailleurs ne répondaient pas à sa farouche impatience ! Nobles seigneurs ! riches abbés ! orgueilleux prélats ! elles sont bien hautes les tours de vos châteaux, de vos cathédrales, de vos abbayes !… ils sont bien profonds les fossés qui les entourent !… et pourtant, si l’on entassait les os de nos pères morts à la tâche… si l’on avait recueilli leurs sueurs, leurs larmes, leur sang… ces sueurs, ces larmes, ce sang, rempliraient vos fossés les plus profonds ! ces ossements amoncelés dépasseraient les plus hautes tours de vos châteaux, de vos abbayes, de vos cathédrales !…

Ô fils de Joel ! nous tous, pauvre peuple des Gaules, manants, vilains ou serfs que nous sommes ! notre descendance la plus reculée les verra peut-être encore debout, défiant les siècles ces formidables et orgueilleux repaires de la seigneurie et du clergé ! Maudissez-les d’âge en âge ! enseignez à votre race à les maudire, ces monuments de notre honte, de nos misères, de nos tortures et de l’affreux servage que les prêtres nous ordonnent de subir sous la menace du feu éternel ! Hélas ! mon aïeul Den-Braô, le serf maçon, et ses compagnons de travail, morts, ainsi que lui, au milieu des horreurs de la faim dans le souterrain du château de Plouernel, ne sont pas les seules victimes des seigneurs et de l’Église !…

Oh ! si jamais vient le grand jour de la délivrance ! ce grand jour des saintes et terribles représailles prédit par Victoria-la-Grande… fils de la vieille Gaule, alors affranchie du joug des rois français et de l’église de Rome, fils de Joel redevenus libres, ne laissez pas pierre sur pierre de ces exécrables monuments élevés par nos bras asservis et cimentés de notre sang !

*

* *

Un étroit escalier, spirale de pierre, conduisait des dernières profondeurs des cachots souterrains jusqu’à la plate-forme qui couronnait le donjon du manoir de Plouernel. Les hommes d’armes les plus hardis, lorsqu’aux heures de guet ils montaient à la plateforme ou en descendaient, ne manquaient jamais, ces bons catholiques, de se signer avec crainte en passant devant la porte d’un réduit situé au dernier étage du donjon, et ayant pour annexe l’une des tourelles élevées aux quatre angles de la plate-forme ; car souvent, la nuit, l’étroite fenêtre de cette tourelle semblait intérieurement illuminée de lueurs, tantôt d’un rouge de sang, tantôt verdâtres ; l’on attribuait ces clartés sinistres aux sortilèges d’Azénor-la-Pâle, concubine de Neroweg VI. Ce même jour, à peu près à la même heure où les voyageurs, parmi lesquels se trouvaient Bezenecq-le-Riche et sa fille Isoline, s’étaient, après longue discussion, décidés à traverser les terres du seigneur de Plouernel, Azénor-la-Pâle, renfermée dans son réduit éclairé par une seule fenêtre à linteaux de pierres, garnie de petits vitraux enchâssés dans des nervures de plomb, se livrait à ses sortilèges. Neroweg VI avait accumulé dans la chambre de sa maîtresse les objets les plus précieux larronnés aux voyageurs par sa bande et par lui, ou pillés dans les châteaux, lors de ses guerres privées contre les seigneurs voisins ; l’on voyait encore, dans l’officine de la sorcière, de splendides ornements d’église, aussi volés par le comte de Plouernel lors de ses expéditions contre l’évêque de Nantes. Une baie, masquée par un rideau de pourpre frangé d’or, arraché à quelque dais splendide, donnait entrée dans une tourelle dont la partie supérieure, plafonnée au niveau de la plate-forme, servait de poste pour le guet. Azénor-la-Pâle, âgée d’environ vingt-cinq ans, était d’une beauté parfaite, son visage mat et blanc jamais ne rougissait, et ses lèvres, au lieu d’être vermeilles, avaient la froide blancheur de sa peau, de là son surnom ; un turban de riche étoffe de soie pourpre à mentonnière encadrant le visage de la sorcière, découvrait ses bandeaux de cheveux noirs comme ses sourcils et ses grands yeux ; ses lèvres aussi blanches que son teint, souvent contractées par un sourire amer, donnaient à ses traits, pareils à un masque de marbre, une expression sinistre, étrange. Sa tunique de drap d’argent, taillée dans quelque somptueuse chappe de l’évêque de Nantes, découvrait à demi ses larges épaules, son sein et ses bras dignes de cette belle statue grecque qui a survécu aux siècles, et que l’on admire encore, dit-on, dans le palais des ducs d’Aquitaine ; la tunique d’Azénor ne tombant qu’aux genoux, laissait voir, sous ses plis argentés, le bas de sa robe, pourpre comme son turban ; cette femme s’occupait, en ce moment, de confectionner, au moyen de morceaux de cire malléable, deux figurines pareilles à celle placée, le matin même, entre les dents de Perrine-la-Chèvre, lors de son agonie ; l’une de ces poupées portait une robe d’évêque, l’autre, une espèce d’armure simulée en étoffe grise ayant à peu près la couleur du fer. Azénor-la-Pâle plantait un certain nombre d’aiguilles disposées dans un ordre cabalistique, sur le côté gauche de la poitrine de ces deux poupées, lorsque s’ouvrit, en dehors, la porte du réduit, dont la sorcière ne pouvait sortir qu’à la nuit pour se promener sur la plate-forme du château ; Neroweg VI entra chez sa maîtresse et referma soigneusement la porte. Le comte de Plouernel, surnommé Pire-qu’un-Loup, alors âgé de cinquante ans, et d’une carrure athlétique, paraissait encore plein de vigueur ; sa coiffure ne ressemblait en rien à celle de son ancêtre, le comte Neroweg, Leude de Clovis, ou à celle de Neroweg-l’Aigle-Terrible, ce chef sauvage d’une tribu franque, tatoué de rouge et de bleu, vaincu dans la fameuse bataille des bords du Rhin par notre aïeul Scanvoch, frère de lait de Victoria-la-Grande ; non, les cheveux roux de Neroweg VI, déjà grisonnants, au lieu de flotter sur ses épaules comme une queue de cheval, étaient rasés jusqu’à la moitié des tempes et du crâne, puis tombaient carrément derrière son cou et le long de ses oreilles ; les gens de guerre de ce temps-ci se font ainsi raser le devant de la tête, afin que leur chevelure ne les gêne point sous le casque et ne dépasse pas sa visière. Au lieu de conserver seulement de longues moustaches, ainsi que ses ancêtres des premiers temps de la conquête, Neroweg VI laissait pousser dans toute sa longueur sa barbe épaisse et rude, mélangée çà et là de poils blancs ; elle encadrait son visage farouche, au nez recourbé, ses gros sourcils se joignaient au-dessus de ses yeux de faucon, ronds et perçants. Toujours s’attendant à être attaqué dans son repaire, toujours prêt à guerroyer contre ses voisins ou contre certaines troupes de voyageurs qui, parfois, mais rarement, tentaient de s’opposer par la force aux brigandages des châtelains, le seigneur de Plouernel, armé du matin au soir, portait un casque, qu’il déposa en entrant chez sa maîtresse ; son justaucorps et ses chausses de buffle disparaissaient sous un haubert ou tunique de mailles de fer serré à sa taille par un ceinturon de cuir où pendaient deux épées, la plus courte à droite, la plus longue à gauche. Ce haubert garantissant ses bras jusqu’à la hauteur de ses gantelets, tombait un peu au-dessous de ses genoux, défendus, ainsi que ses jambes, par des plaques de fer garnies de courroies. Les traits de Neroweg VI trahissaient un morne et sombre accablement ; Azénor-la-Pâle, toujours occupée à enfoncer des aiguilles dans le côté gauche de la figurine de cire, murmura quelques paroles en langue étrangère, et ne parut pas s’apercevoir de la venue du comte. Il s’approcha lentement et lui dit d’une voix sourde : – Ton philtre est-il prêt ?

La sorcière, sans répondre, continua ses opérations magiques, puis, montrant à Neroweg VI les deux poupées représentant un évêque et un guerrier, elle reprit : – Quels sont ceux de tes ennemis que tu redoutes et que tu hais davantage ?

– Tu le sais ; c’est l’évêque de Nantes et Draco, sire de Castel-Redon.

– Hier, j’ai façonné une figurine pareille à celle-ci ; a-t-elle été, selon mes ordres, placée entre les dents d’un pendu au moment où il rendait le dernier soupir ?

– Cela a été exécuté. Une de mes serves avait, hier, frappé mon baillif ; on l’a pendue, ce matin, à mes fourches seigneuriales, et au moment où elle rendait l’âme, mon bourreau lui a mis entre les dents la poupée de cire.

– Alors, selon ma promesse, tes ennemis seront bientôt en ton pouvoir ; mais pour compléter le charme, ces deux autres figurines, auxquelles j’ai enfoncé sept aiguilles magiques à l’endroit du cœur, seront portées par toi sous les racines d’un arbre planté au bord d’une rivière où un homme aura été noyé.

– C’est facile ; il y a de gros vieux saules plantés au bord de ma rivière ; souvent mes hommes y noient les mariniers récalcitrants au péage de mes droits de navigation.

– Cet envoûtement magique doit être fait par toi. Tu placeras ces figurines à l’endroit désigné, cette nuit, au coucher de la lune, et par trois fois tu prononceras les noms de Jésus, d’Astaroth et de Judas ; alors le charme aura sa toute-puissance.

– Hum ! je n’aime guère le nom du Christ mêlé à tout ceci… Tu veux, peut-être, me pousser à quelque sacrilège ?

Un sourire sardonique effleura les lèvres blanches d’Azénor-la-Pâle, elle reprit : – J’ai au contraire mis le charme magique sous l’invocation du Christ ; j’ai prononcé un verset de l’Évangile à chaque aiguille que j’ai enfoncée dans ces poupées.

– Si tu ne m’avais pas poussé à tuer mon chapelain, j’aurais su de lui si je commettais ou non un sacrilège !

– Tu l’as tué parce que tu le soupçonnais, un peu tard, ce saint homme, d’être le père de Guy… ton second fils.

– Tais-toi ! – s’écria Neroweg VI d’un ton courroucé ; – tais-toi, maudite ! Tu m’as damné ; depuis ce meurtre, je n’ai plus eu de chapelain ; aucun prêtre n’a voulu venir demeurer ici. Mais assez sur ce sujet… Ce philtre est-il prêt ?

– Pas encore.

– Que te manque-t-il pour l’achever ?… Tu m’as demandé un enfant, tu l’as… Mais je ne le vois pas ; où est-il ?

– Là… dans cette tourelle. Il récite une prière que je lui ai apprise depuis de deux jours.

– Une prière magique ?

– Non, une sainte prière ; elle sanctifiera son esprit, son esprit sanctifiera son sang ; et lorsqu’il coulera, ce sang innocent et sanctifié, vaudra, pour la puissance du philtre, le sang d’un martyr.

– Ceci du moins me paraît judicieux. Et ce philtre, quand donc sera-t-il terminé ?

– Ce soir, pendant le temps qui s’écoulera entre le lever et le coucher de la lune…

– Oh ! des retards, toujours des retards ! et mon mal augmente… Je te soupçonne de m’avoir jeté ce maléfice, sous lequel en vain je me débats… tu es capable de tout !

– Moi ?

– N’as-tu pas voulu me faire tuer mon fils aîné, Gonthram ?

– Un jour, ton fils a voulu me violenter ; je me suis plainte à toi de cet outrage : rien de plus.

– Oui ; et sans mon écuyer Eberhard-le-Tricheur, qui s’est jeté entre moi et Gonthram, je tuais mon fils à son retour de la chasse ; et pourtant, il m’a dit qu’au contraire, tu lui avais proposé de te donner à lui, à condition qu’il me poignarderait.

– Mensonge !

– Ah ! si j’avais écouté ma colère, je t’aurais planté cette épée dans le cœur.

– Qui t’en a empêché ?

– N’as-tu pas lu dans les astres que nos vies étaient liées l’une à l’autre ? et que ta mort devait précéder la mienne de trois jours !… de sorte que si je te tuais je mourrais après toi… Peut-être aussi tu me trompes.

– Éclaircis tes doutes… tue-moi.

– Je n’ose.

– Qui te retient ?

– La peur de me frapper en te frappant, si, en effet, ta mort doit amener la mienne. Je ne sais que penser, car beaucoup de tes prédictions se sont réalisées ; mais si je dois mourir du mal que je ressens, malheur à toi, sorcière ! tu ne me survivras pas ! Garin-Mange-Vilain a mes ordres.

– Ceci doit te rassurer ; d’ailleurs, ne suis-je pas ta prisonnière ?

– Oh ! tu ne sortiras pas vivante de ce château. – Puis, portant ses deux mains à son front, Neroweg ajouta d’un air de plus en plus sombre et accablé : – Mais ce philtre… me guérira-t-il ?… Tiens, je préférerais la mort à la vie que je mène. Depuis que tu as, certainement, jeté sur moi un maléfice diabolique, je ne suis plus le même ; les jours me semblent sans fin, le plus riche butin ne me réjouit plus. En vain j’entasse richesses sur richesses dans mon trésor secret… je ne sais qu’en faire de ces richesses ; je ne les mange pas ! Quand j’ai parcouru ma seigneurie du nord au sud, de l’est à l’ouest, enclavée qu’elle est, comme dans un cercle de fer, au milieu des seigneuries de mes voisins, tous mes ennemis ; quand j’ai porté le ravage chez eux en retour de celui qu’ils ont porté chez moi ; quand j’ai rançonné les voyageurs, fait rendre ma justice par mon baillif, mon prévôt et mon bourreau… quelle est ma vie ? dis ? quelle est ma vie ?

– Tu batailles, tu manges, tu bois, tu chasses, tu dors et tu mets tes serves dans ton lit, lorsqu’elles se marient.

– Je suis las de ces brutes grossières, le vin me semble amer, je ne chasse jamais tranquille dans mes forêts, j’ai peur de tomber dans quelque embuscade tendue par mes voisins ; mon noir donjon est sinistre comme une tombe, j’étouffe sous ces voûtes de pierre, et quand je sors de ce tombeau, toujours le même pays, toujours le même aspect. Il n’est pas une maison, un arbre de ma seigneurie que je ne connaisse. Ah ! si grande que soit une cage… c’est toujours une cage !

– Hé ! sors-en, de ta cage ! loup stupide et farouche !

– Tu me conseilles cela pour que l’on crie au loup ! et qu’on m’assomme ! d’ailleurs où veux-tu que j’aille ? Je suis entouré d’ennemis ! Souverain ici, que serais-je ailleurs ? et puis, en mon absence, les autres seigneurs, que je contiens à peine par mes armes, s’abattraient sur mes domaines comme une volée de vautours ! Enfer ! je suis attaché à ma seigneurie comme mes serfs à la glèbe !

– Ton sort est celui de tous tes pareils.

– Mais ce sort ne leur pèse pas comme à moi. Non, non, tu m’as ensorcelé ! il y a quelques années, du vivant de ma femme Hermengarde, j’aimais la guerre, j’attaquais mes voisins autant pour le plaisir de guerroyer que pour m’emparer de leurs terres ou piller leurs châteaux ; et lorsque, après avoir surpris une troupe de marchands revenant de quelque foire, la bourse bien garnie, je rentrais au château avec mes hommes chargés de butin, ou emmenant quelques riches otages que l’on torturait pour en obtenir rançon, j’étais content, je soupais, je m’enivrais avec joie ; et après une nuit passée avec quelqu’une de mes serves, j’entendais la messe et je partais pour la chasse. – Puis, après un moment de silence, le seigneur de Plouernel ajouta en soupirant et d’un air pensif : – Ah ! c’est qu’en ce temps-là j’étais bon catholique ! je pratiquais la foi de mes pères, je ne manquais jamais la messe quotidienne, chaque matin mon chapelain m’absolvait des choses de la veille, et à chaque entreprise il bénissait mes armes ; tandis qu’aujourd’hui, par tes maléfices, je suis devenu un païen !… un vrai païen !

– Un païen ! toi qui portes sous ton haubert trois ou quatre reliques pillées par toi dans les chapelles de tes voisins !

– Veux-tu pas que je me raille aussi des reliques ? – s’écria Neroweg VI d’un ton courroucé. – Sans les reliques qui me défendent, tu m’aurais déjà peut-être entraîné au fin fond des enfers ! Oui, car souvent, aussi vrai que le Christ est mort et ressuscité, je crois que tu es le diable en personne !

– Hé !… qui sait ?

– L’enfer, ta patrie, le sait ! Tu n’as rien d’humain, tes lèvres sont blanches et froides comme le marbre !

– Quand un amour partagé embrasera mes veines, mes lèvres deviendront pourpres et mes baisers de feu !

– Oh ! je le sais, tu ne m’as jamais aimé !

– T’aimer… toi ! autant aimer le loup des bois. Tu m’as faite captive ; j’ai cédé à ta violence ! Ah ! l’homme que j’aurais adoré, puisque sans l’avoir vu je l’aimais sur son renom, c’était Wilhelm IX, le beau duc d’Aquitaine ! le poète dont les chants amoureux font l’envie des plus fameux trouvères.

– Wilhelm ! – s’écria Neroweg VI avec un accent de jalousie féroce ; – ce sacrilège ! cet impudique effronté qui porte peint sur son bouclier le portrait de Malborgiane, sa maîtresse !

– Wilhelm IX est ton suzerain… tu l’envies et tu le crains : il est jeune, beau, impie, audacieux, spirituel et gai ; toutes les femmes rêvent de lui en disant ses vers, et tous les hommes le redoutent. Ose donc l’attaquer ? il ne laisserait pierre sur pierre de ton château, te ferait courber mains et genoux à terre, te mettrait une selle sur les reins et chevaucherait sur ton dos, cent pas durant(19), selon le droit du suzerain sur son vassal révolté. Va ! tu es au beau duc d’Aquitaine ce que la vorace et lourde buse est au noble faucon qui, chaperonné d’écarlate, s’élance vers le soleil en faisant tinter ses clochettes d’or ! – Neroweg VI poussa un cri de rage et, tirant son poignard, se précipita sur Azénor-la-Pâle ; mais sa figure de marbre resta impassible, ses lèvres blanches sourirent de dédain, et elle dit au seigneur de Plouernel : – Tue-moi donc !

Neroweg VI, après un moment d’irrésolution farouche, remit son poignard au fourreau, craignant, dans sa crédulité, de hâter sa mort en tuant la sorcière ; puis il s’écria : – Oh ! maudit soit le jour où je t’ai enlevée sur la route d’Angers, tu te rendais sans doute en cette cité pour te livrer à ce mécréant de Wilhelm IX ; tu as apporté la malédiction sur ce château. Mais il faut que cela cesse, entends-tu ? Oh ! de gré ou de force tu détruiras le maléfice que tu as jeté sur moi et sur les miens ; car, comme moi, mes fils deviennent chaque jour de plus en plus taciturnes et sombres.

– Heureusement, ces brutes sauvages, las de rapines et de meurtres, n’osant sortir de leurs repaires, ne comprennent pas que c’est l’ennui qui les ronge ; mais bientôt ils ne s’ennuieront plus, et je pourrai courir à toi, ô Wilhelm ! toi, le souci de mes jours et le rêve de mes nuits, – se dit Azénor-la-Pâle. Et elle reprit tout haut : – Le philtre que je prépare mettra fin à tout cela quand vous l’aurez bu, toi et tes deux fils.

– Tu en boiras la première.

– Tu crains le poison ?

– Je le crains beaucoup.

– Tu oublies que nos deux existences sont liées l’une à l’autre ; ta mort causerait la mienne, et la mienne la tienne.

– Je te crois assez scélérate pour risquer ta vie afin de nous faire périr moi et mes fils. – Ce sinistre entretien fut interrompu par deux coups extérieurement frappés à la porte ; Neroweg dit brusquement : – Qui est là ? – Seigneur comte, – répondit une voix, – on vous attend pour commencer le Plaid, dans la salle de la table de pierre. – Neroweg VI fit un geste de farouche impatience, et coiffant son casque de fer qu’il avait, en entrant, déposé sur un meuble, il reprit : – Jadis, ces hommages de mes vassaux, à moi leur suzerain, réjouissaient mon orgueil ; aujourd’hui, tout me pèse ! tout me pèse !

– Mais demain, grâce à mon philtre, rien ne te pèsera plus, ni à toi… ni aux tiens, – répondit Azénor-la-Pâle.