Les Mystères du peuple - Tome X

Eugène Sue

LES MYSTÈRES DU PEUPLE

TOME X

HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES

(1854)

 

Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION.

RÉSUMÉ HISTORIQUE

(1452-1534).

Mon aïeul, MAHIET LEBRENN, l’Avocat d’armes, de retour à Vaucouleurs, est mort le 17 juin 1432, huit ans après mon père.

Moi, Allan Lebrenn, j’ai joint aux reliques de notre famille la LÉGENDE DE JEANNE DARC et le COUTEAU DE BOUCHER qui a servi à façonner la croix que l’héroïne des Gaules pressa sur ses lèvres durant l’agonie de son martyre ; ma vie n’ayant offert aucun incident digne d’être rapporté, je consigne à la suite de la légende de Jeanne Darc le récit sommaire des faits qui se sont passés en Gaule jusqu’à cette année 1461 (soixante-deuxième année de mon âge), selon que je les ai entendu raconter.

Avant de commencer ce récit, je note ici une découverte qui date, dit-on, de l’an 1435, ou 1436 ; elle doit avoir un jour pour l’instruction et l’affranchissement de l’humanité des résultats incalculables. JEAN BookishMall.com, né à Strasbourg vers 1400, et plus tard établi à Mayence, où il s’est associé avec le libraire FAUST et SCHŒFFER l’orfèvre, a trouvé le moyen de remplacer les livres écrits à la main par des livres imprimés, au moyen des caractères de l’alphabet fabriqués et fondus en métal, par le même procédé que les monnaies. Sur ces caractères mobiles, mais maintenus alignés dans des cadres et imbibés d’une couche d’encre, l’on applique une feuille de papier humide ; puis, à l’aide d’un instrument appelé presse, dont le pressoir des vignerons a donné l’idée première, l’on obtient sur le papier l’empreinte, l’impression des caractères. L’on peut de la sorte, en un mois, reproduire presque à l’infini le même ouvrage, tandis que du temps de notre aïeul Lebrenn-le-libraire, et récemment encore, un copiste passait souvent plusieurs années à écrire un livre, qui restait unique et dont le prix demeurait si élevé, qu’un très-petit nombre de seigneurs ou de personnages très-riches possédaient des livres ; aussi l’ignorance était-elle et est-elle encore générale, tandis que l’imprimerie, se répandant de plus en plus, rendra le savoir aussi universel que l’est à cette heure l’ignorance, cause première du malheur et de l’asservissement des peuples. Mais cette invention, « L’IMPRIMERIE, » a porté un coup mortel aux artisans qui, comme mon fils Stéphan, s’occupaient de l’écriture et de l’enluminure des livres. Mon fils, aujourd’hui âgé de vingt ans, après avoir commencé à peindre, comme moi, des vitraux, s’était adonné au coloriage des manuscrits ; mais depuis la découverte due au génie de BookishMall.com, leur nombre diminue de jour en jour. Un parent de ma femme, Jean Saurin, maître imprimeur à Paris, se trouve en ce moment de passage ici, à Vaucouleurs, se rendant auprès du duc de Lorraine, afin de lui porter quelques livres récemment imprimés. Jean Saurin m’a proposé de prendre en apprentissage mon fils Stéphan, et de faire de lui un artisan d’imprimerie, puisque son métier d’écrivain de manuscrits est à peu près ruiné ; il m’en coûterait beaucoup de me séparer de mon cher fils, et j’ai ajourné la réponse que je dois donner à maître Jean Saurin jusqu’à son retour de Lorraine.

Ceci dit, je commence le récit sommaire des faits accomplis depuis 1431, époque du supplice de Jeanne Darc, jusqu’à la mort de Charles VII, arrivée en cette année 1461.

Les bourreaux de la Pucelle d’Orléans espéraient qu’après son martyre les Anglais, délivrés des craintes superstitieuses qu’elle leur inspirait, vengeraient leurs défaites passées, raffermiraient leur domination, si profondément ébranlée en Gaule. Il n’en fut rien ; l’élan était donné, le sentiment patriotique réveillé par les victoires de la guerrière. Sa condamnation au feu pour crime de sorcellerie et d’hérésie la rendit pendant longtemps, il est vrai, un objet d’horreur pour la multitude, selon les infernales prévisions de ses meurtriers ; mais la haine des Anglais devint de plus en plus ardente et vivace au cœur des Français. Les ténébreuses machinations de Georges de La Trémouille et de ses complices, plus tard mises à jour, déchaînèrent contre lui l’indignation publique. Le connétable de Richemont, habile homme de guerre, ennemi personnel de La Trémouille, le fit attaquer à coups d’épée ; laissé pour mort, l’ancien favori de Charles VII fut exilé par ce roi, aussi insoucieux de la chute de ses courtisans que de leur toute-puissante influence sur les affaires de l’État. La disgrâce de La Trémouille, secret allié de l’étranger, les divisions du cardinal de Winchester et du duc de Glocester, oncle du roi Henri VI, encore enfant, paralysèrent les derniers efforts des troupes d’Angleterre ; elles ne recevaient plus ni renforts, ni argent, pouvaient à peine se tenir sur la défensive, ayant à lutter contre la valeureuse activité du connétable de Richemont. L’esprit national, ressuscité à la voix de Jeanne Darc, prenait chaque jour un nouvel essor. En 1433, deux conspirations se trament à Paris afin d’en chasser les Anglais et d’y introduire des troupes françaises commandées par les capitaines de Charles VII. Le duc de Bourgogne, depuis si longtemps allié de l’Angleterre, cède aux habiles suggestions du connétable de Richemont, nouveau conseiller de Charles VII, et consent à conclure à Nevers, au mois de janvier 1435, une trêve avec la France ; cette trêve réduisait presque les Anglais à l’inaction, en leur enlevant l’appui des Bourguignons. La chute de La Trémouille permit à d’honnêtes gens, douloureusement indignés des maux de la France, de se grouper autour de Charles VII. Insoucieux du mal et du bien, ne songeant qu’à se livrer sans contrainte à son indolence, à ses plaisirs, il abandonna aussi facilement la direction de l’État à ces honnêtes gens qu’il l’avait abandonnée au traître La Trémouille. Ces conseillers bourgeois (car ils sortaient de la bourgeoisie ceux qui poursuivirent l’œuvre de délivrance commencée par la vierge plébéienne), ces conseillers se nommaient : Jouvenel, chancelier de France ; les frères Bureau, dont l’un fut maître de l’artillerie ; Guillaume Cousinot et l’argentier Jacques Cœur ; ce dernier, fils d’un mercier de Bourges, devait être, ainsi que Jeanne Darc, victime de la honteuse ingratitude de Charles VII. Le hasard voulut que ce prince eût alors pour maîtresse Agnès Sorel ; cette jeune femme, contre les habitudes des courtisanes de son espèce, soutint de tout son pouvoir les hommes de bien dont se composait le conseil royal. Jacques Cœur devait à son négoce avec l’Orient et l’Italie une fortune énorme ; il apporta de l’ordre dans les finances, mit terme à la scandaleuse falsification des monnaies, qui rendait presque impossibles les transactions commerciales. Bureau, chargé de la direction de l’artillerie, organisa cette arme sur un pied formidable. Le connétable de Richemont, grand capitaine, mais jusqu’alors éloigné du commandement des armées par la jalousie de La Trémouille, battit les Anglais en plusieurs rencontres ; enfin, grâce à ses habiles négociations avec le duc de Bourgogne, celui-ci, en retour d’immenses concessions de territoire, rompit complètement avec l’Angleterre, et contracta une alliance avec Charles VII. Ce pacte terminait la guerre civile des Armagnacs et des Bourguignons, qui, depuis le commencement du siècle, désolait la Gaule ; ce pacte, enfin, réalisait tardivement la généreuse pensée de Jeanne Darc, qui, le jour du sacre de Charles VII à Reims, écrivait au duc de Bourgogne cette touchante lettre où elle le suppliait de mettre fin à des luttes homicides. Ce traité de paix, signé à Arras le 21 septembre 1435, fut accueilli par la France avec une joie universelle ; on espérait voir bientôt cesser les maux d’une guerre séculaire. En effet, les Anglais, privés du puissant appui des Bourguignons, restaient seuls en présence d’un peuple résolu de briser leur joug. L’année suivante (1436), Paris ouvrit ses portes au connétable de Richemont, promettant, au nom de Charles VII, clémence et oubli pour le passé, ainsi que l’avait conseillé Jeanne Darc au royal couard, lorsqu’elle tentait en vain de l’entraîner aux portes de Paris, certaine qu’à sa vue les Parisiens, impatients de la domination étrangère et assurés de la clémence de Charles VII, le recevraient dans leurs murs. La reddition de Paris fut le signal de la complète expulsion des Anglais ; leurs terribles guerres civiles de la Rose blanche et de la Rose rouge, en divisant, épuisant leurs forces, permirent au connétable de reprendre toutes les provinces conquises par eux ; et enfin, en cette année 1450 (dit un chroniqueur de ce temps-ci), « furent réduits en l’obéissance du roi de France les duchés de Normandie et de Guyenne, et généralement tout le royaume, excepté les villes de Calais et de Guines, qui demeurèrent seules aux Anglais. »

Ainsi fut accomplie l’œuvre de délivrance entreprise par Jeanne Darc. Peu à peu, l’horreur qu’elle inspirait depuis sa condamnation pour crime d’hérésie et de sorcellerie s’effaça ; l’instinct des peuples leur disait enfin que la vaillante initiative de l’héroïne plébéienne avait sauvé la Gaule… Sa voix patriotique avait pu seule arracher les populations à leur funeste léthargie ; seule elle avait pu démoraliser les Anglais par ses victoires, succédant à tant de honteuses défaites. Bientôt, à cette pensée, que la libératrice du pays était morte sur un bûcher, l’opinion publique se révolta, un immense cri d’indignation retentit d’un bout à l’autre de la France, demandant la réhabilitation de la mémoire de la Pucelle et la flétrissure de ses bourreaux.