De plus, ces prédicateurs faisoient un trafic honteux de ces sacrés trésors de l’Église ; ils tenoient leurs bureaux dans des cabarets où l’on voyoit que les trésoriers consumoient en débauches une partie de l’argent qu’ils recevoient. » (P, 489.)

Indigné de cet odieux trafic, LUTHER, le premier, jeta le cri de réforme. Il eut, en Europe, un foudroyant écho ; cependant Léon X maintint et soutint l’orthodoxie de son commerce d’indulgences. Citons encore :

« Léon X publia le neuvième de décembre un décret en faveur des indulgences, et l’adressa au cardinal Caïetan. Il y déclare : que la doctrine de l’Église romaine, maîtresse de toutes les autres, étoit que le souverain pontife, successeur de saint Pierre, et vicaire de Jésus-Christ, avoit le pouvoir de remettre, en vertu des clefs, la coulpe et la peine des péchés : la coulpe par le sacrement de pénitence, et la peine temporelle due pour les péchés actuels à la justice divine, par le moyen des indulgences ; qu’il les peut accorder pour de justes causes aux fidèles qui sont les membres de Jésus-Christ ; que leur utilité ne s’étendoit pas seulement aux vivants, mais encore aux fidèles décédés sans la grâce de Dieu ; que ces indulgences sont tirées de la surabondance des mérites de Jésus-Christ et des saints, du trésor desquels le pape est le dispensateur, tant par forme d’absolution que par forme de suffrage ; que la créance de ces articles est indispensable ; que quiconque croira ou prêchera le contraire, sera retranché de la communion de l’Église catholique, et excommunié d’une excommunication réservée au souverain pontife. » (P. 554)

Donc, sous le pontificat de Léon X, au commencement du seizième siècle, une nuée de commissaires apostoliques préposés à la vente des indulgences (vous les verrez à l’œuvre, chers lecteurs, vous entendrez leur langage textuel), s’abattirent sur la chrétienté, vendant à beaux deniers comptants l’absolution pleine et entière, non-seulement des fautes, des péchés, des crimes que l’on avait commis, mais de ceux que l’on pouvait commettre. Certaines lettres ou cédules apostoliques (la formule en sera reproduite dans le courant de notre récit) accordaient aux pécheurs, jusqu’à la rémission des cas réservés au Saint-Siège, à savoir : la bestialité, le péché contre nature, l’inceste, le sacrilège et le parricide. De pareilles absolutions vous semblent déjà énormes, chers lecteurs ? Cependant, certains commissaires apostoliques, afin d’affrioler le chaland, en lui démontrant l’omnipotente efficacité des indulgences, dont ils trafiquaient, allaient plus loin : ils imaginaient des crimes inouïs, impossibles, hors la sphère de l’humanité ; ils supposaient, entre autres, un forfait où l’absurde et le sacrilège dépassent les dernières limites du possible. Voici en quels termes s’exprimait à ce sujet le moine dominicain JEAN TEZEL, commissaire apostolique :

« …… Il n’y a aucun péché si grand que l’indulgence ne puisse remettre, et même si quelqu’un, ce qui est impossible sans doute, AVAIT FAIT VIOLENCE À LA SAINTE MÈRE DE DIEU, QU’IL PAYE, QU’IL PAYE BIEN SEULEMENT, ET CELA LUI SERA PARDONNÉ. C’EST PLUS CLAIR QUE LE JOUR. »

Voici le texte latin :

« …… Et si quis, per impossible, Dei genitricem, semper Virginem violasset, quod eumdem indulgentiarum vigore absolvere possent, luce clarius est. (J. TEZEL, th. 99, 100, 101, ap. Merle d’Aubigné, p. 319, vol. I., Histoire de la Réformation au seizième siècle, Paris, MARC-DUCLOUX, 1853.)

Votre cœur se soulève, se révolte, chers lecteurs ? Votre raison s’indigne ? se refuse à croire de telles aberrations pontificales ? Nous, gens du dix-neuvième siècle, nous, fils de Voltaire, ainsi que les sacristains nous appellent, à notre glorieuse satisfaction, nous trouvons ces aberrations encore plus stupides, plus insensées qu’elles ne sont horribles. Mais elles vous feront frémir d’épouvante, si, vous reportant par la pensée au seizième siècle, époque où un fanatisme aveugle, féroce, s’accouplait à une corruption effrénée ; époque où les plus grands scélérats communiaient dévotement, payaient des messes pour l’heureux succès des luxures, des brigandages, des meurtres qu’ils méditaient ; vous réfléchissez aux ravages, aux bouleversements inouïs que la vente des indulgences a dû porter, a portés dans l’ordre moral et social. Songez-y donc : être certain de pouvoir commettre en pleine sécurité de conscience les crimes les plus exorbitants, dès que l’on avait en poche une cédule d’absolution ? Supposez… (et ce qui serait aujourd’hui une supposition injurieuse et folle, nous aimons à le croire, malgré les Maingrat, les Léotade, les Contrafatto, etc., etc. était alors l’état normal des consciences…), supposez un scélérat catholique orthodoxe, armé de l’une de ces effrayantes rédemptions innocentant, quoi qu’on fasse : le passé, le présent, l’avenir ? Où ce monstre s’arrêtera-t-il, puisqu’il se sait, puisqu’il se sent absous de tous les forfaits, par la divine omnipotence du pape, vicaire de Dieu sur la terre ?

Sous l’empire de cette pensée, nous avons tenté, dans notre récit, d’exposer quelques-unes des conséquences de l’exécrable perturbation jetée dans les esprits, dans les mœurs, dans les familles, par la vente des indulgences, l’une des causes décisives de la réforme religieuse au seizième siècle.

DU CARACTÈRE DES GUERRES RELIGIEUSES AU SEIZIÈME SIÈCLE

L’un des principaux, des plus douloureux caractères des guerres religieuses au seizième siècle, que nous avons aussi tenté de mettre en relief dans notre récit, a été la fréquence de ces divisions intestines, écloses à l’ombre du foyer domestique, de ces haines maudites, qui éclataient entre amis, entre parents, entre frères, entre le fils et le père. Ces sanglants déchirements des familles, à qui les reprocher ? sinon aux rois, aux pontifes, au clergé, au parlement, à tant d’autres intéressés, qui, dans leur superbe, dans la jalousie de leur domination absolue, dans leur cupidité de conserver de fructueux privilèges, se sont impitoyablement refusés à l’accomplissement régulier, pacifique de la réforme religieuse, malgré les humbles prières, malgré les touchants appels à l’équité, malgré la patiente revendication du droit commun portés incessamment au pied du trône par les huguenots pendant un siècle et plus de persécution atroce ; et pourtant pour prévenir les maux irréparables de quatre guerres civiles où a coulé à torrents le plus généreux sang de la France, il suffisait (ainsi que le dira l’un des personnages de notre récit), il suffisait d’un arrêt d’une ligne, le voici :

– Chacun est libre d’exercer publiquement son culte en respectant le culte d’autrui.

Cette tolérance, aujourd’hui passée dans nos mœurs, affirmée, consacrée par notre immortelle révolution de 1789-92, était, dira-t-on, incompatible avec les mœurs de ce temps-là ? Erreur… profonde erreur ! Quatre fois, durant le seizième siècle, des édits plus ou moins larges, mais reconnaissant le principe sacré de la liberté de conscience et conquis par l’énergique insurrection des protestants, ont été promulgués aux acclamations des gens de bien, catholiques ou réformés, qui voyaient dans ces actes d’équité le terme de guerres fratricides ; mais à peine promulgués, ces édits étaient violés, reniés, annulés par la royauté, instrument de l’Église, et de nouveau, des luttes acharnées plongeaient le pays dans le deuil et le désastre.

Que le sang versé retombe donc sur ceux-là, papes et rois, qui, pouvant par une équitable tolérance prévenir ces luttes impies, les ont provoquées par une criminelle intolérance !

Ces luttes furent effroyables, mais les mémoires laissés par divers personnages contemporains de ces guerres civiles prouvent surabondamment, qu’après avoir poussé les huguenots à la résistance armée, par cinquante années d’impitoyable oppression subie avec l’héroïque résignation du martyre, les catholiques déployèrent dans la répression des révoltes une férocité qui passe toute créance, et si terribles que furent ensuite les légitimes représailles des réformés, jamais… jamais, elles n’approchèrent de la furie sauvage de leurs adversaires.

Quelques citations empruntées aux écrivains du temps de la réforme, catholiques ou protestants, rendront évidente la réalité de notre assertion.

Les Vaudois, descendants des Albigeois, ces précurseurs de la réforme, dont vous avez lu l’histoire dans nos récits, chers lecteurs, pratiquaient la doctrine évangélique primitive ; François Ier ordonna d’étouffer cette hérésie dans le sang des hérétiques ; voici comment s’exprime à ce sujet un témoin oculaire des faits :

« …… La première colonne de troupes dirigée contre les Vaudois, et commandée par d’Oppède, marchait sur Lourmarin ; la seconde, commandée par le capitaine Poulain, marchait sur Cabrière, d’Aigues ; la troisième, sous les ordres du capitaine Vaujuine, se dirigeait vers Mérindol ; d’Oppède, sur son passage, mit le feu aux villages de Laroque, de Ville-Laure et de Trézémines, abandonnés par les Vaudois, fuyant épouvantés ; Lourmarin fut aussi incendié…

»…… Le 18 avril 1545, les troupes réunies de d’Oppède, des capitaines Poulain et Vaujuine, paraissent devant Mérindol ; les habitants s’étaient sauvés, moins un jeune homme malade, nommé Maurice Blanc, et quelques femmes dont les enfants n’étaient pas en âge de subir les fatigues d’une fuite à travers les bois et les montagnes ; les soldats de la foi attachèrent Maurice Blanc à un olivier, se firent une cible de son corps, et déchargèrent sur lui leurs arquebuses. Les femmes, réfugiées dans l’église voisine du château, furent dépouillées de leurs vêtements, les soldats les forcèrent de se tenir par la main comme pour une danse, et à coups de pique, leur firent faire le tour du château de Mérindol ; après cela, comme elles étaient toutes sanglantes des coups de pique, les soldats les précipitèrent du haut des rochers où le château est bâti ; puis le village de Mérindol fut livré aux flammes. Quelques fugitives capturées par les soldats catholiques, furent prises, violées et vendues à des gens qui trafiquaient de ces captives avec les corsaires tunisiens. Un homme, nommé Jean Voisin, fut obligé d’aller jusqu’à Marseille, racheter sa fille ; une jeune mère qui, après le sac de Mérindol, se sauvait à travers les blés, tenant son enfant dans ses bras, fut atteinte et violée par les soldats catholiques, sans qu’elle cessât de serrer son nourrisson contre sa poitrine. Au milieu d’atrocités sans nombre, l’armée parvint, le 19 avril, à Cabrières, ville fortifiée sur les terres que le pape possède en France ; les Vaudois, qui s’y étaient réfugiés, se défendent pendant tout un jour ; le baron d’Oppède leur envoie un parlementaire, leur promettant la vie sauve s’ils se rendent ; ils envoient les principaux de la ville, au nombre de dix-huit, vers d’Oppède ; il leur fait lier les mains, et les fait passer devant ses troupes, qui les accablent d’outrages : un de ces Vaudois, vieillard à tête chauve, effleure en passant le sieur de Pourrières, gendre de d’Oppède ; il tire son coutelas et frappe le vieillard qui tombe. – Tuez tous les autres, – s’écrie d’Oppède. – Cela est fait : – les soldats font une boucherie de nos dix-huit Vaudois. Le sire de Pourrières et le sire de Fauléon, non encore satisfaits, mutilaient les cadavres. – Puis la ville est forcée, les femmes s’étaient réfugiées dans l’église ; elles sont dépouillées de leurs vêtements ; les unes jetées du haut du clocher dans les rues, les autres violées. J’AI VU des femmes enceintes éventrées, laisser sortir de leurs flancs ouverts, leur fruit sanglant ; je pense avoir vu occire dans cette église (ajoute l’avocat Guérin, témoin des faits) quatre ou cinq cents pauvres âmes de femmes et d’enfants ; les prisonniers épargnés furent vendus aux recruteurs des galères royales. Le vice-légat du pape, qui accompagnait d’Oppède, apprenant que vingt-cinq ou trente femmes avaient cherché un refuge dans une grotte voisine de la ville, y fit marcher les troupes, et arrivé devant l’ouverture de cette caverne, il ordonne des décharges d’arquebuse dans son intérieur ; personne n’en sort ; alors il fait allumer un grand feu à l’entrée de cet antre, et les malheureuses femmes sont étouffées par la fumée.

»…… Il y eut dans cette expédition de d’Oppède, sept cent soixante-trois maisons de brûlées, quatre-vingt-neuf étables, et trente et une granges incendiées ; le nombre des morts n’est pas moindre de TROIS MILLE.

» Le mardi 22 d’avril, d’Oppède se présente devant la ville de la Coste ; les soldats catholiques forcent les portes, pillent, violent, massacrent et incendient ; il se trouvait une petite garenne derrière le château : les soldats catholiques y entraînent les femmes qu’ils venaient de faire prisonnières, et assouvissent sur elles leur lubricité ; les mères cherchaient à défendre leurs filles de ces brutalités ; l’une d’elles, voyant l’impuissance de ses efforts, se perça le sein d’un couteau et le tendit à sa fille qui l’imita ; d’autres s’étranglèrent en se pendant aux arbres avec leurs ceintures ; d’autres expirèrent de faim dans les bois où elles s’étaient réfugiées ; les hommes qui échappèrent au massacre furent vendus aux recruteurs des galères du roi, et les femmes aux gens qui trafiquaient de leurs captives avec les corsaires barbaresques… »

(LES TÉMOINS DU SEIGNEUR ET DE LA JUSTICE HUMAINE. – Histoire de la Persécution des Vaudois en 1545.