Quant au bien public, prétexte de la ligue, oncques il n’en fut question. Les chefs de la révolte, leurs exigences satisfaites, se désunissent, selon les prévisions de Louis XI ; il voulait, en leur concédant tout, rompre leur faisceau. Une année s’est à peine écoulée que, profitant de la rébellion de Liège et de Dinant, suscitée par lui contre le duc de Bourgogne, afin de l’empêcher de venir au secours du duc de Berry et de Normandie, il ressaisit cette province et reprend ainsi successivement ses concessions, attaquant tour à tour les ligueurs du bien public, hors d’état de lui résister isolément. Cependant, ils essayèrent, en 1472, une nouvelle coalition contre Louis XI ; son frère, le duc de Berry, récemment dépouillé de la Normandie, devient l’âme de ce complot, où entrent aussi Juan II, roi d’Aragon, qui réclamait le Roussillon, et Édouard IV, roi d’Angleterre, qui réclamait simplement son royaume de France ! Les bourgeoisies, un moment dupes des ordonnances réformatrices de Louis XI, voyaient les impôts, chaque jour s’aggravant, redevenir aussi écrasants que sous le règne de Charles VII ; l’affection des peuples, d’abord surprise par les mensongères promesses de Louis XI, fait place à un mécontentement croissant. La misère, déjà profonde, allait être portée à son comble par les maux d’une nouvelle guerre civile. Le duc de Berry était son chef, poussé à la révolte par la dame de Montsoreau, sa maîtresse ; elle périt soudain par le poison ; peu de temps après, le duc de Berry mourut, aussi empoisonné. Cette mort fratricide désunit les confédérés. Louis XI, ainsi délivré de son frère, le plus dangereux de ses ennemis, repousse don Juan d’Aragon du Roussillon et court à Calais, où débarquait l’armée d’Édouard IV, comptant sur l’appui des troupes du duc de Bourgogne ; mais Charles-le-Téméraire combattait alors en Allemagne des ennemis suscités contre lui par la politique souterraine de Louis XI. Celui-ci gagne par sa subtile adresse les conseillers d’Édouard IV, les corrompt à force d’or, et la France échappe à une nouvelle invasion des Anglais. Un implacable ennemi restait à Louis XI, le fougueux Charles-le-Téméraire ; on le trouve à point nommé percé de coups après une bataille livrée aux Suisses. Cette mort n’est pas attribuée aux chances du combat, mais au poignard d’un assassin soudoyé par l’Italien Campo-Basso, secrètement vendu à Louis XI et familier de Charles-le-Téméraire. Ce prince ne laissant pas d’enfants, non plus que les ducs de Provence et d’Anjou, ces trois grands fiefs retournent à la couronne de France. Les seigneurs complices de la nouvelle ligue sont poursuivis ; le comte de Saint-Pol est décapité ; le duc de Nemours, dont Louis XI espérait des révélations, est conduit à la Bastille, mis en une cage de fer, et plusieurs fois torturé, afin de lui arracher des aveux. L’on a cité une lettre de Louis XI au gouverneur de la Bastille, disant à propos du duc de Nemours : « Il faut le torturer beaucoup et longtemps… le faire parler clair. Agissez âprement, faites-le-moi bien parler. » Le duc de Nemours parla bien, et, à la suite de ses tortures, fut placé, les membres brisés, sur un cheval caparaçonné de noir, et conduit aux Halles, où il eut la tête tranchée. Enfin, bourrelé d’inquiétudes, craignant toujours, ainsi que son père Charles VII, d’être entouré d’empoisonneurs, sombre, inquiet, farouche, s’imposant une réclusion volontaire, Louis XI mourut, abhorré de tous, le 24 août 1483.
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Louis XI laissait deux filles (ANNE, mariée à Pierre II, seigneur de Beaujeu ; JEANNE, mariée à Louis, duc d’Orléans) et un fils, qui régna sous le nom de CHARLES VIII. Cet enfant, faible, maladif, presque contrefait, âgé de treize ans et demi, était d’une santé si débile, que son père lui avait interdit de continuer ses études, l’assurant qu’il saurait toujours suffisamment de latin s’il connaissait et pratiquait cette maxime : – Qui nescit dissimulare nescit regnare (qui ne sait dissimuler ne sait régner). La France vit avec inquiétude ses destinées livrées aux mains d’un enfant ou aux hasards d’une régence. L’esprit public, longtemps endormi ou terrifié sous Louis XI, aussi prodigue de promesses mensongères que de rigueurs, se réveilla ; de courageux citoyens reprirent l’œuvre d’affranchissement poursuivi depuis Étienne Marcel par les Maillotins et par les Cabochiens. D’un bout à l’autre de la Gaule, on demanda la convocation des États généraux ; Anne de Beaujeu, sœur de Charles VIII et régente, dut céder au vœu général du pays. L’assemblée des États se réunit à Tours en 1483, peu de temps après la mort de Louis XI. Moi, Christian Lebrenn, j’ai eu entre les mains une copie du Journal de ces États généraux ; j’y ai lu et j’ai noté de patriotiques et sévères paroles, adressées au chancelier de France par le bourgeois Philippe POT, parlant au nom des communes. Il protestait énergiquement contre la nomination du conseil de régence, composé des princes du sang, prétendant, avec raison, que, seule, l’Assemblée nationale était investie du droit de déléguer le pouvoir souverain.
« Avant tout, je désire que vous soyez bien convaincu que la chose publique n’est que la CHOSE DU PEUPLE, – disait Philippe Pot au chancelier. – Le peuple a délégué aux rois sa souveraineté ; quant à ceux qui ont exercé le pouvoir de toute autre manière et sans le consentement des citoyens, ils n’ont pu être réputés que tyrans et usurpateurs du bien d’autrui. Il est évident que le roi n’étant pas en âge de gouverner par lui-même la chose publique, d’autres doivent le suppléer ; mais ces fonctions n’appartiennent pas à quelques princes de sa famille, elles appartiennent à ceux que la nation désignera. Le pouvoir souverain doit revenir au peuple, qui l’a transmis ; or, j’appelle le peuple, non le populaire ou certaines classes du royaume, mais l’universalité des citoyens, représentés par les États généraux… » (Page 146.)
Les députés du tiers-état ou des communes déposèrent ensuite les cahiers renfermant leurs réclamations ; ils signalaient :
« La misère excessive à laquelle le peuple était réduit, et attribuaient cette misère aux exactions du clergé, à la vente des bénéfices ecclésiastiques, aux horribles vexations des gens de guerre, qui, cheminant sans cesse de province en province, logeaient chez le laboureur ; et quoique celui-ci eût déjà payé la taille afin d’être défendu et non pillé par eux, ces gens de guerre ne se contentaient pas de ce qu’ils trouvaient dans le logis du paysan, mais le contraignaient, à grands coups de bâton, d’aller chercher à la ville des mets délicats. » (Page 149.)
Les députés des communes demandaient aussi qu’on supprimât les pensions accordées aux seigneurs ; « car (disaient les cahiers du tiers-état) ces coûteuses pensions sont payées des deniers du pauvre laboureur, et trop souvent ses enfants, obligés de mendier leur pain à la porte de quelqu’un de ces riches bénéficiers, envient la nourriture de ses chiens de chasse. » (Page 148.)
Enfin, les cahiers du tiers-état posaient fermement les principes suivants, affirmés par Étienne Marcel plus d’un siècle auparavant :
« – la royauté est UN OFFICE, non un HÉRITAGE.
» – C’est le peuple souverain qui, dans l’origine, créa les rois.
» – L’État est la CHOSE DU PEUPLE.
» – La souveraineté n’appartient pas aux princes, qui n’existent que par le peuple.
» – Un fait ne prend force de loi que par la sanction des Assemblées nationales ; rien n’est SAINT NI SOLIDE SANS LEUR AVEU. » (Journal des États généraux tenus à Tours en 1484, p. 146, 148, 150.)
Oh ! sans doute, fils de Joel, nous ne sommes pas au terme de nos maux, de nos épreuves ; nous aurons encore longtemps à lutter, à souffrir avant de voir l’aurore de ce beau jour d’affranchissement prédit par Victoria-la-Grande ; mais comptez les pas déjà faits à travers les âges par notre race asservie depuis la conquête des rois francs ! songez à ces temps maudits où la Gaule ressemblait à un immense atelier d’esclavage, où nos pères, courbés sous le fouet et sous le glaive, étaient parqués, vendus, exploités, comme un vil bétail, abrutis, terrifiés, saignants sous le double joug des leudes de Clovis et des évêques ses complices. Ainsi nos pères ont traîné leur misérable vie pendant cinq siècles et plus, malgré l’héroïque révolte des Vagres, descendants des Bagaudes et précurseurs des Jacques. Mais enfin les horreurs de la féodalité soulèvent les communes, premier signal de la grande et terrible lutte des conquis contre les conquérants, des opprimés contre les oppresseurs, lutte continuée par Marcel, par les Maillotins, par les Cabochiens ; lutte féconde, car à chacun de ces combats acharnés nous avons brisé quelque anneau de notre chaîne séculaire. Et enfin, voici qu’au quinzième siècle ce peuple, d’abord esclave, puis serf, puis vassal, et jadis si tremblant devant ses maîtres, rois, évêques et seigneurs, se redresse, revendique hardiment ses droits spoliés par la conquête, par l’Église, et les représentants de notre race asservie, siégeant aux États généraux, disent aux seigneurs, aux évêques et au roi : « Il est temps de mettre terme à vos exactions, à vos tyrannies ; le peuple est las d’entretenir votre opulente fainéantise.
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