De ce fait, ma mère s’est assurée, en ordonnant au bailli de Plouernel d’écrire au bailli de Mezléan, afin de s’informer si une famille LEBRENN (c’est le nom de cette famille) n’habitait pas la métairie de Karnak ; le bailli répondit qu’en effet, depuis l’année 1573, un homme de ce nom avait pris à redevance cette métairie, encore aujourd’hui cultivée par les descendants de cette famille. Le frère aîné du métayer actuel avait, sans doute en raison de la proximité du port de Vannes, suivi la carrière de marin, carrière qui affranchit du vasselage. Ma mère, profondément frappée des circonstances racontées dans le manuscrit du colonel de Plouernel, projetait une excursion à Mezléan, désirant connaître cette famille, intéressante à tant de titres… Nous devions entreprendre ce petit voyage peu de temps avant la funeste maladie qui m’a séparée de ma mère… jusqu’au jour où j’irai revivre près d’elle… – ajouta Berthe en soupirant ; et elle resta pensive durant quelques moments, tandis que la marquise lui disait :
– Moins que jamais je ne voudrais, vous n’en doutez point, ma nièce, adresser l’ombre d’un reproche à la mémoire de madame votre mère… seulement, j’ai peine à concevoir l’intérêt bizarre, ce me semble, qu’elle ressentait à l’endroit de cette famille d’origine serve, devenue notre vassale, et dont plusieurs membres se sont, dites-vous, en des temps reculés, rebellés en armes contre des seigneurs de notre maison… Mais, en somme, quelle conclusion ce colonel huguenot tirait-il et tirez-vous des faits fort extraordinaires, j’en conviens, rapportés dans son manuscrit ?
– Cette conclusion simple et touchante sert de moralité à l’écrit de M. de Plouernel ; et il termine en disant à son fils… je vous rapporte, sinon le texte, du moins le sens de ses paroles… « – Mon enfant, la mort de mon frère aîné m’a rendu maître des immenses domaines de notre maison en Auvergne, en Beauvoisis et en Bretagne ; des milliers de vassaux peuplent ces domaines. Mais, ne l’oublie jamais, mon enfant, nos grands biens, notre noblesse, ont pour origine une conquête inique et sanglante ; oui, ces terres aujourd’hui les nôtres et dont nous sommes les seigneurs ont appartenu aux Gaulois, libres jadis et dépossédés, asservis, réduits à un affreux esclavage par les Franks nos aïeux, lors de la conquête de Clovis ; nos vassaux d’aujourd’hui sont les descendants de cette race déshéritée, tour à tour esclave, serve et vassale de nos ancêtres. Montre-toi donc envers ces vassaux compatissant, équitable, fraternel, bienfaisant, selon la loi humaine et la foi chrétienne ! Hélas ! si généreuse que soit ta conduite envers eux, jamais elle n’expiera les maux exécrables dont notre race conquérante a rendu victimes les générations gauloises depuis dix siècles et plus… Et afin de te donner conscience et horreur de tant d’iniquités, de tant de souffrances, je joins à ces pages plusieurs fragments de l’histoire d’une famille d’origine gauloise, car les annales plébéiennes de la famille Lebrenn sont, à bien dire, la douloureuse légende de tout un peuple asservi… »
– Ma nièce ! – s’écria la marquise indignée, – il m’est impossible d’écouter plus longtemps de pareilles énormités ! Je vous le déclare, et…
Madame du Tremblay fut interrompue, dans l’expression de son courroux, par l’entrée de l’abbé Boujaron.
*
* *
La physionomie soucieuse de l’abbé Boujaron, le désordre de sa perruque, de son rabat et de son manteau, frappèrent tellement la marquise du Tremblay, qu’elle s’écria, oubliant le sujet de son discord avec mademoiselle de Plouernel : – Mon Dieu ! l’abbé, que s’est-il passé ?… Vous voici tout dépenaillé, vous semblez inquiet ?
– J’ai fort raison de l’être… J’ai égaré la lettre que nous avons écrite ce matin à votre neveu !
– Que dites-vous ? – reprit la marquise, avec une visible anxiété, – mais comment avez-vous perdu cette lettre ?… Vous l’aviez placée dans la poche de votre justaucorps ?
– Hé, sans doute… Mais soudain enveloppé dans ce maudit attroupement populacier…
– Quel attroupement ?
– Je me rendais chez la personne que vous savez, afin d’obtenir d’elle quelques nouvelles, me promettant de les ajouter à ma lettre, ayant, à cet effet, retardé de la cacheter… lorsqu’en passant sur une assez grande place, je suis rejoint et bientôt englobé par une foule nombreuse qui s’encourait en vociférant contre messieurs de Witt et les Français…
– Quels messieurs de Witt ? – demanda la marquise ; – sont-ce ces républicains intraitables de qui nous parlait, l’an passé, M. d’Estrade, en revenant de son ambassade en ce pays-ci ?
– Tous deux sont des hommes de Plutarque, selon ce que nous racontait, encore hier, M. de Tilly, notre hôte, – dit mademoiselle de Plouernel sortant de la rêverie où elle était plongée depuis l’entrée de l’abbé, – je ne me lassais pas de l’écouter parler avec une touchante affection des vertus domestiques de ces deux frères, qu’il regarde comme les plus grands citoyens de la Hollande.
– Ma chère fille, – répondit l’abbé, – notre hôte, appartenant au même parti politique que ces messieurs de Witt, a ses raisons pour les placer très-haut… et…
– Mais la lettre, – reprit la marquise avec une angoisse croissante, – la lettre… Comment l’avez-vous égarée, l’abbé ?
– Je me trouvais donc englobé dans ce rassemblement populaire, qui poussait des cris forcenés en courant vers la prison où l’un des frères de Witt a été conduit…
– L’un de ces grands citoyens en prison ! – dit vivement mademoiselle de Plouernel, – et quel est son crime ?
– De grâce, ma nièce, laissez donc à l’abbé le loisir de me répondre, – reprit la marquise, et elle ajouta : – Enfin, cette lettre ?
– Poussé, foulé, bousculé, étouffé par ce flot populaire dont le courant m’entraînait malgré moi, j’ai fait de prodigieux efforts pour fuir cette bagarre, et durant mes soubresauts, les basques de mon habit étant soulevées, ballottées en tous sens, la lettre sera sortie de ma poche, à moins… et je me rappelle maintenant cette circonstance insignifiante… à moins que la lettre ne soit tombée quand j’ai tiré mon mouchoir, afin d’essayer la sueur dont mon front ruisselait, lorsque je suis parvenu à me dépêtrer du milieu de cette populace.
– Je suis désolée de la perte de cette lettre… Quelque indiscret peut la lire, et, vous me comprenez, l’abbé…
– Que trop, marquise ! que trop ! Aussi, par deux fois, je suis revenu sur mes pas, mais impossible de la retrouver ! Pour comble de malheur, elle était décachetée, de sorte que l’homme le plus scrupuleux aura pu y jeter les yeux…
– En vérité, ma tante, – dit mademoiselle de Plouernel, – je ne conçois pas la vive anxiété que vous cause, ainsi qu’à M. l’abbé, la perte d’une lettre probablement écrite à mon frère, afin de lui apprendre la cause du retard de notre arrivée en Angleterre…
– Il est des choses, ma nièce, dont vous ne pouvez apprécier la portée, – répondit madame du Tremblay, – qu’il vous suffise de savoir que la perte de cette lettre est de tout point regrettable.
Le laquais de la marquise entrant en ce moment, après avoir gratté à la porte du salon, dit à sa maîtresse :
– Madame, un homme est là, qui demande à parler sur le champ à M. l’abbé, au sujet d’une affaire importante.
– Quel homme est-ce ?
– C’est un Français, madame.
– A-t-il l’air d’un gentilhomme ?
– Oui, madame, il porte l’épée.
– Marquise ! – dit vivement l’abbé, frappé d’une idée soudaine, – peut-être ce personnage a-t-il trouvé ma lettre, et il vient me la rapporter…
– Comment cet étranger saurait-il votre adresse ?
– N’ai-je point écrit à Raoul que nous logions chez M. de Tilly ?
– Mais en ce cas, l’abbé, – reprit la marquise avec un accent d’extrême appréhension, – cet homme aurait lu la lettre !
– Malheureusement…
– Il faut, de toute façon, éclaircir ce point, – dit la marquise ; et s’adressant au laquais : – Introduisez cet étranger.
– Plus j’y réfléchis, – se disait à part soi mademoiselle de Plouernel pensive et étonnée, – plus l’inquiétude de ma tante et de l’abbé, au sujet de cette lettre, me semble inexplicable.
*
* *
Le laquais a bientôt introduit dans le salon un homme âgé de quarante-cinq ans environ, simplement vêtu de brun, sans galons ni broderies, et portant seulement un nœud d’épaule écarlate comme la plume de son feutre gris et le ruban de son épée suspendue à un baudrier de buffle. Le teint basané de ce personnage, son œil vif, pénétrant et noir comme sa moustache, semblaient indiquer une origine méridionale ; de stature moyenne, robuste et nerveux, son attitude résolue, sa physionomie où l’intelligence et l’esprit disputaient à la hardiesse, tout révélait en lui l’énergie d’un homme d’entreprise, mais qui, complètement sûr et maître de soi-même, ne laissait percer de sa personnalité que ce qu’il n’avait point intérêt à cacher. Il se présenta dans le salon avec une aisance parfaite, s’inclina respectueusement devant la marquise et sa nièce, puis les contempla tour à tour et silencieusement toutes deux, avec une attention si marquée, si tenace, que madame du Tremblay, très-embarrassée du regard pénétrant de cet étranger, dit à sa nièce : – Venez Berthe… laissons M. l’abbé.
Mademoiselle de Plouernel se disposait à suivre sa tante, lorsque l’inconnu, après avoir avec un redoublement d’attention contemplé la jeune fille, s’inclina derechef devant madame du Tremblay, en disant :
– Si madame la marquise veut bien le permettre, l’entretien que je désire avoir avec elle et M. l’abbé Boujaron aura lieu en présence de mademoiselle de Plouernel.
– Vous nous connaissez, monsieur ? – dit la marquise, assez surprise, – vous savez nos noms ?
– J’ai cet honneur, madame, et mon petit savoir ne se borne point là, – répondit l’inconnu avec un singulier sourire en observant de nouveau mademoiselle de Plouernel, comme s’il voulait juger de l’âme de la jeune fille d’après l’expression de ses traits ; aussi parut-il bientôt ressentir un croissant intérêt pour elle ; mais ne pouvant remarquer ces diverses nuances, et blessée de la persistance des regards de l’étranger, Berthe rougit, fit un pas afin de s’éloigner en disant à madame du Tremblay :
– Excusez-moi, ma tante, si je vous quitte…
– Mademoiselle, – dit vivement l’inconnu, devinant la pensée de la jeune fille, – je vous en conjure, n’attribuez pas à l’oubli du respect qui vous est dû, et dont je suis profondément pénétré, l’obstination de mon regard : je cherchais à lire et j’ai lu sur vos traits la droiture, la noblesse de votre cœur, et je me félicite doublement de pouvoir vous rendre un service.
– À moi, monsieur ? – répondit mademoiselle de Plouernel, très-étonnée, mais frappée de l’accent évidemment sincère des paroles de l’inconnu. – Quel service pouvez-vous me rendre, je vous prie ?
– Monsieur, – dit avec hauteur la marquise à l’étranger qui allait répondre à Berthe, – vous vous êtes introduit ici sous prétexte d’un entretien que M. l’abbé Boujaron a bien voulu vous accorder ; or, jusqu’ici, vous n’adressez la parole qu’à mademoiselle.
– Et de plus, monsieur, – ajouta l’abbé, – nous ignorons complètement qui vous êtes ?
– Je suis fort votre serviteur, monsieur l’abbé, – répondit l’étranger s’inclinant avec une courtoisie sardonique, – et je répondrai s’il vous plaît à mademoiselle de Plouernel qui me fait l’honneur de me demander quel service je suis assez heureux de pouvoir lui rendre. Ce service se résume en ce simple conseil : Mademoiselle, n’allez point en Angleterre…
Berthe tressaillit et d’abord resta muette d’étonnement, tandis que sa tante et l’abbé, devenant tous deux pourpres de confusion et d’anxiété, échangeaient un coup d’œil significatif où se décelait leur extrême embarras. Mademoiselle de Plouernel, un moment interdite, reprit, s’adressant à l’inconnu :
– Et pourquoi, monsieur, me déconseillez-vous ce voyage d’Angleterre ?
– Pourquoi, mademoiselle ?… Pour deux raisons… et…
– Monsieur, – dit froidement l’abbé, interrompant l’étranger, – je vous ferai remarquer premièrement que vous avez commis un inqualifiable abus de confiance… secondement, que vous n’avez point compris un mot de la lettre que vous avez trouvée et que vous vous êtes permis de lire.
– Qu’entends-je… – pensait Berthe, de plus en plus troublée ; – il s’agit de la lettre écrite par l’abbé à mon frère…
– Je vous ferai à mon tour remarquer, monsieur l’abbé, – repartit l’étranger, – premièrement, que lire une lettre décachetée, trouvée sur le pavé d’une place publique, n’est point un abus de confiance… secondement, que, sans me piquer d’un très-grand esprit, j’ai suffisamment d’intellect pour comprendre la valeur des mots ; aussi ai-je conseillé à mademoiselle de ne pas aller en Angleterre…
– Monsieur, – reprit vivement Berthe, cédant soudain à un pénible pressentiment, – je vous le demande en grâce, expliquez-vous clairement…
– Permettez, ma chère enfant, – se hâta d’objecter l’abbé, prévenant la réponse de l’inconnu, – je suis l’auteur de la lettre ; il m’appartient d’en parler sciemment. Je dirai donc à monsieur que la dépêche qu’il a lue est adressée à un envoyé de S. M. Louis XIV auprès de S. M. Charles II, et qu’elle traite d’affaires d’État fort délicates ; or, j’ajouterai qu’à moins d’être le plus extravagant des hommes, ce que je ne suis point, l’on ne correspond, au sujet de pareilles matières, que par chiffres ou par phrases énigmatiques et à double sens, lesquels deux sens sont tous deux parfaitement logiques en apparence, mais dont le véritable esprit reste secret entre les correspondants épistolaires, seuls aptes à l’interpréter. Ainsi, par exemple, si l’on veut annoncer à mots couverts la prochaine conclusion d’un traité secret, l’on écrira, je suppose : – J’ai bon espoir de conclure bientôt le mariage de ma fille, etc., etc.
– Évidemment ! – s’écria la marquise, admirant la présence d’esprit et la subtilité de l’abbé. – Ainsi, monsieur l’inconnu, après avoir violé le secret d’une lettre tombée par hasard entre vos mains, vous êtes dans une ignorance complète à l’endroit de la signification réelle de cette dépêche.
– S’il en est ainsi, madame, il ne me reste qu’à confesser mon erreur, – reprit l’étranger avec une humilité sardonique, – erreur très-excusable d’ailleurs, et dont mademoiselle de Plouernel voudra bien être juge, – ajouta-t-il en tirant la lettre de sa poche, tandis que l’abbé disait vivement :
– Monsieur, cette lecture est complètement inutile, dès qu’il est établi que cette dépêche ne concerne en rien mademoiselle.
– Sans doute ! – reprit l’inconnu, – il n’est question de mademoiselle que d’une façon énigmatique et mystérieuse ; ainsi, monsieur l’abbé, en écrivant à M. le comte de Plouernel : « – Nous avons tout lieu d’espérer que l’incomparable beauté de votre sœur, causant une vive impression au roi d’Angleterre, lorsqu’elle lui aura été présentée, pourra le décider à…
– Mais, monsieur, c’est intolérable ! – s’écria la marquise ; – vous abusez outrageusement de notre patience… et vous m’obligez de vous inviter à sortir de céans !
– Monsieur, restez, de grâce, restez ! – dit mademoiselle de Plouernel. Et, après un moment de silence, les traits empreints d’une douloureuse angoisse, elle ajouta d’une voix altérée : – Monsieur, quel est le contenu de cette lettre ?… J’ai le plus grand intérêt à le connaître…
– Eh, ma nièce, que vous importe ! – repartit la marquise, outrée. – L’on vous dit que tout ceci est énigmatique.
– Madame, cette énigme, je frémis de la deviner… car, à cette heure, mille souvenirs me reviennent à l’esprit, – répondit Berthe en attachant sur sa tante un regard que celle-ci n’osa braver. – Puis, se tournant vers l’étranger : – Monsieur, je vous écoute… et, croyez-le, je n’oublierai jamais le service que vous m’aurez rendu…
La marquise et l’abbé, reconnaissant la vanité de nouvelles objections à la lecture de la dépêche, se résignèrent, et l’inconnu, s’adressant à Berthe :
– Je passe les détails de l’incident de mer qui a obligé le navire où vous étiez embarquée, mademoiselle, à relâcher au port de Delft ; j’arrive à la partie intéressante de la lettre, et je lis ceci :
« –… Vous nous apprenez, mon cher Raoul, que l’on voit décroître l’influence de mademoiselle de Kéroualle (aujourd’hui duchesse de Portsmouth), conduite à Charles II par sa sœur, madame la duchesse d’Orléans, au commencement de cette année-ci, afin de décider plus assurément ce roi libertin à signer, moyennant les charmes de cette belle Kéroualle et un régal de quelques millions, le traité d’alliance de l’Angleterre avec la France contre la république des Provinces-Unies ; vous ajoutez qu’à mesure que décroît l’influence de la duchesse de Portsmouth, le milord Arlington, toujours forcené partisan de l’alliance de l’Espagne, de l’Angleterre, de l’Empire et des Provinces-Unies contre la France, reprend un grand ascendant sur le vacillant et luxurieux Rowley (ainsi que les familiers de Charles II appellent Sa Majesté), lequel milord Arlington a pour auxiliaire et agent tout à sa dévotion une certaine Nelly-Gwin, créature du plus bas lieu, diablesse incarnée, qui jure, sacre, boit et s’enivre comme un pandour, mais dont la fougue, l’effronterie et la gaieté tapageuse semblent fort ragaillardir S. M. d’Angleterre. De ceci, selon vous, il pourrait advenir (la nymphe et les doublons de l’Espagne et de l’Empire aidant) que le roi Charles, après s’être lassé de mademoiselle de Kéroualle et avoir dissipé le régal de quelques millions à lui octroyé par notre maître, sous prétexte de catholicité, que le roi Charles, dis-je, en arrive à rompre brusquement l’alliance française afin de retourner à l’alliance de l’Espagne et de la république des Provinces-Unies, toujours désirée par les membres de la chambre des Communes qui n’ont point été soudoyés par les libéralités de notre maître. C’est en méditant sur ces graves conjonctures qu’il vous est venu à la pensée, mon cher élève, que les beaux yeux et la fière beauté de notre Berthe pourraient opérer un revirement salutaire dans les fâcheuses dispositions du vieux Rowley, balancer la Nelly-Gwin et raffermir le roi Charles dans son alliance avec notre maître. Frappés de l’importance de votre ouverture, à laquelle madame votre tante et moi nous avons longuement réfléchi, l’expédient nous a semblé si excellent et d’une telle urgence, que sans vous répondre et recourant à une ruse innocente, nous avons persuadé à votre sœur que vous étiez assez gravement malade, afin de la décider à venir avec nous vous visiter en Angleterre. Nous vous ménagions cette aimable surprise ; mais l’affreuse tempête dont je vous ai donné un crayon nous a forcés de relâcher en Hollande, d’où je vous écris, afin, et ainsi que je vous l’ai déjà marqué, de ne point vous inquiéter par le retard prolongé de notre réponse.
» Il va donc de soi, mon cher élève, que lors de notre prochaine arrivée en Angleterre, vous serez, grâce à Dieu, si parfaitement rétabli de votre maladie, qu’il n’y paraîtra plus. Vous vous empresserez de présenter à la cour de Londres madame la marquise du Tremblay et mademoiselle de Plouernel ; de sorte que, si notre légitime espoir n’est pas déçu, le roi Charles, ébloui de la rare beauté de notre Berthe, s’enflammera, selon qu’il est accoutumé, même davantage que de coutume, en raison de la cause inflammante, et la nouvelle Kéroualle, raffermissant S. M. d’Angleterre dans l’alliance française, ruine l’influence de la Nelly-Gwin, les pernicieux projets du milord Arlington et la cabale d’une fraction de la chambre des Communes très-désireuse d’un rapprochement de l’Angleterre avec l’Espagne, l’Empire et la république des Provinces-Unies.
» Je vous l’avoue, mon cher enfant, j’envisage non moins radieusement que vous ne l’envisagez vous-même la profonde satisfaction qu’un pareil résultat causerait à notre maître ; aussi, à ce sujet, remémorez-vous très-judicieusement dans votre lettre les prodigieuses faveurs emportées de haute main par M. de Vivonne depuis que madame sa sœur, la marquise de Montespan, a été honorée des regards du roi et qu’elle a eu l’auguste bonheur de lui donner progéniture. Donc, si nos projets succèdent selon nos désirs, bien que les choses se doivent passer en Angleterre, vous n’en deviendriez pas moins, mon cher élève, en ce qui touche la faveur de notre maître, vous n’en deviendriez pas moins, dis-je, le Vivonne de notre belle Montespan britannique, en ceci que notre grand roi vous comblera de ses grâces si, moyennant votre sœur, S. M. d’Angleterre, loin de dévoyer de l’alliance française, s’y maintient plus fermement que jamais et continue d’aider notre maître à ruiner, à écraser les sept Provinces-Unies, qu’il faut réduire en poudre, car depuis trop longtemps leur hérésie, leur insolence républicaine et leur richesse sont le scandale de l’Europe… À ce sujet, j’ajouterai que, mettant à profit mon séjour à La Haye, je crois, d’après mes observations et certains entretiens avec une personne de notre compagnie, que l’on ne soupçonne point de nous appartenir, A.M.D.G. (entretiens que je compléterai tout à l’heure dans le post-scriptum de cette lettre, me réservant de la cacheter chez ce bon père), je crois, dis-je, que l’on pourrait porter un coup formidable à cette république ensabbatée en la… »
Mais l’inconnu s’interrompit, et s’adressant à mademoiselle de Plouernel :
– Le reste de l’épître a uniquement trait aux confidences d’un membre de la compagnie de Jésus, à laquelle M. l’abbé a l’avantage d’appartenir, ou plutôt d’être affilié… Ces confidences, relatives aux affaires de la république, n’auraient pour vous, mademoiselle, aucun intérêt… Un mot encore, et je termine, – ajouta l’inconnu d’un ton grave et pénétré. – En lisant cette lettre, tombée par hasard entre mes mains, j’ai été révolté du rôle infâme destiné à une jeune fille ignorante de ces machinations et peut-être digne d’un profond respect ; aussi me suis-je promis de l’éclairer sur le ténébreux complot tramé contre elle… Tel a été, mademoiselle, l’unique motif de ma visite céans ; et lorsque, tout à l’heure, j’ai lu sur vos traits la noblesse de votre cœur, je me suis doublement applaudi d’avoir pu vous empêcher de tomber dans un piège odieux.
*
* *
Un moment de silence suivit la communication de la missive diplomatique de l’abbé Boujaron et les dernières paroles de l’inconnu. La marquise et l’abbé, quoique d’abord atterrés, s’étonnaient de ce que mademoiselle de Plouernel eût écouté la lecture de cette lettre sans la moindre interruption.
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