En effet, la jeune fille restait muette, accablée, le regard fixe, le sein oppressé, les lèvres contractées par un sourire navrant. Elle ne pouvait être surprise de l’infamie des projets dont on espérait la rendre complice, car malgré l’honnêteté de ses mœurs, elle avait été forcément initiée, par son commerce avec les gens de cour, habitués du salon de sa tante, à la connaissance de faits ignobles, parfaitement analogues à celui qui la touchait : époux et pères trafiquant du dérèglement de leurs femmes et de leurs filles ; frères spéculant, ainsi que M. de Vivonne et tant d’autres, sur les honteux désordres de leurs sœurs, et enfin, planant sur le tout, Louis XIV, le grand roi, donnant à sa cour, au peuple, au monde, l’exemple du plus audacieux cynisme dans l’adultère ; non, mademoiselle de Plouernel ne s’étonnait point de ce que l’on eût songé à envoyer près de Charles II une belle jeune fille « moyennant laquelle (ainsi que l’écrivait ingénument l’abbé Boujaron) ce roi parjure, cupide et dissolu, ne dévoierait point de l’alliance française. » Mademoiselle de Plouernel ne s’étonnait même pas, connaissant les mœurs de ce temps-ci, le caractère de sa tante et de l’abbé, qu’ils eussent allègrement accepté pour elle un pareil rôle, se souvenant d’ailleurs de son récent entretien avec la marquise, entretien dont elle comprenait alors le but, et qui tendait à glorifier les services rendus au roi Louis XIV par « la belle Kéroualle ; » mais mademoiselle de Plouernel se sentait profondément indignée, douloureusement affligée de ce que son frère aîné, le comte Raoul de Plouernel, qu’elle affectionnait encore malgré sa froideur envers elle, eût eu le dessein de la sacrifier outrageusement à ses visées ambitieuses, et surtout de ce qu’il ne parut pas douter de son acquiescement à elle… à elle !… à tant d’opprobre ! Plongée dans un abîme de noires pensées, Berthe gardait un silence morne et prolongé.

La marquise et l’abbé, d’abord atterrés de la découverte de leur étrange diplomatie par un inconnu, et n’espérant plus imposer à mademoiselle de Plouernel malgré l’ingénieuse invention de l’abbé touchant les correspondances énigmatiques, se redressaient en courtisans rompus à toutes les bassesses et reprenaient une hautaine assurance, n’éprouvant d’ailleurs nul remords de leur abominable dessein, la corruption de la cour de Louis XIV dépravant, pervertissant les âmes à ce point qu’elles perdent conscience et connaissance des plus vulgaires notions de l’honneur et du déshonneur ; néanmoins, la ruine d’un projet longtemps caressé contrariait vivement la marquise et l’abbé, tandis que l’inconnu sentait redoubler son intérêt pour cette belle jeune fille, restée si pure au milieu de la dégradation de son entourage.

– Monsieur, – reprit enfin mademoiselle de Plouernel, s’adressant à l’étranger avec un accent de profonde reconnaissance, – je ne puis vous dire combien je vous ai gré de m’avoir assez favorablement jugée, pour être certain que je regarderais comme un signalé service la pénible révélation que vous venez de me faire ; et je tiens à exprimer en votre présence toute ma pensée à madame du Tremblay, ma tante. – Se tournant vers la marquise, la jeune fille, triste, digne et sévère, ajouta : – Je sais maintenant comment mon frère et vous, madame, prétendiez exercer à mon égard la tutelle qui vous est confiée ; je vous épargnerai les reproches ; ils ne seraient pas compris de vous : le sens moral vous manque ; seulement je vous déclare que je n’irai pas en Angleterre et que je suis fermement résolue de ne plus habiter chez vous, madame, soit à Paris, soit à Versailles ; je ne quitterai plus désormais la Bretagne, je résiderai à Plouernel ou à Mezléan, ayant le droit, j’imagine, de demeurer dans la maison de mon père !

– Mon Dieu, mademoiselle, – reprit la marquise avec une sardonique aigreur, – votre vertu se montre étrangement ombrageuse et farouche. Pourquoi tant de courroux ? Monsieur votre frère a pensé que votre présence à la cour de Londres pouvait être de quelque utilité au service du roi notre maître… Où est le mal, je vous prie ! ne demeuriez-vous donc point libre, au vis-à-vis de S. M. d’Angleterre, d’arrêter ou de pousser les choses à votre gré ?

– Monsieur, vous entendez ? – reprit mademoiselle de Plouernel se tournant vers l’étranger, sans dissimuler le dégoût qu’elle éprouvait ; – si vous ignorez le langage de la cour de Louis XIV, si vous ignorez à quel degré de bassesse peut descendre l’idolâtrie des courtisans du grand roi, écoutez, monsieur, écoutez et instruisez-vous… « Ma présence à la cour de Londres, – a dit madame, – pouvait être de quelque utilité au service de notre maître ! » – Peut-on exprimer plus discrètement cette pensée infâme ; que mon déshonneur pouvait servir la violence, la cupidité, l’ambition et l’orgueil de Louis XIV, qui a juré la perte de cette république dont il n’a pu voir sans convoitise, sans jalousie, sans haine, la richesse, la grandeur et l’indépendance ! Ah ! monsieur, – reprit mademoiselle de Plouernel avec une ironie amère, – malgré la part si honorable que ma famille me réservait dans les affaires d’État, je suis et serai toujours, je l’avoue, peu politique, mais j’ai l’amour de l’équité, l’aversion de l’injustice et je ressens pour les opprimés, quels qu’ils soient, autant de compassion que d’invincible horreur pour ceux qui les oppriment !

– Mademoiselle, – dit l’inconnu ému et frappé de l’admirable expression des traits de la jeune fille lorsqu’elle prononça les généreuses paroles qu’il venait d’entendre, – un jour peut-être, je vous rappellerai votre vaillante malédiction contre les oppresseurs !

Mademoiselle de Plouernel, fort surprise, allait demander à l’étranger l’explication de ses derniers mots, lorsque M. de Tilly entra dans la salle. Il semblait en proie à une grande inquiétude, et remarquant la présence du nouveau venu, il alla vivement à lui en disant :

– Monsieur Serdan, savez-vous ce qui se passe ?… – Et il lui parla pendant quelques moments à l’oreille, après s’être courtoisement excusé auprès de la marquise, au sujet de cet entretien confidentiel.

– Ce mauvais homme s’appelle Serdan. Ne l’oubliez pas, marquise, – dit tout bas l’abbé ; – ce doit être l’un des ennemis les plus forcenés du roi… n’oubliez pas son nom… Serdan.

– Je me le rappellerai parfaitement, mon cher abbé. Ah ! si nous étions en France, cet insolent coucherait ce soir à la Bastille, et n’en sortirait point. Sa figure est patibulaire !

– Nous ne sommes pas en France, mais nous y serons bientôt, puisqu’il nous faut renoncer au voyage d’Angleterre. J’écrirai dès aujourd’hui à Versailles à qui vous savez… en lui donnant le nom et le signalement de ce Serdan, et s’il met le pied en France, il pourrira dans un cachot… à moins qu’il ne soit pendu !

Mademoiselle de Plouernel retomba dans ses pénibles réflexions, pendant que sa tante et l’abbé échangeaient à voix basse quelques paroles, et que M. de Tilly entretenait confidemment M. Serdan, qui, après l’avoir écouté avec une angoisse croissante, reprit :

– Mais ce serait monstrueux… Non, non, c’est impossible !

– D’après ce que je viens d’apprendre, il n’est presque plus permis de douter de cette exécrable iniquité, – reprit M. de Tilly ; – du reste, avant une heure, je saurai tout…

– Mais Jean de Witt ?…

– Confiant dans l’innocence de son frère et dans l’équité du tribunal, peut-il seulement soupçonner une pareille barbarie ? Je me rendrai chez lui, tout à l’heure, après avoir donné ordre à la cavalerie de La Haye, que je commande, et sur qui je peux compter, de se tenir prête à monter à cheval, car je prévois un grand tumulte.

– Je vous rejoindrai tout à l’heure chez Jean de Witt, à qui je dois présenter deux de mes compatriotes originaires de Bretagne, et jusqu’à ce que vous veniez la démentir ou la confirmer, je tairai à Jean de Witt l’horrible nouvelle dont je veux douter encore, – répondit M. Serdan. Puis, s’inclinant profondément devant Berthe de Plouernel : – Si je ne dois jamais avoir l’honneur de vous revoir, mademoiselle, je conserverai le plus touchant souvenir de l’élévation de vos sentiments ; mais si je dois vous rencontrer encore, mademoiselle, je me permettrai de vous rappeler ces nobles paroles prononcées par vous tout à l’heure : « – Tendre compassion des opprimés ; haine vigoureuse des oppresseurs. » – Et s’adressant à l’abbé, M. Serdan ajouta d’un ton significatif : – Vous pouvez, monsieur, compter sur le secret au sujet de votre correspondance ; ce secret m’est imposé par mon profond respect pour mademoiselle de Plouernel ; seulement, je profiterai, s’il vous plaît, des précieux renseignements diplomatiques que j’ai le bonheur de vous devoir. – Puis, se disposant à sortir, M. Serdan dit à M. de Tilly : – Je vous attends chez Jean de Witt.

– Avant peu, je vous aurai rejoint chez lui, – répondit M. de Tilly à M. Serdan. Celui-ci sortit, et aussitôt madame du Tremblay, prenant sa physionomie la plus souriante, dit à M. de Tilly :

– Quel aimable homme, que ce M. Serdan ? Dites-nous donc, de grâce, monsieur, d’où il vient, d’où il est, ce qu’il est, ce qu’il fait ?

– Je ne saurais que me rendre l’écho de madame la marquise, – ajouta l’abbé, – quel parfait galant homme que ce M. Serdan ! Il est Français, de quelle province est-il ? de quelle ville ? de quel…

– Excusez-moi, monsieur l’abbé, ainsi que madame la marquise, – répondit M. de Tilly, – je n’ai point, quant à présent, le loisir de vous renseigner sur M. Serdan… Il est homme de bien et fort de mes amis… Je suis venu en hâte, afin de vous apprendre, madame, mon vif regret de fâcheuses nouvelles…

– De quoi s’agit-il donc, monsieur ? – demanda la marquise. – L’abbé a en effet remarqué ce matin quelque émotion parmi le populaire.

– En effet, madame, il règne à La Haye une extrême agitation ; deux causes la produisent : d’une part, les manœuvres des agents de M. le prince d’Orange, chef du parti opposé à celui de MM. de Witt ; et, d’autre part… excusez, madame, la franchise de mes paroles… d’autre part, dis-je, la révélation des horreurs récemment commises dans notre pays par les armées de Louis XIV, sur l’alliance de qui tant d’honnêtes gens, et moi des premiers, avions cru pouvoir compter… Il circule aujourd’hui à La Haye des lettres venant de plusieurs de nos provinces envahies par les troupes royales ; les atrocités dont elles se sont rendues coupables ont exaspéré le peuple ! L’on nous rend solidaires, presque complices de la trahison de Louis XIV envers la république, nous que l’on désigne du nom du parti français, parce que, pleins de foi dans les traités, dans les serments solennels, dans la foi de Louis XIV, nous avons toujours, ainsi que MM. de Witt, soutenu l’alliance française. J’entre dans ces détails, madame, afin de vous convaincre qu’à cette heure, telle est l’effervescence des esprits, que vous vous exposeriez à de grands périls si vous sortiez de cette maison et si vous étiez reconnue comme Française… Je me permets donc de vous engager instamment, ainsi que mademoiselle de Plouernel et l’abbé, à demeurer aujourd’hui reclus. Enfin, s’il se produisait quelque tumulte sur la place, ne paraissez pas aux fenêtres de ce logis, et Dieu fasse qu’il soit respecté, si les passions populaires sont bientôt déchaînées, ainsi que je le crains… Ai-je besoin d’ajouter, madame, combien il m’est pénible de voir ainsi troubler l’hospitalité que j’ai été si heureux de vous offrir ?

– Mais, monsieur, ce que vous nous apprenez là est effrayant ! – dit la marquise, après avoir écouté M. de Tilly avec une alarme croissante, tandis que l’abbé s’empressait, par précaution, d’aller fermer les fenêtres ouvertes sur le balcon qui donnait sur la place. – Certes, nous professons la plus respectueuse admiration, le plus profond dévouement pour le grand roi notre bien-aimé maître… nonobstant, il serait monstrueux que votre grossier populaire nous confondît dans la haine aveugle et forcenée dont il est possédé contre notre glorieux souverain.

– Maudit voyage !… Pourquoi sommes-nous tombés dans ce guêpier républicain, dans ce foyer de pestilence hérétique !… – pensait l’abbé, que l’effroi gagnait de plus en plus. Et il reprit tout haut : – Monsieur, nous sommes ici sous la protection du droit des gens… et des femmes… un ministre du Seigneur… ont toujours été sacrés aux yeux des plus enragés…

– Le droit des gens, monsieur l’abbé !… Louis XIV l’a-t-il donc respecté en portant la guerre, le massacre, l’incendie dans nos inoffensives provinces ? nos ministres n’ont-ils pas été suppliciés ? nos filles, nos femmes livrées à la brutalité des soldats de l’armée royale ? Les lettres qui circulent à cette heure dans La Haye racontent, je vous le répète, des atrocités épouvantables… et vous venez invoquer le droit des gens, le respect dû aux femmes et aux prêtres ! – s’écria M. de Tilly, ne pouvant d’abord contenir ses ressentiments. Puis, parvenant à les dominer et s’adressant à la marquise : – Pardon, madame, je n’aurais rien voulu dire qui pût blesser vos susceptibilités nationales… mais la voix des faits est inexorable, et nous autres, du parti français, nous serons peut-être exposés aujourd’hui à autant de dangers que vous le serez vous-même. Je vais essayer de les conjurer autant qu’il est en moi ; souffrez donc que je vous quitte pour aller donner mes ordres à la cavalerie que je commande. – Et après s’être incliné devant la marquise, M. de Tilly ajouta en sortant : – Comptez sur moi, madame, j’accomplirai tous les devoirs de l’hospitalité ; mais si je succombe dans ma lutte contre la force des événements, dont vous et moi pouvons être aujourd’hui victimes, n’accusez que le parjure et l’orgueil effréné du roi de France !

Mademoiselle de Plouernel avait silencieusement écouté cet entretien, et voyant sa tante et l’abbé pâles, tremblants, échanger des regards consternés, la jeune fille leur dit avec une ironie amère :

– Que voulez-vous ? nous ne sommes plus à la cour de Versailles ! Ici, le parjure, l’iniquité, la violence de votre maître, apparaissent dans leur redoutable horreur… Il fait maudire le nom français ! et peut-être aujourd’hui l’exécration méritée qu’inspire en ce pays Louis-le-Grand, au service de qui vous mettiez mon déshonneur, nous coûtera la vie ! Ah ! béni soit Dieu ! il m’a délivrée de la crainte de la mort ! c’est avec joie qu’à cette heure je quitterais ce monde-ci pour aller vivre ailleurs et retrouver ma mère !

La marquise et l’abbé, en proie aux plus vives appréhensions, ne trouvèrent rien à répondre à la jeune fille. Elle devait à sa mère cette haine vigoureuse du mal, cette indépendance de jugement, ces idées si radicalement opposées à celles de la noblesse de cour ; enfin, cette mâle croyance à l’éternité de la vie morale et physique, croyance qui fut celle des Gaulois nos pères. Madame de Plouernel, élevée dans la religion réformée, avait dû embrasser le catholicisme lorsque, très-jeune encore et cédant aux obsessions de son père et de sa mère, elle épousa le comte de Plouernel ; mais, au fond du cœur, elle conserva, malgré son abjuration, ce levain huguenot (ainsi qu’on dit de nos jours) dont les généreux ferments donnent tôt ou tard au caractère et à l’esprit la courageuse indépendance qui résulte du libre examen des autorités diverses, examen mortel à ces pouvoirs, s’ils ne s’appuient ni sur le bon droit ni sur la raison. Le mariage de madame de Plouernel fut loin d’être heureux ; et lorsqu’elle eut donné deux fils à son mari, celui-ci, certain de la continuité de sa race, ne garda plus aucune mesure envers sa femme, et pour se livrer plus entièrement à de scandaleux amours, il la relégua en Bretagne, au château de Plouernel, où elle devait vivre désormais dans une retraite absolue, n’ayant d’autre soin, d’autre bonheur, que l’éducation de son dernier enfant, Berthe de Plouernel.

La comtesse avait eu un frère, tendrement affectionné d’elle. Hardi, aventureux, il s’était, par goût, voué à la profession de marin ; jeune encore, il commandait une frégate de la marine royale. Resté huguenot, comme Duquesne, son amiral, mais huguenot très-résolu en religion et en politique, il détesta plus que personne le despotisme alors naissant de Louis XIV, et à sa cour jamais ne parut. Aimant fort sa sœur et connaissant les mœurs désordonnées de M. de Plouernel, il avait en vain tenté de dissuader sa famille d’un mariage dont il prévoyait les suites funestes, et s’était embarqué pour une navigation lointaine. Retenu hors de France durant quelques années par des événements divers, il apprend à son retour l’espèce d’exil subi par sa sœur et les débordements de son mari, affichant alors un double adultère avec deux femmes de la cour. La douleur, l’indignation, transportent l’impétueux marin ; il se rend à Versailles, et là, en pleine galerie, en face de tous les courtisans, il va droit au comte de Plouernel, l’accable d’amers reproches et s’échappe jusqu’à lui dire : « – Monsieur, le cynisme infâme de votre double adultère est un outrage pour ma sœur et une flatterie pour votre maître ! » – Cette sanglante allusion aux amours effrontés de Louis XIV lui fut aussitôt rapportée, et il en ressentit une si violente colère, que le jour même, le beau-frère du comte de Plouernel, conduit à la Bastille, fut plongé, par l’ordre du roi, dans l’un des cachots les plus malsains de cette prison, où ce malheureux languit pendant deux ans, au bout desquels il mourut. L’emprisonnement et la mort de son frère causèrent à madame de Plouernel une profonde affliction, et pénétrèrent son âme d’incurables ressentiments contre Louis XIV.