Ces malheureux ne possèdent que leur âme, seule chose qui ne puisse se vendre à l’encan. Les habitants des villes, après avoir payé l’impôt de la subsistance, payé l’impôt du quartier d’hiver, payé les étapes, payé les emprunts, acquitté le droit royal et le droit de confirmation, sont encore menacés de nouvelles taxes ! Il faut que le Parlement enregistre la création de nouveaux offices qui sont une charge perpétuelle pour l’État ; car, lorsqu’ils sont établis, il faut que le peuple les nourrisse et les défraye. »
Puis, s’adressant à Anne d’Autriche, Omer Talon ajoute d’une voix grave et émue :
« – Faites, Madame, s’il vous plaît, quelques réflexions sur la misère publique dans la retraite de votre cœur… Songez, Madame, à la calamité des provinces ; car l’honneur des batailles gagnées, la gloire des provinces conquises, ne peuvent nourrir ceux qui n’ont pas de pain(1) ! »
Anne d’Autriche, exaspérée par la ferme sévérité du langage d’Omer Talon, sort du Parlement en disant à ses courtisans : « – S’ils osent refuser l’enregistrement de l’édit… nous verrons !… Je ne souffrirai jamais que cette canaille de robins attaque l’autorité du roi mon fils(2). »
Le Parlement enregistre les édits en mentionnant ses réserves et apportant de telles modifications aux nouvelles taxes, qu’elles devenaient à peu près illusoires ; de plus, en raison de la gravité des circonstances, le Parlement décide que deux députés de chacune de ses chambres se réuniront, afin d’aviser à une réforme générale des dépenses publiques, et de suppléer ainsi, autant que faire se pourrait, à la convocation des États généraux, depuis si longtemps l’objet des inquiétudes, des craintes ou de l’aversion du pouvoir royal. La population de Paris, instruite des faits, s’émeut, fermente et se dispose à appuyer, par l’insurrection s’il le faut, la réforme des abus exigée par les parlementaires. La reine ordonne à leurs députés de se séparer ; ils refusent. Le duc d’Orléans, dans l’espoir de les intimider, vient, en sa qualité de lieutenant général du royaume, assister à leur séance ; ils cessent leurs délibérations en sa présence, mais les reprennent aussitôt après son départ. Ceci fait dire à Bachaumont, l’un des plus ardents parlementaires : « – Que le Parlement agissait ainsi que les écoliers qui frondent (se battent à coups de pierres lancées avec des frondes), cessent de fronder dès qu’ils aperçoivent un des gens du lieutenant civil, et recommencent leurs jeux lorsqu’il a disparu. » – La plaisanterie circula, resta, les adversaires de la cour et de Mazarin furent surnommés les Frondeurs, et la guerre civile qui éclata bientôt garda le nom de Fronde. Les députés du Parlement continuaient leurs séances. Entre autres réformes urgentes et indispensables, les députés réclamaient du pouvoir royal la promulgation des deux arrêts suivants :
1° Défense, SOUS PEINE DE MORT, aux agents du fisc ou agents royaux, de lever aucune taxe autrement qu’en vertu d’édits vérifiés, approuvés, enregistrés avec liberté de suffrage, par les cours souveraines du Parlement.
2° Défense de détenir plus de vingt-quatre heures aucun citoyen sans l’interroger et le renvoyer devant son juge naturel.
Ces deux arrêts mettaient terme aux dilapidations de la cour et à ses vengeances, qu’elle assouvissait en emprisonnant, sans procédures, ceux qui encouraient ses ressentiments. Anne d’Autriche refusa nettement d’accéder à ces réformes et interdit aux députés de nouvelles réunions ; de cette interdiction, ils ne tiennent compte. La reine, outrée, fait arrêter, chez eux, les plus rebelles parmi ces canailles de robins, ainsi qu’elle disait : Bachaumont, les présidents Blanc-Ménil et Charton, les conseillers Lagné, Loisel, Benoît et Broussel. Ce dernier, vieillard vénérable, d’une bienfaisance évangélique, était adoré dans son quartier ; ses habitants se soulèvent en masse, indignés de l’emprisonnement de Broussel, si connu par sa charité, par son noble caractère et par son zèle pour la réforme des abus. L’insurrection, commencée dans un quartier, gagne bientôt tout Paris. Anne d’Autriche ordonne au maréchal de La Melleraye de se mettre à la tête du régiment des gardes et d’aller châtier ce mauvais peuple. Le maréchal obéit, ensuite de quoi il revient apprendre à son auguste souveraine qu’il a failli être assommé, que le régiment des gardes a été outrageusement mis en déroute par le populaire, lequel exige la mise en liberté de Broussel et des parlementaires, mesure que le maréchal regarde comme seule capable d’apaiser l’exaspération des esprits. « – Rendre la liberté à Broussel, – s’écrie Anne d’Autriche avec rage, – je l’étranglerais plutôt de mes propres mains(3) ! »
Les membres du Parlement restent à la Bastille ; mais le lendemain de leur arrestation (27 août 1648), plus de cent mille hommes, artisans et bourgeois, sont en armes ; toutes les rues sont barricadées, Paris entier s’insurge. Les membres du Parlement, revêtus de leurs robes rouges, s’en vont en corps et processionnellement à travers la cité, demander à la reine la liberté des prisonniers ; Anne d’Autriche et Mazarin, épouvantés des progrès de l’insurrection, donnent l’ordre de relâcher les captifs et quittent Paris en toute hâte. Le Parlement, craignant quelque sanglante vengeance de l’Autrichienne, ordonne au prévôt des marchands d’armer les citoyens et de veiller à la sûreté de la ville. Six mois après (8 janvier 1649), le Parlement, après une longue instruction, déclarait le cardinal Mazarin « fauteur des pernicieux conseils qui égaraient la reine, le déclarait déchu de ses offices, lui enjoignait de quitter la cour immédiatement, le royaume sous huit jours, sous peine d’être mis hors la loi. » – Cet arrêt fut confirmé par les parlements de Bretagne, de Normandie, de Guyenne et de Provence. Le cardinal et la reine, ne tenant compte de l’arrêt, rassemblent des troupes. Le prévôt des marchands met Paris en état de défense contre les attaques de la cour et ajoute aux seize régiments de la garde bourgeoise parisienne quatre mille chevaux et dix mille fantassins. Les deniers royaux sont transportés à l’Hôtel de ville. Une nouvelle guerre civile éclate et désole le pays, guerre provoquée par l’insolente hauteur, par l’iniquité, par les dilapidations d’une reine dissolue et par les détestables conseils d’un méchant prêtre italien, amant et complice de cette femme ! Les principaux chefs de la Fronde sont : le prince de Conti, le prince de Marsillac, le coadjuteur de Retz, le duc de Longueville et sa femme, qui, non moins belle et non moins débordée que la duchesse de Montpensier, prit, ainsi que celle-ci, une part très-active à la Fronde et à ses intrigues de toutes sortes. Le prince de Condé suivit d’abord le parti de la cour, puis s’en sépara et se joignit à la Fronde. Cette guerre dura cinq ans, avec des alternatives de succès et de défaites pour les Frondeurs, les Mazarins et les Mitigés, troisième parti, composé des gens les moins exaltés des deux autres factions. La réforme d’abus écrasants, entreprise par le Parlement à défaut des États généraux, annihilés depuis plus d’un demi-siècle par le jaloux ombrage du pouvoir royal, avait été le motif de la Fronde ; mais bientôt elle dévoya complètement de son but réparateur. Le bien public fut oublié pour les intérêts personnels des chefs de partis : la noblesse cherchait à recouvrer son indépendance, abattue par Richelieu ; les femmes, qui jouèrent un rôle si important dans la Fronde, ne virent dans les discordes civiles que l’occasion de donner plus de sel, plus de nouveauté à leurs adultères, en les compliquant des hasards de la guerre ou des menées politiques, et luttèrent d’impudique effronterie pour enchaîner les hommes à leur faction. La reine et le Mazarin poursuivirent, au milieu de ce chaos, leur opiniâtre visée de gouvernement absolu ; tantôt (en 1649) s’alliant à la noblesse pour combattre le Parlement, tantôt (en 1650) faisant de larges concessions au Parlement et s’unissant à lui pour proscrire la noblesse. Mais en 1651, la noblesse et la reine s’unissent contre les parlementaires, déjà divisés ; ils succombent sous cette ligue. La masse du peuple et de la bourgeoisie, ne voyant aucune réforme s’accomplir, restait indifférente à ces luttes égoïstes. La misère débordait.
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