Le fléau de la guerre étrangère se joignait à la guerre civile. Le prince de Condé, après avoir tour à tour trahi et servi la Fronde et la cour, vendait son épée à l’Espagne et combattait la France. L’anarchie atteignait à son comble ; les partis, sans foi ardente ou généreuse, tombaient en dissolution. Les parlements n’avaient pas eu l’intelligence et l’audace d’imiter les Communes d’Angleterre : de frapper à la tête une royauté à jamais incorrigible et de proclamer la république ; ils portaient la peine de leur mollesse. Le Mazarin sut profiter, avec sa fourbe habituelle, de la division et de la défaillance des factieux. Le 21 octobre 1652, Louis XIV et sa mère rentrèrent à Paris en victorieux courroucés, ayant à venger l’outrage fait à leur majesté. Les parlements sont appelés au Louvre, où le roi doit tenir son lit de justice. Il entre dans la salle en conquérant, précédé des cent-suisses, tambour battant, et accompagné d’une formidable escorte de ses gardes ; il se montre d’un orgueil écrasant, impitoyable ; et en digne fils de l’Autrichienne, il s’exprime ainsi :

– Toute autorité nous appartient… Nous tenons cette autorité de Dieu seul, sans que personne, de quelque condition qu’elle soit, puisse y rien prétendre, etc., etc… Nous faisons défense expresse aux gens tenant la cour des parlements de prendre aucune connaissance des affaires de NOTRE ÉTAT et de la direction de NOS finances, sous peine de désobéissance et de châtiments qu’elle entraîne.

Louis XIV parlait, en cette occasion, comme le sultan des Turcs ; il devait agir ainsi qu’il parlait. L’Espagne, profitant des guerres civiles, avait enlevé à la France toutes les conquêtes de Richelieu en Flandre, en Catalogne, en Italie. Condé, toujours à la solde de l’étranger, s’avance jusqu’à nos frontières ; Turenne les défend victorieusement, gagne la bataille de Rocroy, en 1651, reprend le Quesnoy, Landrecies. La guerre continue avec avantage jusqu’en 1658, où Turenne recouvre une partie des Flandres. La paix avec l’Espagne et l’Autriche est signée le 7 novembre 1659. Le prince de Condé abandonne l’Espagne, fait sa soumission à Louis XIV, et, ce roi épouse, à Fontarabie, l’infante d’Espagne, MARIE-THÉRÈSE, le 9 juin 1660. Mazarin se mourait ; sa cupidité insatiable semblait s’accroître à mesure qu’il approchait du terme de sa vie. Enfin, ce prêtre expire, le 8 mars 1661, laissant, malgré les incroyables prodigalités dont il avait comblé sa famille, près de deux cents millions, larronnés, extorqués ou subtilisés par cet Italien au bon peuple de France, de qui la misère allait toujours empirant. Le cardinal de Richelieu avait commis les mêmes larcins. Ces deux prêtres ont coûté quatre cents millions à la France, sans nombrer les incalculables désastres, suites des guerres civiles ou étrangères, déchaînés par eux ; sans parler des pleurs et du sang qu’ils ont fait couler. Mais qu’est-ce que cela, fils de Joel ? Hélas ! sous le règne de Louis XIV, ce ne sont plus des millions, ce sont des milliards que le despotisme monarchique va arracher au pays ; ce n’est plus à flots, c’est à torrents que le sang va ruisseler durant les guerres les plus dispendieuses, les plus stériles, les plus lâchement iniques ou les plus exécrables qui aient jamais ravagé la terre !… Ah ! fils de Joel, vous allez le voir à l’œuvre, ce Louis XIV, qui reçut d’une vénale et ignoble flatterie le sobriquet de GRAND ! oui, vous allez le voir à l’œuvre, ce baladin couronné ! ce royal coureur de carrousels, ce demi-dieu en perruque, véritablement pénétré de sa quasi-divinité, prenant, dans le vertige de son orgueil monstrueux, le soleil pour emblème ! Vous allez le voir, ce despote ombrageux, ce lâche et féroce égoïste, ce pompeux adultère, ce majestueux débauché, ce cagot plus cruel encore qu’il n’est hébété par la peur du diable, marionnette infernale dont les jésuites font dextrement jouer les ficelles aux yeux effarés de Louis-le-Grand ! Oui, vous allez le juger par ses actes, ce Louis-le-Grand, et vous direz si jamais l’oppression, la ruine, la misère, la dégradante sujétion des peuples au maître insolent qui les soufflette de son sceptre, ont égalé l’oppression, la ruine, la misère, l’abjection subies par la France durant l’interminable règne de cet homme… Mais vous vous consolerez, mais vous espérerez, pleins de foi dans l’avenir, fils de Joel, en voyant aussi la résistance énergique, intrépide, opiniâtre, passionnée, soulevée contre cet homme à toutes les époques de son règne, et se manifestant par des complots, par des soulèvements, par des luttes armées, dont les chefs, inspirés du souffle républicain de la réforme, toujours vivace, toujours puissant, comprenaient la grandeur de l’exemple et de l’enseignement donnés aux peuples opprimés par les Communes d’Angleterre, accusant, jugeant, condamnant, frappant un roi parjure et proclamant la république !

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Moi, Salaün Lebrenn, j’ai écrit le suivant récit, hélas ! bien souvent trempé de mes larmes.

L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES

MYSTÈRES DU PEUPLE

CHERS LECTEURS,

L’époque où régna le fils de Louis XIII continue, selon certains esprits, de s’appeler, à bon droit : le siècle de Louis XIV, de porter humblement la livrée de ce monarque, de même que Versailles, cette immense hôtellerie, ouverte par lui à toutes les splendeurs, à tous les vices, à toutes les bassesses, à toutes les ruines, porte encore sur sa façade la triomphante enseigne : au Soleil royal.

C’est quelque chose d’étrange que l’incarnation de l’un des âges de l’histoire dans la personnalité de ce prince. Il eut, il est vrai, le don de l’autorité, élevée à sa dernière puissance et rehaussée d’une certaine grandeur, trop théâtrale, cependant, pour réellement imposer. Il sut et voulut, sinon régner par lui-même… car toujours il subit, à son insu, l’influence absolue et parfois funeste de plusieurs de ses ministres ou de son entourage… du moins, il sut et voulut s’occuper incessamment des affaires de l’État ; cela, d’ailleurs, se conçoit : l’État, c’est moi, avait-il coutume de dire, et il ajoutait et surtout pratiquait cette autre maxime : – l’État, c’est mon bien, – témoin ces paroles adressées à son fils (Instructions au dauphin) :

« … Tout ce qui se trouve dans l’étendue de nos États, de quelque nature qu’il soit, NOUS APPARTIENT AU MÊME TITRE (de roi). Vous devez être persuadé que les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition PLEINE ET ENTIÈRE de tous LES BIENS qui sont possédés, aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user, nous, en tout comme de sages économes. »

L’on connaît, et de reste, la sage économie du sire ; enfin, il faisait tel quel et assidûment son métier de roi, et jusqu’à la fin de sa vie il présida son conseil ; mais, si l’on songe à la médiocrité de l’intelligence de Louis XIV, à sa surprenante ignorance, à son orgueil insensé, à son absurde et cruel fanatisme, à l’insolence, à l’inexorable égoïsme de son caractère despotique, altier, jaloux, haineux, toujours impitoyable et lâche en ses vengeances(4) ; si l’on songe, enfin, que le cynisme, le scandale, le débordement de ses mœurs, et son insatiable appétit de la flatterie, qu’il fallait pour lui plaire pousser jusqu’à la plus abjecte idolâtrie, ont exercé sur son temps des influences aussi corruptrices, que son aveugle ambition de conquêtes et ses prodigalités inouïes ont été désastreuses pour le pays, l’on conviendra qu’il est, nous le répétons, fort étrange d’appeler : siècle de Louis XIV, le siècle de Colbert, de Vauban, de Molière, de Corneille, de Lebrun, de Racine, comme si toutes les gloires procédaient virtuellement de ce personnage, et n’étaient qu’une sorte d’émanation de sa majesté royale ! Quant à la protection qu’il accordait aux grands hommes en général, à Colbert et à Racine en particulier, sans parler d’autres faits analogues, on sait qu’il abreuva l’illustre ministre de tant de dégoûts, d’ingratitudes et de duretés, qu’il expira en maudissant le grand roi, et le tendre Racine, âme servile, pusillanime, mourut du chagrin de se voir tombé dans la disgrâce de son maître.

Puis, enfin, il faut le dire, Néron aussi aimait, protégeait les arts ! Et il ne les aimait pas moins, les arts, les lettres… François Ier, ce Néron gentilhomme ! Nonobstant, il défendit un jour l’imprimerie, sous peine de la hart ! et, vous le savez, chers lecteurs, rival heureux des tourmenteurs jurés, il inventa, pour le supplice des hérétiques, cette ingénieuse machine : l’estrapade, au moyen de quoi les réformés étaient plongés vivants, puis retirés, puis replongés derechef dans les flammes, jusqu’à ce que mort s’en suivît ! Ah ! répétons-le, l’amour des lettres et des arts chez un prince, fît-il éclore… (pensée absurde ! ! !) fît-il éclore, par son influence personnelle, les plus rares génies, un pareil prodige n’effacerait, n’atténuerait jamais les crimes de ce prince… aux yeux de la morale éternelle !

Ce qui est bien le siècle de Louis XIV, ce qui est bien l’incarnation de la personnalité de cet homme, c’est ce siècle de despotisme ignoble et sanglant, ce siècle de conquêtes iniques, de guerres exécrables, qui firent de nos soldats autant de pillards, autant de bourreaux, et rendirent le nom français l’objet de l’horreur de l’Europe ! C’est enfin et surtout ce siècle de misère atroce, causée par les magnificences de ce prince, misère atroce qui enfanta une nouvelle Jacquerie, guerre civile acharnée, où prirent part, non seulement les populations vassales des campagnes, le peuple des cités, mais aussi la bourgeoisie et certains parlements de province ; ce qui est encore le siècle de Louis XIV, c’est ce siècle d’horribles persécutions religieuses, inaugurées par la révocation de l’édit de Nantes, signal d’une nouvelle Saint-Barthélemy, oh ! celle-là ne dura pas vingt-quatre heures, comme la Saint-Barthélemy de Charles IX ; non… elle DURA DES ANNÉES, détruisit de fond en comble, par le feu, par le pic, par la mine, cinq à six cents bourgs ou villages du Languedoc et des Cévennes, coûta la vie à plus de cinquante mille créatures de Dieu, exila près d’un million de citoyens et bannit de la France ses plus belles, ses plus fécondes industries… Voilà, au vrai, le siècle de Louis XIV !

C’est l’un des sinistres épisodes de ce siècle-là, que nous essayerons, chers lecteurs, de retracer dans notre récit. Les historiens monarchiques ont laissé à dessein et complètement dans l’ombre, ces plaies vives du règne du GRAND ROI : – Les guerres civiles provoquées par :

– La tyrannie de Louis XIV ;

– L’énormité des impôts ;

– Les exactions et les violences des soldats ;

– L’âpre et inexorable avidité de la seigneurie et de l’Église.

Et cependant, ces plaies longtemps saignantes ont failli être mortelles à la monarchie de Louis XIV.

Donc, en plein dix-septième siècle, se reproduisirent les terribles et déplorables représailles de la JACQUERIE du quatorzième siècle ; les mêmes causes engendrèrent les mêmes effets. Jacques Bonhomme, de nouveau poussé à bout par ses oppresseurs séculaires, de nouveau s’arma de sa faux, et, devenu fou de misère et de rage, il courut sus aux seigneurs, aux prêtres, aux gens du fisc et aux soldats du roi !

Le principal théâtre de cette moderne Jacquerie, énergiquement appuyée par l’insurrection du peuple des villes et ouvertement fomentée par la bourgeoisie et par les parlementaires de cette contrée, fut la BRETAGNE.

La Bretagne, terre classique du dévouement à l’autel et au trône, disent ceux-là qui ignorent ou veulent oublier que les Bretons, ainsi que vous l’avez vu, chers lecteurs, luttèrent seuls et pendant plusieurs siècles, avec un invincible héroïsme, au nom de leur indépendance et de leur nationalité, contre ces rois de race franque, descendants de Clovis et de Charlemagne, rois étrangers à la Gaule, notre mère patrie, à elle imposés par la conquête ! Quant à la prétendue orthodoxie des Bretons, elle est non moins fabuleuse que leur dévouement séculaire à la monarchie franque. Les conciles ont, jusqu’au seizième siècle, rendu arrêts sur arrêts, à l’endroit de la persistance opiniâtre des traditions druidiques, dont les Bretons, restés en cela fidèles à l’antique foi des Gaulois, infectaient (disent les arrêts) les pratiques du catholicisme. En un mot, selon M. de Maistre, juge compétent en ces matières, le christianisme en Bretagne s’était greffé sur la vieille souche druidique. Ajoutons qu’au seizième siècle, les Bretons prirent une large et glorieuse part au mouvement qui entraînait les esprits vers la réforme religieuse, car la Ligue, ce détestable parti de Rome et de l’étranger, déploya ses habituelles fureurs dans ces contrées, sous les ordres du duc de Mercœur ; or, la violence de la réaction se produit toujours en raison directe de l’action. Ajoutons, enfin, que dans l’une des deux villes les plus importantes de Bretagne, fut promulgué, aux acclamations populaires, – L’ÉDIT DE NANTES, l’honneur éternel de la mémoire de Henri IV, de même que la révocation de cet édit souillera éternellement d’une tache sanglante la mémoire de Louis XIV.

L’insurrection de 1675 ne se borna pas à la Bretagne, et s’étendit en Guyenne, en Languedoc, en Saintonge et en Dauphiné ; Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse, prirent les armes presque le même jour et donnèrent le signal de la révolte contre l’autorité de Louis XIV. Ce concert, cette simultanéité, prouvent l’importance de ce soulèvement. Déjà, d’ailleurs, l’année précédente, le chevalier de Rohan, Duhamel de Latréaumont, la marquise de Villars, le chevalier Auguste des Préaux et Van den Enden, citoyen de la république des Sept-Provinces de Hollande, disciple de Spinoza et l’un des plus obscurs, mais des plus nobles martyrs de l’humanité, avaient payé de leur tête une tentative de révolution en Normandie. M. de Rohan, grand seigneur perdu de dettes, était le drapeau de cette conspiration dont Latréaumont, audacieux aventurier, était le bras.