Madame de Villars et des Préaux, esprits enthousiastes, cœurs généreux et purs, avaient été séduits, entraînés, par l’élévation des doctrines de Van den Enden, l’âme de l’entreprise. Il tendait à réaliser cette fédération des provinces de France, tant de fois rêvée, voulue, ainsi que vous l’avez vu, chers lecteurs, par la fraction la plus militante et la plus logique du parti protestant, au seizième siècle ; persuadée, non sans raison, que la négation de l’autorité pontificale entraînait de soi la négation de l’autorité royale, surtout lorsqu’elle allait tomber aux mains d’un Charles IX, d’un Henri III. Enfin, la prospérité, la puissance toujours croissante des Sept-Provinces-Unies de Hollande, qui, après une lutte héroïque, avaient secoué le joug de Philippe II, pour se fédérer républicainement ; l’imposante grandeur des premiers temps de la république d’Angleterre, et surtout la ruineuse et dégradante tyrannie de Louis XIV, avaient réveillé dans grand nombre d’esprits les aspirations républicaines du siècle précédent, symptômes d’autant plus graves, que les provinces unies de Hollande, envahies, ravagées, spoliées par Louis XIV, au mépris de la foi jurée, devinrent dans la personne de leur stathouder Guillaume d’Orange, l’ennemi implacable du grand roi, coalisèrent plus tard l’Europe contre lui, et prêtèrent souvent leur appui moral ou matériel aux soulèvements tentés pour refréner ou abattre le despotisme de ce prince.
Notre récit se bornant à l’un des épisodes de l’insurrection de Bretagne, nous laisserons de côté les pièces justificatives touchant les soulèvements des autres provinces ; nous donnerons seulement ici quelques extraits des dépêches confidentielles et inédites du gouverneur de Bretagne et autres personnages officiels, puisées par nous, avant notre exil, dans ce trésor de documents historiques, connu sous le nom : des volumes verds de COLBERT, existant au dépôt des manuscrits de la bibliothèque de la rue Richelieu, et qui contiennent la correspondance adressée à Colbert. Nous établirons, à l’aide de ces documents, et d’une manière irréfragable, ce que nous avons avancé, à savoir :
– Que l’insurrection et la moderne JACQUERIE de 1675 ont été provoquées :
– Par la tyrannie de LOUIS XIV ;
– L’énormité des impôts ;
– Les exactions et les violences sanguinaires des soldats ;
– L’âpre et inexorable avidité de la seigneurie et de l’Église.
Les nouveaux impôts levés sur le tabac, la vaisselle d’étain et sur le papier timbré, par les édits (non enregistrés au parlement de Bretagne), furent l’occasion d’un soulèvement, depuis longtemps sourd et menaçant. La ville de Nantes donna, le 3 mai 1675, le signal de l’insurrection, et, chose singulière, deux courageuses femmes, une confiseuse et la femme d’un menuisier, jetèrent le premier cri de révolte. Ce fragment d’une lettre de l’abbé TRAVERS, témoin oculaire des faits, les expose en peu de mots :
« La populace, soulevée à Nantes par une confiseuse et une menuisière, à l’occasion du tabac et du papier timbré, qui commença cette année, n’eut pas tous les égards dus à notre évêque. Il fit quelques démarches pour ramener à son devoir le petit peuple mutiné, et il courut risque de sa personne, en représaille d’une femme du commun, l’une des premières à la tête de la sédition que l’on tenait enfermée au château, si le gouverneur, M. de Molac, ne l’eût fait relâcher promptement, pour rendre la liberté à M. de la Baume, notre évêque, que la populace tenait enfermé dans la chapelle Saint-Yves, près de la boucherie et qui menaçait de le traiter, comme on traiterait l’Éveillonne (c’est le nom de la séditieuse, l’une des auteurs du désordre), et disant que si on la pendait, on pendrait l’évêque au même endroit… (Mai 1675.) »
M. de Molac, commandant à Nantes, sauva les jours de l’évêque en relâchant la séditieuse ; mais celle-ci, craignant d’être plus tard poursuivie, prit la fuite et fut bannie de Nantes, ainsi que nous l’apprend l’extrait suivant d’une dépêche écrite à Colbert, par M. le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne. Cette virile femme s’appelait Michelle Roux, dite l’Éveillonne (ou L’Éveillée).
M. de Chaulnes écrit à Colbert :
Rennes, 2 Juin 1675.
« …… Je vous envoie, Monsieur, l’ordonnance que j’ai rendue contre la femme qui sortit du château de Nantes ; quoique dans le fond, elle ne fût pas fort criminelle, je n’ai pas cru devoir souffrir qu’elle demeurât dans Nantes, mais comme mon ordonnance est une manière d’arrêt de bannissement, je ne sais s’il n’excède pas mes pouvoirs ; mais j’ai cru qu’en ces occasions, IL FAUT TOUJOURS FAIRE PLUS QUE MOINS, puisque la volonté du roi et son approbation peuvent rectifier ensuite toutes choses, etc…… »
À la dépêche de M. de Chaulnes, est joint l’arrêt de bannissement suivant :
« De par le roi,
» Le duc de Chaulnes, pair de France, vidame d’Amiens, chevalier des ordres du roi, gouverneur et lieutenant général des pays et duché de Bretagne et des camps et armées de Sa Majesté.
» La fuite de Michelle Roux, autrement l’Éveillonne, lors de notre arrivée en cette ville, étant une marque assurée de sa mauvaise conduite et une conviction du crime dont elle est accusée, d’avoir excité les derniers troubles et causé les désordres qui sont arrivés dans les bureaux établis pour l’exécution des édits de Sa Majesté. Pour ces causes et autres bonnes considérations, nous défendons à ladite MICHELLE ROUX, surnommée l’Éveillonne, de rentrer de sa vie en cette ville, si dans aucun autre lieu de cette province ; et, en cas que sa fuite ne fût que simulée, nous lui ordonnons de sortir dans vingt-quatre heures, sous peine d’être prise au corps et son procès lui être fait et parfait comme à une séditieuse et afin que notre présente ordonnance puisse avoir son effet, nous déclarons criminels et responsables en leur propre et privé nom, ceux de cette province qui la retireront ou la recèleront, et sujets aux dernières rigueurs de la justice. Mandons et ordonnons à tous juges qu’il appartiendra, ainsi qu’au grand prévôt de la maréchaussée de Bretagne et à ses lieutenants, de tenir la main à l’exécution de la présente ordonnance, que nous voulons être publiée à son de trompe et affichée partout où besoin sera, à ce que personne n’en ignore.
» Fait à Nantes, ce 30 mai 1675. »
« La pauvre Éveillonne, – quoique dans le fond elle ne fût pas fort criminelle, » – dit M. de Chaulnes, avec la naïveté de l’iniquité, – « fut donc bannie, bien que le bannissement excédât les pouvoirs du gouverneur, parce qu’en ces sortes d’occasions, il faut toujours faire plus que moins, » – Elle n’était point, en effet, plus coupable que l’immense majorité des habitants de Nantes, acteurs de la révolte, si formidable d’ailleurs, que la levée des impôts fut momentanément suspendue. Mais les révoltés avaient menacé l’évêque de Nantes de le pendre, si l’on ne remettait l’Éveillonne en liberté. Telle fut, sans doute la cause de son bannissement. Rennes se souleva presque au même moment que Nantes contre les nouveaux impôts. M. le duc de Chaulnes, effrayé de l’exaspération populaire, crut devoir mander dans cette ville trois compagnies du régiment de la Couronne, afin d’intimider les récalcitrants. Mais telles étaient la terreur, l’aversion trop légitimes qu’inspiraient alors aux populations les soldats de Louis XIV, qu’aussitôt l’arrivée des troupes royales, les faubourgs de Rennes coururent aux armes, et l’attitude du peuple devint si menaçante, que M. de Chaulnes ordonna aux trois compagnies de quitter la ville ; et à ce sujet il écrit à Colbert :
Rennes, ce 12 juin 1675
« Je vous mandai, Monsieur, par le précédent ordinaire, l’émotion qui avait commencé lorsque j’étais près de renvoyer les trois compagnies rejoindre le bataillon de la Couronne, selon l’ordre que j’avais reçu de ne pas séparer ledit bataillon, sans lesquelles (compagnies), ce pendant, M. le premier président et M. de Coëtlogon ne croyaient pas être en sûreté, ni pouvoir conserver les bureaux (du collecteur des taxes) en mon absence. Cet incident m’en empêcha, ne l’ayant voulu faire qu’après le calme ; mais comme tous les faubourgs avaient pris les armes avec beaucoup d’insolence et qu’ils sont bien plus grands que la ville et remplis de canaille ; les bruits qu’ils firent courre qu’il venait des troupes d’un côté et d’autre ; la crainte, particulièrement, que les femmes manifestaient au sujet des violences des soldats, y firent une grande confusion… J’appris que dans les faubourgs, ils avaient mis leurs gens dans une tour qu’ils gardaient et une porte de la ville. J’y fis prendre les armes à toutes les compagnies des bourgeois, qui les firent sortir de leurs postes et rétablirent la tranquillité publique, après quoi je fis partir les trois compagnies du régiment ; tout demeura dans un assez grand calme. Mais les bruits qui se répandirent encore le soir, qu’il y venait des troupes, jetèrent dans les faubourgs la même confusion, et l’on y prit partout les armes. Je crus me devoir appliquer alors, avec plus de soin, à séparer la ville d’avec les faubourgs, parce que l’on y menaçait de venir rompre et piller les bureaux des collecteurs et de sonner le tocsin ; mais l’on n’a osé jusqu’à présent l’entreprendre, non plus que d’aller au Palais, comme ils avaient témoigné vouloir faire, pour demander des arrêts pareils à ceux de Bordeaux(5). Cette rumeur diminua beaucoup hier et jusqu’à quatre heures tout fut tranquille. Mais, sur le soir, une femme qui cria aux armes, et qui dit que l’on voyait des troupes, les fit reprendre facilement aux faubourgs ; tout y est présentement calme, et j’espère que ces rumeurs finiront bientôt. Je maintiens la ville dans l’obéissance et tirerai, comme j’espère, des bons bourgeois, tout le service qu’on en peut attendre. Mais vous ne doutez pas, Monsieur, que la fidélité qu’ils témoignent n’ait des bornes fort peu étendues. »
(Les lignes suivantes, en caractères italiques, sont chiffrées dans la dépêche de M. de Chaulnes, et leur traduction est interlignée par l’un des secrétaires de Colbert.)
« La véritable source de ce soulèvement VIENT DU PARLEMENT. La jalousie de ce qui s’est passé à Nantes et à Guinguamp a fait répandre mille bruits dans la ville par les procureurs et personnes du palais, CONTRE L’AUTORITÉ DU ROI, QU’IL NE FALLAIT PAS LAISSER CROÎTRE.
»…… Le remède est de RUINER ENTIÈREMENT LES FAUBOURGS DE CETTE VILLE. Il est un peu violent, mais c’est dans mon sens l’unique. Je n’en trouve pas même l’exécution difficile avec des troupes réglées. Il faut de nécessité s’y résoudre, et par les mesures que je prendrai à propos, je ne doute pas que l’on n’y puisse réussir. Mais sans cela, l’on ne peut jamais s’assurer de cette ville. Il ne faut pas pour cela que les troupes viennent séparément, mais en même temps, peu d’infanterie suffira avec le régiment de la Couronne.
»…… Comme j’ai avis, en même temps, que les paysans de la campagne s’assemblent en Basse-Bretagne et se mutinent, tant contre l’édit du tabac que sur les bruits qui se sont répandus que l’on y veut établir la gabelle, j’ai prié M. le premier président de faire rendre un arrêt qui puisse détromper les peuples. »
(Ce qui suit, dans la dépêche, est encore en chiffres.)
« Il m’est venu une pensée pour arrêter ces attroupements et faire finir plus promptement le soulèvement des faubourgs de cette ville ; c’est de dire que j’avais reçu une lettre de votre part, par laquelle vous me mandez, Monsieur, que le roi se remet à moi, pour le temps et le lieu des États, et, sur l’heure, j’ai nommé la ville de Dinan, de la part du roi ; et dit qu’ils se tiendraient dans cinq semaines. Je ne puis vous exprimer le bon effet qu’a produit cette nouvelle, et j’en espère encore plus à la campagne, parce que, dans l’attente des États, les esprits seront plus tranquilles, et comme cette avance que j’ai faite N’EST DE NULLE CONSÉQUENCE ET QUE L’ON PEUT ENSUITE DIFFÉRER ET CHANGER LE LIEU comme il plaira alors à Sa Majesté, je crois qu’il est important que vous et M. de Pomponne NE ME DÉSAVOUIEZ PAS lorsqu’on en parlera. »
L’expédient de M. de Chaulnes : l’impudente et mensongère promesse de convoquer très-prochainement et dans un lieu déterminé les États de Bretagne, avait pour but d’apaiser l’insurrection, en faisant espérer aux populations que le Parlement refuserait l’enregistrement des édits ; et pendant cette espèce d’armistice, M. de Chaulnes rassemblerait un nombre de troupes suffisant pour ruiner complètement les faubourgs, remède un peu violent, – ajoute le gouverneur, – mais l’unique.
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