Enfin, l’on a remarqué ces mots significatifs : La fidélité des milices bourgeoises a des bornes très-peu étendues, et la véritable cause de ce soulèvement vient du Parlement.
M. de Chaulnes, dans une dépêche du 13 juin, donne à Colbert, de nouveaux détails.
« Monsieur, j’ai avis que ce soir l’on avait battu le tambour dans les faubourgs et que quelques compagnies y avaient pris les armes, qui n’avaient pourtant fait que s’y promener, et que l’on reparle de venir au Parlement. Nous verrons demain si cet avis a quelque fondement. » (Les lignes suivantes sont chiffrées.)
« Mais ce qui est de très-vrai, EST QUE LE PARLEMENT CONDUIT TOUT CETTE RÉVOLTE. Le calme est à l’extérieur rétabli, mais l’on conseille au peuple de ne pas quitter les armes tout à fait, qu’il faut qu’il vienne au Parlement pour demander la révocation des édits et particulièrement du papier timbré, et depuis les procureurs jusqu’aux présidents à mortier, le plus grand nombre VA À COMBATTRE L’AUTORITÉ DU ROI : c’est la pure vérité, et il ne faut pas être ici fort éclairé pour la connaître.
» Je maintiens la ville, c’est-à-dire les bons bourgeois dans la fidélité, et j’en tirerai tout le secours QUE L’ON PEUT ATTENDRE DE CES SORTES DE GENS. Mais cet état ne laisse pas d’être violent et contraire dans la suite à l’autorité du roi, tant que les faubourgs porteront les armes et garderont les avenues… »
Ainsi que nous l’avons dit, le despotisme de Louis XIV était devenu tellement odieux, intolérable, que les membres du Parlement (gens cependant peu révolutionnaires, ainsi que l’on dirait de nos jours), depuis les procureurs jusqu’aux présidents à mortier allaient à combattre l’autorité du roi et faisaient cause commune avec l’ardente population des faubourgs ; mais la révolte, loin de s’apaiser, redouble d’intensité, ainsi qu’il ressort d’une autre dépêche de M. de Chaulnes à Colbert.
« …… La crainte des troupes n’est maintenant qu’un prétexte de ne pas mettre entièrement les armes bas, et la révocation des édits en est le fondement. Ce qui marque que le menu peuple n’agit pas de lui-même, c’est que l’édit du tabac, qui devrait le plus l’animer, n’est pas celui qui fait plus de bruit, mais le papier timbré. L’on n’a osé jusqu’à présent tenter de venir demander au Parlement la révocation des édits, et l’on parle aujourd’hui d’en demander une surséance jusqu’aux États.
»…… Après avoir arrêté le cours de cette révolte, sans que l’on ait rien entrepris de considérable, je tâche à ramener les esprits par la douceur, mais… (ajoute M. de Chaulnes, en chiffres,) parce qu’il est de la dernière conséquence DE NE POINT PARLER PRÉSENTEMENT DE TROUPES NI DE VENGEANCE. C’est un point que je crois principal dans la conjoncture présente, et je crois que vous tomberez d’accord qu’il faut voir auparavant ce que feront les ennemis.
»………………………………………
» Nous venons d’apprendre la banqueroute d’un des meilleurs banquiers de Vannes, qui causera la ruine de bien du monde. Il se nomme Régnard. (Et en chiffres :) J’appréhende bien quelque pareil malheur des fermiers de la province. Ils m’avaient fourni quelque argent, qui n’allait pas à 15.000 livres, pour les employer aux affaires présentes. Ils viennent de me mander qu’ils sont hors d’état de donner un sol. M. le premier président veut retirer 100,000 écus qu’il a sur eux, ou à lui ou à ses amis. Si à cet exemple on les presse, il faut qu’ils s’y abandonnent.
»…… Il est certain, Monsieur, qu’il n’y a presque plus d’argent en Bretagne, et l’on ne croit pas qu’il y ait un million dans le commerce. La révolte des paysans près de Châteaulin subsiste. J’ai envoyé partout les ordres que j’ai crus nécessaires pour arrêter le cours de cette révolte. Ce sont les peuples les plus misérables de la province. Je suis, Monsieur, entièrement à vous.
» LE DUC DE CHAULNES. »
L’importance de cette dépêche ne saurait vous échapper, chers lecteurs. Il en ressort : 1° que la révolte a un caractère si menaçant, – qu’il ne faut point parler présentement ni de troupes ni de vengeance ; – 2° que la détresse générale multiplie les banqueroutes et rend presque impossible aux fermiers des impôts de les percevoir puisqu’il n’y a presque plus d’argent en Bretagne et qu’il n’y a pas un million dans le commerce ; – 3° que l’insurrection des campagnes commence, parce que les peuples sont – les peuples les plus misérables de la province.
La situation devenait en outre d’autant plus grave, que le gouvernement de Louis XIV, ainsi que vous allez le voir ci-après, chers lecteurs, redoutait à bon escient les intelligences des insurgés avec les républicains de Hollande, dont les flottes croisaient dans la Manche, et qui pouvaient, ainsi que nous l’avons dit, donner un appui moral et matériel à la révolte.
« …… Si les ennemis paraissaient sur nos côtes, » – écrit à Colbert M. de Chaulnes, dans une autre dépêche du 27 août 1675, – « les avis qu’ils pourraient avoir du progrès du soulèvement, leur donneraient peut être lieu d’y entreprendre, et l’on pourrait craindre même que le bruit des troupes, qui ne seraient destinées que contre Rennes, ferait un méchant effet en Basse-Bretagne. Je crois donc, Monsieur, que… (en chiffres) le retardement de la punition est absolument nécessaire……………… »
Les appréhensions de M. de Chaulnes, au sujet des croiseurs de la république des Sept-Provinces, étaient fondées, ainsi qu’il résulte de la dépêche suivante, adressée à Colbert, par M. le marquis de Lavardin, commandant à Nantes pour le roi. Nous donnons cette lettre in-extenso, parce qu’elle est d’un tour d’esprit fort original et que son auteur compte parmi les hommes les plus spirituels de son temps.
Nantes, 31 août 1675.
« Monsieur,
» J’ai avis de sept frégates hollandaises qui sont prêtes de se mettre en mer à Saint Sébastien pour venir croiser sur nos côtes, et on me mande de Saint-Malo, du 27, que RUYTER amène sur les côtes l’armée navale qu’il commande. J’ai reçu la lettre dont vous m’avez honoré, et puisqu’il vous déplaît d’être averti franchement, je ne prendrai plus cette liberté, d’autant plus que, donnant à de Narp un protecteur pour son juge, ma réputation sera plutôt ternie que la sienne ; Villebagne l’avait mis dans l’emploi, en le recommandant à M. de Coëtlogon, qui ne voyait pas alors qu’il balançait sa considération avec celle d’un lieutenant général qui n’a jamais malversé : M. de Léon n’agissait que sur les mémoires de M. de Seuil, qui est fort de ses amis. Je ne vous en parlerai plus jamais, et content de ne point faire d’injustice et de ne point salir mes mains, je laisserai librement maltraiter les malheureux, et trouverai que je le suis infiniment, Monsieur, si j’ai le malheur de vous déplaire, ne désirant rien davantage que l’honneur de votre protection et de votre bienveillance, et de vous marquer avec quelle soumission je suis, malgré les dégoûts qu’il vous plaît me donner,
» Monsieur,
» Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
» LAVARDIN. »
« Je suis, malgré les dégoûts qu’il vous plaît me donner, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur… » Est-il possible de témoigner plus de hauteur, sous une apparence plus humble ? Combien, dans cette dépêche, l’on sent le grand seigneur s’adressant à son supérieur : Monsieur Colbert. Le personnage dont il est question, M. de Narp, préposé à l’inscription maritime des matelots du littoral, se faisait exécrer par ses concussions ; mais en ce déplorable temps, tout était concussion et violence. Nous allons bientôt prouver, texte en main, que l’aversion des Bretons envers leurs prêtres, l’un des motifs les plus décisifs de l’insurrection, était surtout causée par l’insatiable convoitise du clergé. En voici une preuve bizarre, nous dirions « comique » si les exactions, les violences cléricales n’avaient fait couler le sang à torrents. Il s’agit d’un évêque qui, ayant vendu ses dîmes à un sieur Régnard et éprouvant quelque retard dans le payement, imagina de contraindre son débiteur à le payer. Par quel moyen ?… Jugez-en, chers lecteurs, d’après cet extrait d’une dépêche de M. de Chaulnes à Colbert (17 juin 1675) :
« …… La banqueroute de Vannes ne se trouve pas tout à fait véritable. Voici le fait : M. l’évêque de Vannes avait vendu trente-cinq muids de sa dîme de seigle au sieur Régnard. Il le pressait du payement, et comme il n’y satisfit pas aussi promptement qu’il le souhaitait, il s’avisa d’une exécution épiscopale dont l’on n’avait pas ouï parler, et lui ENVOYA CHEZ LUI DES PRÊTRES POUR Y DEMEURER JUSQU’À L’ENTIER PAYEMENT. Comme l’on doit respecter le caractère des prêtres, et que ledit Régnard fut fatigué de voir et nourrir toujours ces sortes de gens, la crainte que l’on ne l’arrêtât, le fit évader.
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