Les Mystères du peuple - Tome XIV

Eugène Sue

LES MYSTÈRES DU PEUPLE

TOME XIV

HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES

(1856)

 

Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’Insurrection.

LE SABRE D’HONNEUR

OU

FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1715-1851

(SUITE.)

Un fait si souvent produit à vos yeux, et presque de siècle en siècle, fils de Joël, va se reproduire de nouveau. Le pouvoir royal, forcé à d’immenses concessions, ne va songer qu’à les éluder, les nier ou les annuler, employant tour à tour, à ces fins, la perfidie, le parjure ou la violence ! Oui, malgré le terrible avertissement donné à Louis XVI et à la cour, par la prise de la Bastille ; malgré l’insurrection générale des villes et des campagnes, qui, seule, put imposer à la noblesse et au clergé les sacrifices accomplis durant la nuit du 4 août 1789 ; royauté, noblesse et clergé, à peine remis de leur épouvante, vont recommencer, soit ouvertement, soit dans les ténèbres, de conspirer contre la révolution. À ces conspirateurs de race et de naissance se joint bientôt le nombre considérable des ci-devant privilégiés dépossédés par les décrets de l’Assemblée nationale ; ils se liguent dès lors contre la constitution ; ainsi elle a pour ennemis les anciens membres des parlements, depuis la suppression de ces compagnies ; les pays d’États, depuis le décret de l’unité départementale ; les officiers aristocrates, depuis l’organisation démocratique de l’armée ; l’ancienne magistrature, depuis l’abolition de la vénalité ou de l’hérédité des charges ; les fermiers, depuis l’abolition des dîmes et des droits féodaux, de ces droits monstrueux ; une foule de bourgeoisies, depuis l’abolition des maîtrises, des jurandes, des corporations et des immunités de certaines villes ; les gens du fisc et les traitants, depuis l’abolition de mille impôts vexatoires, des aides, gabelles, taille, etc., etc. Enfin, l’ordre apporté dans les finances, la création d’un papier-monnaie, les assignats, dont les biens nationaux représentaient et au delà la contre-valeur, les projets d’institutions de crédit national aliènent à la constitution les financiers, les traitants, les fermiers généraux, qui faisaient payer si cher leurs capitaux ; en somme, cette effrayante quantité de bourgeois parasites, vivant jadis des incalculables abus de l’ancien régime, et cette portion non moins considérable du tiers état, enrôlée dans la garde nationale, qui voulait la monarchie constitutionnelle et fictive, afin de gouverner de fait, en substituant l’aristocratie de l’écu à l’aristocratie de naissance ; cette foule d’égoïstes, d’ambitieux, de cupides, de corrompus, va combattre avec acharnement la révolution… Mais, rassurez-vous, fils de Joël ! il lui reste pour défenseurs bon nombre de bourgeois patriotes, et l’immense majorité des prolétaires, résolus de maintenir au prix de leur vie cette révolution, qui a consacré la souveraineté du peuple, l’a investi de ses droits politiques, lui a donné l’égalité civile, et lui promet davantage…

Bientôt l’hostilité de la cour se déclare audacieusement. Louis XVI refuse de sanctionner la Déclaration des droits de l’homme, base fondamentale de la constitution, et oppose son veto à la loi qui décrète la vente des biens du clergé. Puis les projets liberticides des fanatiques de la royauté se révèlent avec une insolence inouïe. Le 1er octobre (1789), des régiments étrangers sont appelés à Versailles ; les gardes du corps invitent à un banquet les officiers nouveaux venus et ceux des dragons de Montmorency, des régiments suisses, des cent-Suisses, de la maréchaussée et de la prévôté ; quelques capitaines monarchiens, choisis dans la garde nationale de Versailles, sont aussi conviés ; les officiers de l’armée, au lieu de porter la cocarde nationale aux trois couleurs, se parent avec affectation d’énormes cocardes blanches… La cour offre à ces militaires un somptueux banquet, dont le roi fait les frais : la table est servie dans la salle de spectacle du palais de Versailles, brillamment illuminée. La musique du régiment de Flandre et des gardes du corps fait entendre pendant le repas des airs royalistes ou de circonstance, tels que : Vive Henri IV ! ou Ô Richard, ô mon roi, l’univers t’abandonne… Le vin, largement distribué, échauffe les têtes ; on porte la santé de la famille royale ; un capitaine de la garde nationale propose la santé de la nation : il est couvert de huées. Bientôt les officiers introduisent leurs soldats dans la salle, dont ils garnissent toutes les loges. En ce moment, le roi entre en habit de chasse, accompagné de la reine, tenant le dauphin par la main. À l’aspect de Louis XVI et de sa famille, des transports d’enthousiasme éclatent parmi les officiers ; la musique du régiment allemand fait entendre la marche des hulans, chant de guerre étranger ; alors l’ivresse se change en frénésie : on profère des injures, des menaces sanguinaires contre la révolution, contre l’Assemblée ; les trompettes de cavalerie sonnent la charge ; les officiers mettent l’épée à la main aux cris de : Vive le roi ! La cocarde tricolore est foulée aux pieds ; puis ces factieux, entraînant leurs soldats ivres comme eux, se répandent dans les cours du château, en proférant des imprécations sauvages contre les représentants du peuple. – J’ai été enchantée de la soirée de jeudi… – osa dire publiquement MARIE-ANTOINETTE, à propos de l’orgie de la veille ; et, par les ordres de cette reine imprudente, l’orgie se renouvelle le surlendemain, plus menaçante encore, au manège royal de Versailles. Des officiers avinés dressent une liste de proscription, dont doivent être victimes les députés patriotes de l’Assemblée. Les prétoriens se rendent ensuite dans la grande galerie du château, où les dames de la reine, singeant les rites de l’ancienne chevalerie, distribuent aux gardes du corps, aux officiers des régiments suisses et allemands des cocardes blanches, disant à ces chevaliers de la royauté parjure, en leur donnant une douce accolade : – Conservez la cocarde blanche, c’est la bonne… c’est la seule ! – En retour de quoi ces preux jurent d’exterminer les révolutionnaires. La cour, abusée par cette exaltation soldatesque, se croyait sûre du succès de son plan, que voici : Louis XVI devait se rendre furtivement à Metz, au milieu de l’armée du marquis de Bouillé : celui-ci répondait de ses régiments ; le roi, cantonné dans cette place forte de nos frontières, y attendrait les armées de la coalition étrangère, afin de rentrer avec elles dans son royaume en vainqueur inexorable, et de rétablir le pouvoir absolu, les privilèges de la noblesse, du clergé, d’anéantir enfin cette révolution maudite, déjà l’épouvante de tous les porte-couronnes de l’Europe. L’Assemblée nationale, intimidée, sans défenseurs, au milieu de ces saturnales de la force militaire, et comptant peu sur le secours de la garde nationale de Versailles, ose à peine manifester ses craintes… Impardonnable faiblesse… Mais le peuple de Paris veille… dans ses clubs ; la presse patriote sonne l’alarme.

« – Le samedi soir, Paris s’émeut ! » – écrit CAMILLE DESMOULINS dans son journal (Révolutions de France et de Brabant). – « C’est une dame qui, voyant que son mari n’est pas écouté au district, accourut la première au café de Foy (Palais-Royal) dénoncer l’orgie royaliste. M. MARAT vole à Versailles, revient comme l’éclair, et nous crie : – Ô morts, levez-vous ! – DANTON, de son côté, tonne au club des cordeliers ; et, le lendemain, ce district patriote affiche son manifeste en demandant à marcher sur Versailles. Partout le peuple s’arme ; on pourchasse les cocardes blanches et les cocardes noires (autre signe de ralliement royaliste), et, justes représailles, elles sont foulées aux pieds. Partout le peuple se rassemble, se consulte sur l’imminence du danger. On tient conseil dans le jardin du Palais-Royal, au faubourg Saint-Antoine, au bout des ponts, sur les quais. On se dit que la hardiesse des aristocrates croît à vue d’œil ; que le bateau chargé de farines, qui arrivait de Corbeil matin et soir, n’arrive plus que tous les deux jours… La cour veut donc prendre Paris par la famine ?… On se dit que, malgré les ordres de l’Assemblée, les parlements donnent toujours signe de vie… que celui de Toulouse brûle des brochures patriotiques ; que celui de Rouen décrète de prise de corps des citoyens absous par l’Assemblée… que celui de Paris enregistre et s’opiniâtre à se servir de sa formule gothique : Louis, par la grâce de Dieu, et tel est notre bon plaisir… On se dit, enfin, qu’il se tient des conciliabules dans les hôtels des aristocrates, et qu’on enrôle clandestinement pour la cour. »

LOUSTALOT, hardi jeune homme, généreux cœur, noble caractère, et l’un des plus brillants esprits de ce temps, écrit de son côté dans son journal, les Révolutions de Paris (n° XIII) :

« – Il faut un second accès de révolution, disions-nous il y a quelques jours ; tout s’y prépare. L’âme du parti aristocratique n’a pas quitté la cour ! Une foule de chevaliers de Saint-Louis, d’anciens officiers, de gentilshommes et d’employés déjà compris dans les réformes, ou qui vont l’être, ont signé un engagement de se joindre aux gardes du corps et autres. Ce registre contient déjà plus de trente mille noms. Le projet de la cour est de conduire le roi à Metz et d’y attendre le secours des étrangers, pour entreprendre la guerre civile et exterminer la révolution ! ! »

Enfin, MARAT, dans l’Ami du peuple (4 octobre 1789), donne les conseils suivants, avec cette promptitude de décision, cette sagacité profonde, cet admirable bon sens pratique qui le caractérisait, lorsqu’il n’était pas sous le coup de sa monomanie sanguinaire et dictatoriale :

« –… L’orgie a eu lieu !… L’alarme est générale. Il n’y a pas un instant à perdre. Tous les bons patriotes doivent s’assembler en armes, envoyer de forts détachements pour s’emparer des poudres d’Essonne ; chaque district doit aller chercher ses canons à l’Hôtel de Ville. La garde nationale n’est pas assez dépourvue de sens pour refuser de s’unir à nous et s’assurer de ses chefs, s’ils donnaient des ordres hostiles au peuple. Enfin, le péril est tellement imminent, que c’est fait de nous, si le peuple ne nomme un tribun et ne l’arme de la force publique ! »

Paris, averti, éclairé, soulevé par ces ardents appels à son énergie révolutionnaire, bientôt se rassemble et s’insurge ; mais, chose étrange et touchante à la fois, le signal de cette nouvelle insurrection est donné par des femmes ! Les farines commençaient de manquer par suite du complot de la cour ; une jeune fille du quartier des halles entre dans le corps de garde de Saint-Eustache, s’empare d’un tambour, parcourt les rues en battant la charge et criant : Du pain… du pain ! – Une foule de femmes se joignent à elle et envahissent l’Hôtel de Ville, où se tient rassemblé le directoire, notoirement monarchien ; ces viriles Gauloises réclament des armes et de la poudre, s’écriant : « – Que si les hommes sont assez lâches pour ne pas se rendre avec elles à Versailles, elles iront seules demander du pain au roi, et venger l’insulte faite à la cocarde nationale ! » STANISLAS MAILLARD, huissier, l’un des héros de la Bastille, harangue ces vaillantes, les modère, les engage à mettre de l’ordre dans leurs rangs. Elles le reconnaissent pour leur chef, et se donnent rendez-vous aux Champs-Élysées ; d’où elles partiront pour Versailles après avoir fait de nouvelles recrues de leur sexe.