La fraction des royalistes constitutionnels, s’unissant aux constitutionnels, a fait assez bon marché de la prétendue inviolabilité de la personne sacrée du roi, afin de conserver à tout prix la forme monarchique du gouvernement. Enfin, les républicains, très en minorité dans l’Assemblée, ont en vain demandé la déchéance de Louis XVI. Quant aux jacobins, subissant l’influence de l’opinion populaire, excitée par les journaux républicains et par le club des Cordeliers, ils se sont montrés, tout en restant fidèles à la constitution, moins absolus que lors de la séance du 21 juin, et ils ont posé, débattu la question de la déchéance de Louis XVI. Avant-hier, Brissot a, dans son journal, parfaitement résumé les conséquences des événements qui, depuis cinq jours, agitent si profondément les esprits :

« – Que faire dans les circonstances actuelles ? – dit Brissot. – L’on propose six partis : – Abolir la royauté, y substituer le gouvernement républicain. – Faire juger le roi et la question de royauté par la nation. – Faire juger le roi par une cour nationale. – Exiger son abdication. – Interdire Louis Capet et nommer un régent. – Enfin, laisser le roi sur le trône, en lui donnant un conseil électif. – La première opinion présentée au public est tranchante : PLUS DE ROIS, SOYONS RÉPUBLICAINS. – Tel a été le cri du Palais-Royal, de quelques sociétés populaires, de quelques écrivains ; mais cette opinion n’a pas fait autant de prosélytes qu’on le devait espérer ; les jacobins ont reçu avec indignation une députation du club des cordeliers, qui venait leur proposer la république : il semblait que ce fût un blasphème à leurs yeux. Cette répugnance pour le nom d’un état de choses où l’on est, paraît bien singulière aux yeux d’un philosophe… Cette singularité n’est que le fruit d’un secret calcul. »

J’ai en vain cherché à comprendre le sens de ces dernières paroles de Brissot : quel peut être le secret calcul des jacobins, dont il est impossible de suspecter le patriotisme et la bonne foi, même dans les erreurs de leur politique ?… Erreurs qui, selon moi, et je le répète, proviennent de ce que l’esprit bourgeois domine l’immense majorité des jacobins et qu’ils voient encore dans le gouvernement républicain un danger pour leurs intérêts. Cependant la tendance vers la république s’est considérablement accrue, ainsi que l’indignation publique contre Louis XVI et contre la majorité constitutionnelle de l’Assemblée. Plusieurs causes ont produit ces résultats, et d’abord cet audacieux manifeste du marquis de Bouillé, effrontément adressé par lui avant-hier aux représentants du peuple, et ainsi terminé :

« –… Je connais mes forces ; bientôt votre châtiment servira d’exemple mémorable à la postérité ! Ainsi doit vous parler un homme à qui vous avez d’abord inspiré de la pitié. N’accusez personne de complot contre votre infernale constitution. Le roi n’a pas fait les ordres qu’il a donnés ; moi seul ai tout ordonné. Contre moi seul aiguisez donc vos poignards, et préparez vos poisons. Vous répondez des jours du roi, À TOUS LES ROIS DE L’UNIVERS. Si on lui ôte un cheveu de la tête, il ne restera pas pierre sur pierre à Paris. Je connais les chemins, JE GUIDERAI LES ARMÉES ÉTRANGÈRES. Adieu, messieurs, je finis sans compliments, mes sentiments vous sont connus.

» MARQUIS DE BOUILLÉ. »

Ces insultes, ces menaces, adressées à la révolution, à la France, au nom de tous les rois de l’univers, par un royaliste confident et complice de Louis XVI, par un général qui, « connaissant, dit-il, les chemins, conduira les armées étrangères jusqu’à Paris, dont il ne restera pas pierre sur pierre, » dévoilaient, avec une impudente et brutale franchise, le plan des souverains coalisés, secrètement d’accord avec la cour ; cependant, tel fut l’incroyable aveuglement de la majorité de l’Assemblée nationale, qu’au lieu de prononcer la déchéance de Louis XVI et de le citer à sa barre, au nom de la déclaration laissée par lui en partant, et complétée par l’insolent et significatif manifeste du marquis de Bouillé, l’Assemblée non-seulement ne permit pas à la minorité républicaine de poser la question de déchéance, mais décréta, le croirez-vous, fils de Joël, « qu’une garde serait donnée au roi à son retour, pour répondre de sa personne, et que les complices de sa fuite seraient interrogés par les commissaires de l’Assemblée, qui ENTENDRAIENT LES DÉCLARATIONS de Louis XVI et de la reine. »

L’opinion publique a été, à bon droit, révoltée de ces décrets, qui établissaient cette distinction encore plus inique qu’absurde, et toute à l’avantage de Louis XVI, le principal criminel de qui, cependant, l’on se bornerait respectueusement à entendre les déclarations, tandis que l’on interrogerait ses complices, qui avaient, après tout, obéi à ses ordres.

« – Quelle duplicité ! – a dit hier Brissot dans son journal. – Quelle duplicité, que celle de l’Assemblée… arrêter le roi… et ne vouloir pas que l’on déclare qu’on l’a arrêté ! Recevoir ses déclarations et interroger ses complices ! S’il existe des complices, il y a un coupable, et ce coupable, quel est-il, sinon Louis XVI ? Rendre des officiers responsables de sa garde… et vouloir faire croire qu’il est libre… Est-il ou non prisonnier ? S’il l’est, pourquoi mentir ? S’il ne l’est pas… pourquoi le retenir ? »

Camille Desmoulins, jugeant avec sa sagacité habituelle la situation, écrit ce matin dans les Révolutions de Paris :

« –… L’Assemblée, toute monarchique qu’elle est, a été entraînée par ses propres décrets, par la force des circonstances et de ses passions, à des mesures républicaines. Ils ne veulent pas de régent, ces monarchiens ! et la pudeur les empêche de reconnaître pour chef de la nation un roi aussi déshonoré que Louis XVI. Or, sans roi et sans régent, nous aurons la république, comme qui dirait par la force des cartes. »

Enfin, Condorcet, l’un des esprits les plus éclairés, les plus éminents de notre temps, a publié depuis peu de jours un écrit où, faisant appel à l’opinion républicaine, il dit ceci :

« – La prétendue nécessité d’un roi n’existe pas là où les pouvoirs sont bien organisés. – La liberté de la presse et son action défieraient le retour d’un Cromwell ou d’un Monk. – L’on a tort de citer sans cesse l’exemple de Rome et d’Athènes, où il n’y avait pas de vraie république, puisque l’on y tolérait les classes privilégiées. – L’étendue de la France est plus favorable que nuisible à l’établissement d’une république. – L’HÉRÉDITÉ du trône, OBSTACLE PERMANENT AU PROGRÈS DES SOCIÉTÉS, crée la LUTTE, loin d’être un élément de STABILITÉ… »

L’écrit de Condorcet a produit une profonde impression surtout sur cette fraction de la bourgeoisie nourrie, si cela se peut dire, de la philosophie de Voltaire, de Rousseau et des encyclopédistes. L’observation de Condorcet, s’étonnant à bon droit de ce que l’on cite sans cesse l’exemple des Romains et des Grecs à l’appui des aspirations républicaines de nos jours, m’a d’autant plus frappé, que depuis longtemps il me semblait inexplicable qu’au lieu d’évoquer les antiques souvenirs de Rome et de Sparte, nos grands orateurs populaires ne fissent jamais appel aux souvenirs anciens ou récents de notre histoire nationale, en remontant jusqu’à son berceau ! Est-ce que la constitution primitive de la GAULE, notre mère patrie, n’a pas été pendant des siècles une RÉPUBLIQUE FÉDÉRATIVE ? Est-ce que cet esprit républicain ne s’est pas perpétué, manifesté par les insurrections soit des Bagaudes, soit des Vagres, à la suite des conquêtes romaines et franques ? et, plus tard, au septième et au huitième siècle, par la révolte des serfs de Normandie ? Est-ce que l’esprit républicain le plus pur n’inspirait pas la lutte des communes contre la royauté au dixième et au onzième siècle ? Est-ce que les grandes cités consulaires et municipales du midi de la France, au douzième et au treizième siècle, n’étaient pas des républiques ? Est-ce qu’au quatorzième siècle la république n’a pas été de fait proclamée par Étienne Marcel, imposant à la royauté la constitution de 1352, constitution bien autrement radicale que celle de 1791 ? Est-ce qu’au quinzième siècle, les États généraux n’ont pas cent fois affirmé la souveraineté de la nation, qui, faisant les rois, pouvait les défaire ou s’en passer ? Est-ce qu’au seizième siècle, lors des guerres civiles de la réforme, les protestants ne se sont pas confédérés en provinces républicaines, à l’instar, disaient-ils, des cantons suisses ? Est-ce qu’enfin, au dix-septième siècle, sous le règne du grand roi, des conspirations nombreuses, entre autres celle du chevalier de Rohan, dont Van-den-Enden était l’âme, n’affirmaient pas la ténacité vivace de l’idée républicaine ? Est-ce qu’elle ne s’est pas encore clairement révélée lors de la grande insurrection où le peuple et les paysans de Bretagne faisant cause commune, ont presque ébranlé la toute-puissante monarchie de Louis XIV ? Est-ce qu’enfin ce CODE PAYSAN, que les vassaux de la noblesse et du clergé voulaient dès 1675 imposer par la force des armes à leurs seigneurs et à leurs curés, ne contenait pas en germe, en principe, la Déclaration des droits de l’homme de 1789 dont le Code paysan a été le rustique précurseur ?

Victoria me disait ce matin à ce sujet :

– Telle est malheureusement encore l’obscurité de notre histoire au point de vue républicain que nos plus ardents révolutionnaires en sont réduits à invoquer l’exemple de Rome et de Sparte, au lieu d’invoquer l’exemple de la vieille Gaule, et de montrer, par une succession de faits éclatants advenus presque de siècle en siècle, que l’antique tradition républicaine s’est invinciblement perpétuée parmi nous à travers les âges, tant elle est incarnée dans l’esprit national, dont elle est au fond l’un des caractères indélébiles.