Combien des exemples tirés de notre histoire feraient vibrer davantage la fibre populaire, presque indifférente aux citations de l’histoire ancienne, que le peuple ignore… Voilà pourquoi, chaque jour, je regrette que notre humble légende plébéienne n’ait pas été publiée pour l’enseignement de nos frères, car elle résume pour ainsi dire la tradition républicaine en Gaule depuis les temps antiques jusqu’à nos jours !
Ces réflexions de ma sœur m’ont frappé. Je regrette, comme elle, que notre légende soit encore inédite ; mais, à cette heure les événements se précipitent tellement qu’ils rendent les théories presque inutiles.
Hier 25 juin 1791, nous nous sommes rendus, Victoria et moi, aux Champs-Élysées vers les six heures du soir, afin d’assister l’entrée de Louis XVI dans sa bonne ville de Paris. Le manifeste de ce prince laissé par lui après sa fuite l’audacieuse et significative missive du marquis de Bouillé à l’Assemblée, les incroyables décrets de cette assemblée ; le tollé général qu’ils ont soulevé dans la presse patriote, tout concourait à donner au retour de Louis XVI à Paris une importance considérable. Voilà pourquoi ma sœur et moi, nous avons désiré observer l’impression produite sur la population par la présence de son roi.
Une foule immense encombrait les Champs-Élysées et la place Louis-le-Vicieux (ce dicton ayant remplacé l’appellation de place Louis XV, où, à la honte de la France, s’élève encore la statue équestre de ce roi immonde). Je ne saurais rendre l’expression du regard de Victoria, lorsque d’un geste elle m’a désigné l’image en bronze de cet infâme porte-couronne, lui, l’auteur de tous les malheurs dont a été accablée notre famille ! Nous sommes, après de grands efforts, parvenus, ma sœur et moi, à nous approcher de la double haie formée par la garde nationale afin de laisser une voie libre pour le passage du cortège royal. Nous avons vu dans cette voie où il se promenait au pas de son cheval, M. Hubert ; son bataillon était l’un de ceux qui composaient la haie.
(Je note ici, en passant et par parenthèse, que M. Desmarais, qui a jusqu’à présent voté avec la minorité républicaine de l’Assemblée, s’est trouvé subitement et très-gravement malade le 21 de ce mois, jour où la fuite de Louis XVI a été dénoncée à l’Assemblée. L’indisposition subite de M. Desmarais devait avoir des suites graves et surtout prolongées, car il a obtenu, plus tard, un congé de convalescence qui l’a tenu éloigné de l’Assemblée jusqu’à la fin de cette année 1791. Il est allé à Lyon rejoindre sa femme et sa fille, de qui je reçois souvent des lettres remplies de dignité, de tendresse, et dans lesquelles elle me proteste toujours de sa résolution de n’avoir d’autre époux que moi.)
Nous étions placés, Victoria et moi, non loin des gardes nationaux formant la haie et appartenant au bataillon des Filles-Saint-Thomas, commandé par M. Hubert. Divers propos tenus par eux, et arrivant jusqu’à nous, prouvaient qu’ils partageaient les idées de leur chef, royaliste constitutionnel.
– Peu nous importe le roi ! – disait un garde national ; – ce que nous voulons, c’est la royauté ! Ce que nous ne voulons pas, c’est la république.
– Et nous ne la voulons pas uniquement pour cela que les anarchistes et les pillards la veulent.
– Si les sans-culottes des faubourgs sont tentés d’avoir une journée, ils l’auront, et l’on verra que les bonnets de peaux d’ours ne reculent pas devant les bonnets rouges.
– L’on verra que les baïonnettes ne reculent pas devant les piques.
Ces paroles imprudentes, provocatrices, témoignaient du déplorable aveuglement de la majorité de la bourgeoisie, dont la défiance et l’hostilité à l’égard du peuple allaient, et devaient malheureusement aller toujours empirant. (Hélas ! cette journée, que dans leur aberration certains gardes nationaux demandaient, ne devait pas se faire attendre plus d’un mois. Elle ne fut que trop connue plus tard sous le nom du massacre du champ de Mars.)
La foule au milieu de laquelle nous nous trouvions, ma sœur et moi, restait dédaigneuse des paroles agressives des gardes nationaux. L’on attendait avec une impatience croissante la venue du cortège royal. Tout concourait à donner à la scène dont nous allions être témoins, un caractère imposant. De vifs éclairs, accompagnés d’un tonnerre lointain, sillonnaient le ciel orageux et sombre. L’attitude du peuple semblait sévère, recueillie ; son sentiment en cette circonstance se résumait pour ainsi dire par le texte de nombreux écriteaux promenés au bout de piques surmontées d’un bonnet rouge et portant ces inscriptions, placardés à profusion depuis le matin dans les faubourgs, et répétés par les journaux patriotes :
– CELUI QUI APPLAUDIRA LOUIS XVI RECEVRA DES COUPS DE BÂTON. CELUI QUI L’INSULTERA SERA PENDU…
D’autres écriteaux portaient ces mots :
– CITOYENS, GARDEZ LE SILENCE… ET RESTEZ COUVERTS, LE ROI VA PASSER DEVANT SES JUGES.
Le premier de ces écriteaux, empreint d’une farouche énergie, révélait cependant une distinction d’une remarquable délicatesse entre des applaudissements serviles, et le respect que l’on doit à un ennemi réduit à l’impuissance ; le second écriteau faisait noblement appel à la dignité du peuple souverain. Les sentiments exprimés par ces paroles étaient ceux (je le répète) de l’immense majorité de la foule, profondément irritée contre Louis XVI, indignée des inqualifiables décrets des représentants du peuple, mais calme dans sa force et, après tout, sentant bien que, le moment venu, elle jugerait les choses en dernier ressort, résolue jusque-là de ne pas outrager lâchement Louis XVI, mais de lui prouver par un silence plus menaçant que les clameurs de la colère, qu’il passait devant ses juges, ainsi que le disait l’écriteau. Le peuple donna bientôt un exemple de la silencieuse dignité qu’il voulait conserver. Une rumeur d’abord lointaine et répétée de proche en proche annonça l’arrivée du roi ; l’on vit passer au galop, allant à la rencontre du cortège, LA FAYETTE à cheval escorté d’un brillant état-major de bleuets. La haie de gardes nationales, à l’aspect du général, poussa les cris enthousiastes de : Vive La Fayette ! Vive la constitution ! Vive le roi constitutionnel… – Quelques voix même ajoutèrent : – Vive le restaurateur des libertés françaises ! – Et, à bas la république !
À ces cris, à ces nouvelles provocations de la garde bourgeoise, le peuple répondit par un silence absolu et d’une signification formidable, car il prouvait la discipline, l’accord de cette populace prétendue effrénée, indisciplinable ; mais, au bout de quelques instants, le peuple put, à son tour, témoigner hautement ses sympathies révolutionnaires. L’on vit s’avancer, allant aussi à la rencontre de Louis XVI, le brave SANTERRE, si populaire dans le faubourg Saint-Antoine. Il était à cheval, accompagné de deux patriotes exaltés, Fournier l’Américain et le marquis de Saint-Hurugue, l’un des rares aristocrates qui embrassaient la cause révolutionnaire. Santerre marchait à la tête de son bataillon, appartenant aux sections du faubourg Saint-Antoine. Presque tous les citoyens de ce bataillon, trop pauvres pour acheter des habits d’uniforme, portaient leurs habits d’artisans. Le plus grand nombre était armé de piques au lieu de fusils. L’aspect de ces hommes, la poitrine demi-nue, à la physionomie honnête, mais énergique et rude, à l’attitude résolue, aux vêtements usés par un labour quotidien, et coiffés du bonnet de laine du prolétaire, offrait un contraste frappant avec la tenue militaire des bonnets de peaux d’ours, ainsi que l’on appelait les grenadiers de la garde nationale des quartiers du centre de Paris. L’un des hommes du bataillon de Santerre tenait une pique surmontée d’un écriteau ainsi conçu :
CITOYENS, SOYEZ CALMES, ET RESPECTEZ LA LOI.
Un autre homme du faubourg portait un pain embroché au fer de sa pique, surmontée de cette inscription :
LE PEUPLE NE MEURT PAS DE FAIM EN L’ABSENCE DE SES TYRANS !
La présence de Santerre et de son bataillon fut saluée de ces cris, poussés par le peuple :
– Vive Santerre ! – Vive la nation !
Quelques voix ayant crié : – À bas Veto ! – furent couvertes d’improbation et par de nouveaux cris de : Vive la nation ! sans qu’une nouvelle injure adressée à la personne du roi se fit entendre. Cette leçon de modération donnée à la garde bourgeoise l’irrita, l’exaspéra. M. Hubert, mettant son chapeau au bout de son épée, s’écria : – Vive le roi ! – en jetant sur la foule un regard d’intrépide défi. Cette nouvelle provocation demeura vaine ; M. Hubert, ne se possédant plus, s’écria :
– Grenadiers ! le passage laissé entre les deux haies n’est pas assez large… refoulez ce monde-là… et s’il résiste… crossez le ! !
L’ordre du commandant Hubert fut exécuté, mais moins durement qu’il ne l’enjoignait ; les grenadiers repoussèrent pourtant assez rudement les premiers rangs de la foule, et ceux-ci refluant sur les autres rangs déjà entassés, il s’en suivit quelque désordre dans cette masse compacte ; plusieurs voix s’élevèrent contre la garde bourgeoise ; mais à l’instant circulèrent ces avertissements salutaires et bientôt écoutés :
– Du calme, citoyens, du calme ; – on veut nous provoquer, – on veut une journée, – on ne l’aura pas ! !
Cet incident a été bientôt oublié, car l’on a entendu ces mots, répétés de proche en proche : – Voilà le roi ! – Voilà Capet ! – Voilà M. et madame Veto ! – L’attention générale s’est alors portée vers le cortège royal.
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