Partout se manifestait l’aversion pour la royauté, le mépris pour la personne de Louis XVI ; partout, sur les enseignes des boutiques, ou sur les écriteaux des rues, l’on effaçait les mots : roi, reine, Bourbon, etc., etc. À mesure que nous pénétrions davantage dans les quartiers populaires, nous avons remarqué, au sujet de la fuite du roi, une profonde indifférence, ou une sorte d’allégement mêlé de vagues aspirations républicaines. À l’inverse de l’instinct égoïste et aveugle de la bourgeoisie, l’instinct du peuple lui disait clairement que la république pouvait seule défendre, sauver, compléter les conquêtes de la révolution. Le bon sens des masses exprimait leur sentiment avec une naïveté pleine de force. J’ai entendu dire à une femme du faubourg Saint-Antoine :
« – Le gros Veto » (sobriquet donné à Louis XVI depuis l’adoption de la loi du veto suspensif, loi si profondément antipopulaire) ; – « le gros Veto est donc parti ? Ma foi, ça prouve que l’on peut joliment bien dormir sans roi ; car, cette nuit, je n’ai fait qu’un somme… et, durant le jour, je gagerais que je ne m’apercevrai pas davantage que nous n’avons plus de roi ! ! »
Plusieurs organes de la presse patriote, du 22 juin (1791), encourageaient les tendances républicaines, soit en demandant ouvertement la république, soit en y préparant les esprits, en exigeant la déchéance de Louis XVI, qui, par sa désertion de son poste, déchirait le contrat qui l’unissait à la nation. L’un des rares républicains de 1791, Bonneville, écrivait ce jour-là, dans LA BOUCHE DE FER, organe du Club social, présidé par l’ex-curé Claude Fauchet, excellent patriote :
« –… Avez-vous remarqué, citoyens, comme on est frère quand le tocsin sonne ? quand on bat la générale, et que les rois ont pris la fuite ?… – PLUS DE ROIS ! Pas de dictature ! Pas de régents ! Pas de protecteurs ! Pas d’empereurs ! NOTRE ENNEMI, C’EST NOTRE MAÎTRE, JE VOUS LE DIS EN BON FRANÇAIS. – Point de La Fayette ! Point de d’Orléans ! Le règne de la loi… de la loi seule… et faite pour tous ! – D’Orléans est un ambitieux ; le sire Moittié, marquis de La Fayette, est toujours moitié l’un, moitié l’autre. – Voulez-vous absolument une formule de serment ? Faites celui-ci : – Je périrai, ou nous serons sans maître ! »
Le club des Cordeliers fit dès le matin placarder cette affiche :
« Citoyens !
» L’Assemblée législative a décrété l’esclavage de la France en décrétant l’hérédité de la couronne !
» Nous demandons… et vous demanderez, avec nous, l’abolition de la royauté… La France doit être république.
» VIVE LA RÉPUBLIQUE !
» LEGENDRE, président. »
Cet énergique appel républicain et l’influence du numéro de la Bouche de fer furent immenses dans les faubourgs ; l’on s’arrachait littéralement la feuille de Bonneville, l’on se répétait, en le commentant, ce vieil axiome du fabuliste d’une éternelle vérité : Notre ennemi, c’est notre maître. – Et l’on disait comme Bonneville : Plus de rois ! Pas de régents ! Pas de protecteurs ! Pas d’empereurs ! Périssons, ou soyons sans maîtres ! MARAT, dans l’Ami du peuple de ce jour, se livrait aux égarements de sa monomanie déplorable, à l’endroit de la dictature et de l’extermination, mais donnait cependant d’excellents conseils dans son manifeste, dont voici quelques extraits :
« –… Citoyens, Louis XVI a pris la fuite cette nuit… Ce roi parjure, sans foi, sans pudeur, sans remords, est allé rejoindre les rois étrangers, ses complices. La soif du pouvoir absolu, qui dévore son âme, le rendra bientôt assassin féroce. Il reviendra se baigner dans le sang de ses sujets, qui refusent de se soumettre à son joug tyrannique… En attendant, il se rit de la sottise des Parisiens, qui ont eu foi à ses serments… Citoyens, vous êtes perdus, si vous prêtez l’oreille à l’Assemblée nationale, qui ne cessera de vous cajoler, de vous endormir, jusqu’à l’arrivée de l’ennemi sous vos murs ! ! Faites partir à l’instant des courriers pour les départements ; appelez les fédérés bretons à votre secours ; emparez-vous de l’arsenal ; désarmez les alguazils à cheval, les gardes des ports, les chasseurs des barrières, la troupe soldée… tous contre-révolutionnaires… Citoyens, nommez sur l’heure un dictateur impitoyable ! qui, du même coup, fasse tomber la tête des ministres, de leurs subalternes, de La Fayette, de tous les scélérats de son état-major, de tous les contre-révolutionnaires, de tous les traîtres de l’Assemblée nationale. »
Camille Desmoulins caractérisait ainsi, dans les Révolutions de France, avec sa verve railleuse, la situation présente :
« –… Le roi a couché la nation en joue, le coup a raté… à la nation de tirer maintenant. Sans doute elle dédaignera de se mesurer contre un homme désarmé, fût-ce un roi ! ! et je serais le premier à tirer en l’air… mais il faut que l’agresseur me demande la vie… »
Des placards, des inscriptions de toute nature, affichés sur les murs de Paris, agissaient puissamment sur l’opinion publique dans le sens d’un mouvement républicain. Nous avons lu, au coin de la rue Saint-Victor, placardés, ces beaux vers, dont ma sœur a pris copie :
« Songez qu’au Champ-de-Mars à cet autel auguste,
» LOUIS nous a juré d’être fidèle et juste !
» De son peuple et de lui tel était le lien.
» Il nous rend nos serments puisqu’il trahit le sien.
» Si parmi vous, Français, il se trouvait un traître
» Qui regrettât le roi et QUI VOULÛT UN MAÎTRE,
» Que le perfide meure au milieu des tourments ;
» Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents,
» Ne laisse ici qu’un nom plus odieux encore
» Que le nom des tyrans que l’homme abhorre ! »
À ces vers émanés du club des Cordeliers, était joint le placard suivant :
« – Les Français libres composant la société des amis des droits de l’homme ou du citoyen, le club des Cordeliers déclare qu’elle renferme autant de TYRANNICIDES que de membres. Tous ont juré de poignarder les tyrans qui oseraient attenter à notre liberté.
» LEGENDRE, président,
» COLIN, CHAMPION, secrétaires. »
Au faubourg Saint-Marceau, nous avons vu des hommes, des femmes, des enfants ivres de joie danser autour d’un arbre de la liberté en répétant cette chanson populaire improvisée pour les circonstances, sur l’air de Marlborough :
« VETO s’en va-t’en guerre,
» Mironton-ton-ton-mirontaine ;
» Il part à la légère,
» Mais il lui en cuira ! »
(Le second couplet, mis dans la bouche de Louis XVI, faisait ainsi allusion à ses fonctions de roi constitutionnel gagé par la nation.)
« J’gagnerai ma nourriture,
» Mironton-ton-ton-mirontaine,
» Je vous f’rai une serrure
» Dont vous gard’rez la clef.
» Je m’ennuie d’ma couronne !
» Mironton-ton-ton-mirontaine,
» J’la laisse à qui me donne
» Du vin de Malaga !
» Dites qu’on m’en apporte,
» Mironton-ton-ton-mirontaine,
» Et mettez sur ma porte :
» C’EST LE DERNIER DES ROIS. »
Vers la fin de la journée, le journal la Bouche de fer donnait, dans un supplément, la proclamation adressée aux Français par Louis XVI fugitif, pièce saisie chez Laporte, l’un des affidés de la cour et chargé de la faire imprimer, placarder à Paris. Cette pièce, transmise au bureau de l’Assemblée, ne laissait aucun doute sur les projets et sur la trahison de Louis XVI.
« – Le roi, – est-il dit dans ce manifeste, – a longtemps espéré de voir l’ordre et le bonheur renaître par l’Assemblée, il renonce à cette espérance ; la sûreté des personnes et la propriété sont compromises ; l’anarchie est partout. Le roi, se considérant comme captif depuis son séjour forcé à Paris, PROTESTE CONTRE TOUS LES ACTES DE L’ASSEMBLÉE, CONTRE LA CONSTITUTION qui outrage l’Église, – avilit la royauté, la subordonne à l’Assemblée, la réduit à une liste civile insuffisante, etc., etc. – D’après ces motifs, – dit Louis XVI en terminant, – dans l’impossibilité où je suis d’empêcher le mal, il faut chercher ma sûreté ! Français ! vous que j’appelais les habitants de ma bonne ville de Paris, méfiez-vous des factieux ! Revenez à votre roi. Il sera toujours votre ami, quand notre sainte religion sera respectée ! quand le gouvernement sera stable ! et la liberté établie sur des bases inébranlables !
» Signé LOUIS. »
Bonneville, après avoir cité cette proclamation in-extenso, la flétrissait énergiquement et terminait ainsi son article en s’adressant à Louis XVI :
« –… Perfide ! tu as voulu imiter le toi Jean qui appela les Brabançons et les bulles du pape pour l’aider à violer la foi promise et anéantir la grande charte d’Angleterre, signée, disait-il, malgré lui ; tu ne réussiras pas davantage ! »
Aux abords de la Bastille et sur quelques décombres de la forteresse, un jeune citoyen qui, par la recherche de sa mise, sa coiffure soigneusement poudrée, semblait appartenir à la haute bourgeoisie, fit la motion suivante :
« – Messieurs, il serait très-malheureux dans l’état actuel des choses, que le roi perfide et scélérat nous fût ramené ! Qu’en ferions-nous ?… (Bravo ! bravo !) Ce transfuge viendrait comme Thersite, verser ces larmes grasses dont parle Homère ! Donc, si l’on commet l’énorme faute de nous ramener Louis XVI, je fais cette motion : – Qu’on expose ce ci-devant pendant trois jours à la risée publique. Qu’on le conduise ensuite par étapes jusqu’à la frontière… et que là… les commissaires de la république qui l’auront escorté donnent solennellement à ce dernier des rois… du pied au c… »
Cette motion originale, empreinte d’un si plaisant, mais si ferme dédain de la royauté, fut accueillie par des éclats de rire et des applaudissements universels. En ce moment, des citoyens assemblés sur le boulevard Saint-Antoine, devant l’enseigne d’un magasin portant ces mots : AU BŒUF COURONNÉ, s’écriaient gaiement : – À bas l’enseigne ! – faisant ainsi allusion à la corpulence du monarque. Ailleurs nous vîmes porté au bout d’une pique surmontée d’un bonnet rouge, un écriteau ainsi conçu :
« – Le dernier des rois s’est évadé de son repaire dans la nuit du 21 au 22 juin… Récompense honnête à celui qui, le trouvant… NE LE RAMÈNERA POINT. »
Partout enfin, les citoyens raturaient avec indignation, sur le second manifeste de l’Assemblée affiché à la fin du jour, ces mots : enlèvement du roi, que les constitutionnels, dans le dessein déjà prémédité d’innocenter Louis XVI, avaient eu l’inconcevable audace de substituer à fuite du roi ; les monarchiens espérant ainsi persuader la population que, seul, l’entourage du roi était coupable d’une fuite à laquelle on avait contraint ce prince !
« – Enlever malgré lui le gros Veto, qui pèse trois cents livres ?… L’Assemblée veut nous faire croire cette bourde ! – disait un fédéré fumant sa pipe et haussant les épaules en lisant l’affiche. – Ah, ça ! décidément, citoyens, le Législatif prend le peuple souverain pour une cruche ! ! »
En un mot, telle était l’indifférence profonde ou la satisfaction instinctive des masses au sujet de la fuite de Louis XVI, que les journaux royalistes eux-mêmes étaient forcés de rendre hommage à la paisible attitude de la population. L’Ami du roi du 23 juin (1791), rédigé par l’aristocrate Royou, disait :
« –… Quel a dû être l’étonnement, la confusion des factieux lorsqu’ils ont vu ce même peuple qu’ils croyaient si furieux, si passionné pour la révolution, attendre si paisiblement le nouvel ordre de choses que l’éloignement du roi semblait présager ? Les factieux ont prétendu se faire un mérite de cette tranquillité vraiment miraculeuse, eux qui comptaient sur un pillage et sur un massacre universel ! ! »
En résumé, tel était donc, le 21 juin 1791, l’état des esprits à Paris : la majorité de la bourgeoisie, consternée de l’évasion de SON roi, était résolue, dans le cas où les commissaires de l’Assemblée dépêchés à sa poursuite ne pourraient atteindre et ramener Louis XVI, de s’abriter derrière le protectorat provisoire offert à La Fayette, si toutefois l’on ne parvenait à obtenir du duc d’Orléans, grâce à ses affidés Laclos, Louvet et Sillery, qu’il reniât ce serment tant de fois répété par lui : – « qu’il jurait de répudier ses droits éventuels au trône, » et qu’il acceptât la royauté constitutionnelle. Le peuple, enchanté d’être débarrassé du roi, aspirait à la république, autant par la sûreté de son instinct du salut public, que par les généreuses et patriotiques inspirations de plusieurs organes de la presse révolutionnaire.
D’où vient donc, fils de Joël, que les fermes tendances républicaines de la population de Paris ne se manifestèrent par aucun acte durant cette importante journée du 21 juin (1791), qui pouvait, qui aurait dû être si décisive ? Cette inertie, il faut d’abord l’attribuer à la conduite absurde, criminelle, de l’Assemblée nationale, tellement aveuglée par son égoïste amour de la royauté bourgeoise, qu’elle voulait innocenter la navrante trahison de Louis XVI, et replacer à tout prix, sur un trône qu’il désertait, ce roi parjure, lequel, intronisé de nouveau et malgré lui, devait forcément de nouveau conspirer avec ses complices de l’intérieur et de l’extérieur contre une constitution qu’il abhorrait, témoin le manifeste laissé par lui après son départ et signé de sa main. Mais ce qui surtout paralysa les aspirations républicaines du peuple, ce fut, sauf l’énergique attitude du club des Cordeliers, la mollesse, l’indécision, le manque d’initiative du club des Jacobins et du Club social, desquels le peuple attendait toujours l’impulsion aux jours de l’action, de même qu’il recevait de la presse patriotique son impulsion morale. Oui, fils de Joël, telle était encore la puissance de la tradition et du préjugé monarchiques, que, sauf Camille Desmoulins, Bonneville, Condorcet, Legendre et quelques autres en petit nombre (Robespierre croyait politique de dissimuler encore ses tendances républicaines), les révolutionnaires n’avaient pas encore conscience de cette vérité, que nous ne saurions trop répéter : – « Le gouvernement constitutionnel de 1791, si amoindrie, si subordonnée qu’y fût la royauté, était impuissant à défendre, à maintenir les conquêtes de la révolution. Le gouvernement avait son ennemi capital dans Louis XVI, chargé du pouvoir exécutif ; ce prince ne voyait-il pas, ainsi qu’il le disait dans son manifeste, la monarchie outragée, avilie en lui ? Enfin, les souverains étrangers devaient se coaliser, se coalisaient ouvertement depuis plusieurs mois, afin d’anéantir ce précédent d’un si funeste et si contagieux exemple pour leurs peuples : – le pouvoir royal soumis à l’omnipotence d’une assemblée bourgeoise élue par le suffrage universel ; – donc, seule, la république, en prenant hardiment, au grand jour, la cause des peuples contre les rois, et jetant, pour gage de défi et de combat, la couronne de Louis XVI, oui, seule, la république pouvait, ainsi qu’elle le fit plus tard, de 1792 à 1794, défendre, sauver, affermir et conserver la révolution. »
Cette vérité, si simple, si claire, pénétrée par le peuple, grâce à la lucidité de son excellent bon sens, échappa cependant à l’esprit de la plupart de ses meilleurs amis, ses guides habituels. Les citoyens, durant cette longue journée de vaine attente, s’abordaient en se disant : – Que font donc les Jacobins, les Cordeliers, le Club social ? – Ils ne nous donnent aucun avis, aucun signal. La Bouche de fer, les Révolutions de Paris, l’Ami du peuple nous disent, et ces journaux ont raison : – Louis XVI est déchu du trône. – Il ne nous faut plus ni rois, ni régents, ni protecteurs, ni empereurs.
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