– Pourquoi donc n’ajoutent-ils pas : « – Debout, peuple du 14 juillet ! Debout, peuple des 5 et 6 octobre ! Présente-toi à la barre de l’Assemblée nationale, et là, au nom de ton droit souverain, au nom de la constitution elle-même, demande à tes représentants la déchéance de la royauté. Si l’Assemblée te refuse, et viole ainsi la constitution qu’elle a jurée, reprends tes pouvoirs des mains de tes mandataires infidèles ; rassemble-toi dans tes comices, nomme une Convention nationale et charge-la de proclamer la république… Enfin, si tes mandataires tentent de repousser, par la force des baïonnettes de La Fayette, tes légitimes demandes, alors, aux armes, peuple ! aux armes ! Que ton cri de guerre soit : – Vivre libre… sans maître… ou mourir ! ! »

Oui, voilà ce que dans la journée, Victoria et moi, nous avons entendu répéter de tous côtés. Mais, malgré l’énergie des vœux populaires, la séance du club des Jacobins, à laquelle nous sommes allés assister ce soir, a ruiné notre dernière espérance de voir ces vœux réalisés !

Ô fils de Joël ! jamais je ne saurai vous dépeindre avec quelle émotion patriotique, mêlée de respect, nous autres contemporains des grandes journées de la révolution nous pénétrions dans cette vieille salle du couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré, salle immense, aux murailles de pierres noircies et dégradées par le temps, seulement éclairées par quelques chandelles placées sur la table grossière servant de bureau, et derrière laquelle se tenaient le président du club et ses secrétaires. Dans cette même salle, il y a deux siècles et plus, vous le savez, fils de Joël, lors de la nuit de la Saint-Barthélemy, la sainte ligue de l’Église de Rome, des fils de Loyola, des Guisards et de Philippe II, cet inquisiteur couronné, qui rêvait le sanglant holocauste de la France à son abominable Dieu, cette sainte ligue armait de poignards le fanatisme sauvage des moines jacobins, et les lançait au massacre des réformés, ces républicains de leur temps, nos courageux précurseurs… De nos jours aussi, le fanatisme règne sous ces voûtes sombres, où s’assemblent les nouveaux jacobins ; mais c’est le fanatisme de la révolution, le divin fanatisme de l’égalité, de la liberté, de l’affranchissement des opprimés, de l’avènement des déshérités, de la régénération du vieux monde ! Oui, remplacez le croyant de la religion romaine par le croyant de la religion de l’humanité ; l’apostolat de l’asservissement des hommes au nom du Seigneur, par l’apostolat de leur délivrance au nom de leurs droits et de leurs devoirs, et vous aurez le jacobin de nos jours ! Remplacez la haine du savoir et de ses vives lumières par la haine de l’ignorance et de ses ténèbres, et vous aurez un jacobin de nos jours ! Remplacez les ignobles vices inhérents à tout ordre monacal, sa crasse fainéantise, son égoïsme de caste, son obédience servile, sa foi hébétée, sa superstition féroce, son dégradant effacement de soi-même, son stupide renoncement à toute pensée, à toute volonté. Oui, remplacez ces abjections par le respect et la dignité de soi, par l’inflexibilité de fières et fortes convictions, par l’inexorable surveillance de toute autorité responsable de ses actes ; remplacez, enfin, une créance aveugle en des dogmes dont se révolte la raison, par une foi éclairée dans les vérités impérissables de la morale, de la justice éternelle, et vous aurez le jacobin de nos jours ! Austère, rigide, soldat et apôtre à la fois, vous le verrez, plus tard, d’une main menaçant de son glaive les rois coalisés contre la révolution française, et de l’autre main appelant fraternellement à l’indépendance les peuples étrangers, en leur montrant la Déclaration des droits de l’homme, cet évangile de l’avenir et de la république universelle !

Oui, fils de Joël, tels sont les JACOBINS de nos jours. Aussi, vous le disais-je, le lieu de leurs séances, leur club central, est l’église révolutionnaire la plus fréquentée du peuple… Ah ! c’est que dans ce forum plébéien se débattent toujours les grandes questions qui agitent Paris, la France, l’Europe ! Ah ! c’est que de ce foyer brûlant de patriotisme rayonnent les vertus civiques… l’ardeur révolutionnaire qui d’un bout à l’autre du pays vont embraser tous les cœurs… Ah ! c’est que là seulement est l’école politique du prolétaire ; là seulement il prend directement part à la chose publique ; et au milieu de ces orageux débats, s’élucide, se formule son opinion qui souvent pèse ensuite d’un poids immense et légitime sur les délibérations ou les actes de ses mandataires composant l’Assemblée nationale… C’est encore du haut de la tribune retentissante des Jacobins que les citoyens vigilants épient et signalent les manœuvres de nos ennemis, surveillent incessamment les fonctionnaires publics de quelque rang qu’ils soient ; c’est de cette tribune populaire que partent les premiers cris de défiance ou d’alarme, et souvent la trahison effrayée s’arrête dans son œuvre !… C’est enfin de cette tribune que les patriotes, à l’approche des grands périls, réveillent l’opinion publique attiédie, abusée ou endormie, l’activent, la surexcitent, rallument en elle la fièvre révolutionnaire, et plus tard à ces mots sacrés : la patrie est en danger ! ! retentissant d’écho en écho depuis la tribune de l’Assemblée nationale jusqu’aux voûtes sonores des Jacobins, un million de volontaires se lèveront en masse, et, courant aux frontières, accompliront des prodiges d’héroïsme, sauveront la révolution, la France et la république.

Pourquoi faut-il donc que, par une inexplicable erreur de jugement ou de tact politique, erreur d’ailleurs momentanée, les jacobins, le 21 juin 1791, jour de la fuite de Louis XVI, n’aient pas répondu à la juste attente, aux vœux du bon sens du peuple, qui jugeait parfaitement la situation ? Pourquoi les jacobins n’ont-ils pas profité de cette circonstance aussi favorable qu’inespérée : la désertion du roi, pour demander, pour exiger même de l’Assemblée nationale, au nom de la constitution, la déchéance du fuyard ? Ce premier pas dans la voie républicaine eût été décisif… Mais non, et ainsi que vous allez le voir dans cette séance, si profondément émouvante d’ailleurs, fils de Joël, la conduite des Jacobins fut indécise, équivoque et coupable ; car, en révolution, ne pas profiter de l’occasion est une faute irrémissible.

Lorsque, vers les huit heures du soir, nous sommes entrés, Victoria et moi, dans la salle des Jacobins, cette salle et les tribunes regorgeaient de spectateurs, attirés par l’importance des débats que devaient soulever les événements de la journée. Hommes, femmes, jeunes filles, étaient sous le coup d’une fiévreuse impatience, car l’un des caractères particuliers de notre révolution est l’intérêt passionné des femmes pour la chose commune ; déjà vous les avez vues et vous les verrez encore, fils de Joël, ces vaillantes Gauloises, prendre aussi virilement part à l’action qu’à la discussion, ainsi que leurs mères de la Gaule antique.

Le bruit tumultueux des grandes assemblées populaires s’apaise peu de temps après que les membres du bureau ont pris leur place ; le citoyen PRIEUR (de la Marne) préside le club, et à ses côtés sont ses secrétaires : HUOT-GONCOURT, CHÉRY fils, LAMPIDOR et DANJOU. La sonnette du président se fait entendre. Il annonce la lecture d’une adresse envoyée à toutes les sociétés fraternelles des départements correspondant avec le Club central. Ainsi se doit expliquer le fécond et merveilleux accord d’esprit et d’action que la société mère des jacobins imprimait à ses affiliées des provinces. Un profond silence règne bientôt dans la salle et dans les tribunes, le citoyen DANJOU, l’un des secrétaires, donne lecture de l’adresse des jacobins à leurs frères des départements au sujet de la fuite de Louis XVI. Cette adresse est ainsi conçue(3) :

« Frères et amis,

» Le roi, égaré par des suggestions criminelles, s’est éloigné de l’Assemblée nationale. Loin d’être abattu par cet événement, notre courage et celui de nos concitoyens s’est élevé au niveau des circonstances. Aucun trouble, aucun mouvement désordonné n’a accompagné l’impression que nous avons sentie.

» Une fermeté calme et déterminée nous laisse la disposition de toutes nos forces ; consacrées à la défense d’une cause juste, elles seront victorieuses ! !

» Toutes les divisions sont oubliées, tous les patriotes sont réunis. L’ASSEMBLÉE NATIONALE, voilà notre guide ; LA CONSTITUTION, voilà notre cri de ralliement. »

Il me serait difficile d’exprimer la surprise, la déconvenue, je dirais presque la douleur qui succède parmi le peuple à la lecture de cet inconcevable manifeste, applaudi, accepté par presque tous les membres du club, mais accueilli par le silence glacial des tribunes… Quoi ! les jacobins semblent déjà presque innocenter Louis XVI en affirmant que : en s’éloignant de l’Assemblée, il a cédé à des suggestions criminelles ; ainsi donc, il n’a pas volontairement pris l’initiative de sa fuite ? Quoi, les jacobins, dans les circonstances actuelles, accepter pour guide l’Assemblée nationale !… l’Assemblée nationale si justement accusée depuis le matin de trahison ou de complicité avec le roi, puisqu’elle a osé afficher que Louis XVI AVAIT ÉTÉ ENLEVÉ ! Quoi ! en ces conjonctures brûlantes, décisives, le langage des jacobins est aussi froid qu’ambigu ! Quoi ! ils ne soulèvent pas même la question de déchéance !… Et ce pâle, cet équivoque manifeste, va être la règle de conduite de tous les patriotes des départements, dont l’effervescence va atteindre à son comble en apprenant la fuite de Louis XVI ?

Telles sont les désolantes réflexions que nous entendons, Victoria et moi, s’exprimer autour de nous dans les tribunes, en suite de la silencieuse stupeur causée par la lecture du manifeste des jacobins. Cependant l’espérance se ranime soudain. Camille Desmoulins est entré dans la salle. Il a demandé la parole dès la porte, en élevant sa main vers le président avec sa pétulance habituelle ; puis il s’est dirigé vers la tribune, où il va prendre la parole, quoiqu’il soit membre du club des Cordeliers, le seul club franchement républicain de ce temps-ci, mais dont la popularité restreinte est complètement éclipsée par l’immense développement de celle des jacobins, qui rayonne sur la France entière.

– Ah ! voilà Camille ! – disait-on à nos côtés, avec un accent d’allégement, de confiance et d’espoir. – Il va mettre le feu aux poudres, lui !

– Il n’y manquera pas… car il s’exprimait hardiment aujourd’hui dans son journal sur la fuite du gros Veto !

– À quoi pensent donc les jacobins, eux si vigilants d’ordinaire ?

– Que voulez-vous, il faut les excuser… – a dit ma sœur à une jeune femme placée près de nous, – à force de veiller pour le peuple… ils se sont une fois endormis…

– S’ils dorment, – a répondu en souriant la jeune femme, – Camille va les réveiller…

– Écoutons… écoutons !…

Camille Desmoulins, très-jeune encore, et de qui la physionomie expressive, ironique et fine est aussi spirituelle que ses écrits, s’est élancé à la tribune, et, de sa voix incisive, il s’exprime ainsi dans la fougue de sa verve railleuse et mordante :

« – Citoyens, pendant que l’Assemblée nationale décrète… décrète… décrète… décrète… toujours, et décrète encore… tant bien que mal, et plutôt mal que bien… le peuple fait admirablement la police… et, se montrant non moins ami du provisoire que l’Assemblée nationale… il décrète que tout pillard sera provisoirement… accroché à la lanterne… En traversant tout à l’heure le quai de Voltaire, je vois La Fayette qui s’apprêtait à passer la revue des bataillons de bleuets, rangés sur ledit quai ; moi, convaincu du besoin de se réunir autour d’un chef, je cède à un mouvement d’attraction, qui m’entraîne vers le fameux cheval blanc… – Monsieur de La Fayette, lui criai-je, j’ai dit bien du mal de vous depuis un an, et je n’en pense pas moins. Voici l’heure de me convaincre de faux témoignage en sauvant la chose publique ! – Je vous ai toujours reconnu pour un bon citoyen, – me répond galamment le général en me tendant la main ; – le danger commun a réuni tous les partis. Il n’y a plus dans l’Assemblée nationale qu’un seul esprit. – Un seul esprit ? C’est peu pour une si nombreuse et si illustre assemblée, – ai-je reparti au général. – Mais pourquoi cet unique esprit de l’Assemblée affecte-t-il de placer dans ses décrets le mot enlèvement du roi, tandis que ce ci-devant écrit à l’Assemblée qu’on ne l’enlève point et qu’il part ? »

– Bravo, c’est cela… – crie-t-on dans les tribunes. – Il a raison ! – Voilà la question !

« – Je pardonne le mensonge à une servante qui ment dans la crainte d’être chassée si elle dit la vérité, – poursuit Camille Desmoulins ; – mais l’Assemblée n’est point, que je sache, la servante de l’exécutif présent ou fuyard ? L’Assemblée a trois millions de piques ou de baïonnettes à son service… D’où vient donc la bassesse ou la trahison qui lui ont dicté un si gros mensonge ? – Le roi enlevé ! – L’Assemblée corrigera cette faute de rédaction, – m’a répondu le général, et il a plusieurs fois ajouté : – La conduite du roi est bien infâme. – Je quittai le cheval blanc, en songeant que peut-être le pas immense que l’enlèvement de Louis Capet fait faire à l’ambition du général des deux mondes le pourrait bien ramener, en apparence, au parti populaire… ce dont, le cas échéant, il faudrait extrêmement se défier… citoyens… car La Fayette… »

Mais Camille Desmoulins s’interrompt, voyant Robespierre entrer dans la salle, et s’apprête à descendre de la tribune en disant avec un accent de cordiale déférence :

« – Voici mon ami et mon maître… à lui la parole ! !…

Sans la certitude d’entendre bientôt Robespierre, toujours si religieusement écouté, le public des tribunes eût doublement regretté l’interruption du mordant et spirituel discours de Camille Desmoulins, car il venait de toucher au vif de la question en flétrissant la conduite de l’Assemblée nationale que les jacobins, dans leur manifeste, signalaient au contraire à la France comme leur guide ; aussi les membres du club accueillirent-ils par de vifs murmures les paroles qui méritaient à Camille les applaudissements des tribunes. Mais l’espoir, la confiance qu’il avait fait naître, redoubla chez le peuple lorsqu’il vit apparaître Robespierre, l’un de ses orateurs les plus aimés, les plus vénérés, les plus méritants de l’être, par son admirable talent, par son infatigable énergie, par l’élévation de son caractère, par son intégrité, par l’austérité de ses mœurs et par son dévouement à la cause révolutionnaire. Pourquoi faut-il que tant de rares qualités aient été souvent gâtées par une défiance des hommes (sans en excepter les meilleurs patriotes) poussée parfois jusqu’à l’insanité, par une personnalité ombrageuse, atrabilaire, soupçonneuse, qui, obscurcissant la remarquable lucidité de son esprit, montrait à Robespierre des traîtres à la chose publique dans tous ceux qui prétendaient la servir, et la servaient par des moyens différents des siens.

Victoria et moi, nous fûmes ce soir-là témoins d’un fait singulier qui prouve l’inflexible roideur de caractère de Robespierre, son courageux dédain d’une basse et fausse popularité, qu’il ne sacrifia jamais au respect de soi-même, l’une de ses vertus civiques qu’il pousse jusque dans le soin extrême de sa personne et dans la propreté recherchée de ses vêtements. Il avait, selon sa coutume, les cheveux crêpés et poudrés ; il portait un habit bleu, des culottes de nankin, un gilet blanc à larges revers et des bas de soie ; il s’avançait lentement dans la salle, son chapeau à la main, le front penché ; sa figure pâle et grave trahissait de profondes préoccupations. Au moment où il entra, un homme qui se tenait près de la porte prit le bonnet rouge dont il était coiffé, et d’un geste impérieux le plaça sur la tête de Robespierre… Celui-ci, distrait de ses pensées, se retourne brusquement, prend le bonnet rouge et le jette à ses pieds en toisant d’un regard si ferme, si sévère l’auteur de cette inconvenance, que celui-ci recule d’un pas… et, sans mot dire, ramasse son bonnet… Les applaudissements unanimes des tribunes approuvent l’acte de Robespierre, qui, sans paraître remarquer ces applaudissements, continue de s’avancer lentement vers la tribune.

– Enfin, – disait-on à nos côtés, – Robespierre va achever l’œuvre tout à l’heure commencée par Camille… en démasquant la trahison de l’Assemblée !

– Oui, oui, à la voix de Robespierre cessera l’aveuglement des jacobins ; ils ont foi dans ses lumières, dans son civisme !

– Ils n’adresseront pas aux provinces ce pitoyable manifeste, que l’on croirait émané du Palais Royal (club monarchien).

– Maximilien va nous donner ces conseils qui jamais ne nous ont trompés !

Tout à coup un profond silence règne dans la salle ; les entretiens particuliers cessent. Robespierre est à la tribune… Ses traits, ordinairement impassibles comme un masque de marbre, sont empreints d’une ironie amère, et il s’exprime ainsi d’une voix brève, sonore, métallique que je crois entendre encore :

« – Ce n’est pas à moi, citoyens, que la fuite du premier fonctionnaire de l’État devrait paraître un événement désastreux… ce jour pouvait être le plus beau jour de la révolution.