Il peut le devenir encore ! Le gain des QUARANTE MILLIONS que coûtait l’entretien de l’individu royal serait le moindre des bienfaits de cette journée (bravos dans les tribunes). Mais pour cela, citoyens, il eût fallu prendre d’autres mesures que celles qui ont été adoptées par l’Assemblée nationale… et je saisis le moment où sa séance est suspendue pour venir ici vous parler de ces mesures… qu’il ne m’a pas été permis de proposer… »
À ces mots de Robespierre annonçant qu’il va parler des mesures à prendre pour que le jour de la fuite de Louis XVI devienne le plus beau jour de la révolution, l’attention des tribunes redouble ; tous les cœurs palpitent d’un fiévreux espoir ; plus de doute… Maximilien, en communion de vœux avec le peuple, va lui indiquer une mesure énergique et décisive… Les jacobins chuchotent et semblent surpris et inquiets du début de l’orateur. Il continue en ces termes :
« – Le roi, pour déserter son poste, a choisi le moment où les prêtres tentent de soulever contre la constitution tout ce que les lumières de la philosophie ont cependant laissé d’idiots ou d’aveugles dans les quatre-vingt-trois départements, le moment où l’empereur d’Autriche et le roi de Suède sont à Bruxelles pour recevoir ce prince déserteur et parjure… Cela ne m’effraye point, non !… Que l’Europe se ligue contre nous… La révolution vaincra l’Europe ! »
Cette affirmation de Robespierre, la révolution vaincra l’Europe, cette affirmation prophétique prononcée par l’orateur, sans emphase, mais avec un accent de conviction inexorable, froide et tranchante comme le fil du glaive, fait éclater les transports de la salle entière. Spectateurs et jacobins répètent avec enthousiasme :
– Oui, la révolution vaincra l’Europe !
– Qu’ils y viennent donc les vetos étrangers ! ! qu’ils y viennent ! – crie un fédéré des tribunes mettant son bonnet rouge à la pointe de son sabre et le brandissant, – vive la nation !
– Vive la nation ! – répète la salle avec un tonnerre d’applaudissements ; puis l’agitation se calme peu à peu.
« – Non, je ne crains pas les rois coalisés, – reprend Robespierre d’un ton de fier dédain ; – mais savez-vous, citoyens, ce qui m’épouvante ? C’est d’entendre nos ennemis parler le même langage que nous… c’est de les entendre acclamer comme nous qu’il faut se rallier pour défendre la constitution… Or, Louis XVI ne compte pas seulement sur l’appui des forces étrangères pour rentrer triomphant et implacable dans son royaume ; il compte aussi sur l’appui d’un puissant parti à l’intérieur qui prend aujourd’hui le masque du patriotisme, et l’Assemblée nationale est complice de ce parti ! »
– Oui, oui ! – crie-t-on avec force dans les tribunes, – l’Assemblée nationale nous trahit !
– Non, non… – s’écrie la majorité des jacobins. – Il faut nous rallier autour de l’Assemblée.
– C’est ce que dit votre adresse aux provinces, – réplique-t-on des tribunes. – Cette adresse, Robespierre la blâme et le peuple aussi !
– Silence dans les tribunes ! – s’écrient les jacobins. – L’Assemblée ne trahit pas ! – elle est fidèle à la constitution – que nous avons juré de défendre.
« – L’Assemblée nationale est complice du parti royaliste de l’intérieur, – reprend et répète Robespierre inflexible et avec un geste affirmatif qui soulève de nouveau les murmures des jacobins. – N’avez-vous pas vu ce matin l’Assemblée, par un lâche et grossier mensonge, déclarer que Louis XVI a été enlevé. Quels sont d’ailleurs les actes de l’Assemblée ? Elle conserve les ministres du roi déserteur, sous la surveillance illusoire des comités ! elle conserve le ministre de la guerre, que cent fois je vous ai dénoncé comme persécuteur des officiers patriotes et soutien des officiers aristocrates ! Et qui est chargé de la surveillance de ce ministre ? Un comité composé de colonels royalistes ! Enfin, quel est le ministre des affaires étrangères ? Un Montmorin, secret complice des complots de Louis XVI à l’étranger ! Citoyens, est-elle assez flagrante la coalition des fonctionnaires civils et militaires ? est-elle assez flagrante la connivence de l’Assemblée nationale ? »
Cette nouvelle affirmation si claire, si précise de la conduite coupable de l’Assemblée excite de nouveau les murmures des jacobins et les applaudissements du peuple. Celui-ci, dans son anxieuse impatience, attend avec une curiosité dévorante que Robespierre lui signale enfin ces mesures à prendre pour que le jour de la fuite du roi soit le plus beau jour de la révolution.
« – Ce que je viens de vous dire, citoyens, est, je vous le jure, l’exacte vérité, – reprend Robespierre d’un ton solennel. – Cette vérité, pouvais-je la faire entendre à l’Assemblée nationale ? Non… je n’aurais pas été écouté… Ah ! je le sais, cette dénonciation est dangereuse pour moi, peu importe ! car elle est utile à la chose publique. Cette dénonciation aiguisera contre moi mille poignards ! Je vais être l’objet de la haine de mes collègues de l’Assemblée, presque tous contre-révolutionnaires… les uns par ignorance, d’autres par terreur… d’autres par ressentiments privés, d’autres par une confiance aveugle, d’autres par corruption… Je me dévoue à la haine… à la mort ! Je le sais… » – ajoute Robespierre avec une tranquillité stoïque ; puis, sa physionomie, ordinairement impassible, se détend peu à peu ; on y lit à la fois le sincère renoncement à la vie et l’appréhension navrante des malheurs publics ; il s’interrompt un instant et reprend d’une voix profondément émue : « – Ah ! lorsque, encore inconnu, je siégeais à l’Assemblée, j’avais déjà fait le sacrifice de ma vie à la vérité, à la liberté, à la patrie ! Mais aujourd’hui que je dois tant à la reconnaissance, à l’amour de mes concitoyens, j’accepterais la mort comme un bienfait ! Elle m’empêcherait d’être témoin de maux inévitables… » – Puis, dominant son émotion passagère et revenant à son naturel inflexible, Robespierre ajoute d’un ton ferme et bref : « – Je viens de faire le procès à l’Assemblée… qu’elle fasse le mien… je l’en défie… »
La péroraison de ce discours produit un effet immense sur les jacobins, on eût dit le testament de mort de Robespierre ; plus d’une fois les larmes des auditeurs coulèrent, et, lorsqu’il descend de la tribune, les jacobins se lèvent par un mouvement spontané. Camille Desmoulins s’élance vers l’orateur, et le visage baigné de pleurs il enlace Robespierre d’une étreinte fraternelle en s’écriant :
« – Je le jure… nous mourrons avec toi ! !
» – Oui, oui, nous mourrons tous avec toi, Robespierre ! » – répètent les jacobins se levant dans un sombre enthousiasme et étendant leurs mains vers la tribune comme pour s’engager par un serment imposant. Le feu de leurs paroles, leurs gestes, leur attitude, leur physionomie, l’inattendu de cette inspiration soudaine, donnent à ce tableau un caractère sublime. Les tribunes partagent l’enthousiaste émotion des jacobins, soulevée par la péroraison de Robespierre ; mais par cela même que le peuple avait applaudi à outrance les passages du discours où l’orateur dévoilait avec son inexorable sagacité les manœuvres du roi, la complicité des fonctionnaires et de l’Assemblée à laquelle Robespierre venait, disait-il, « de faire son procès, » la surprise, la déception du peuple, sont d’autant plus profondes que la fin de ce discours ne répond en rien à l’attente générale soulevée par ce début : « – Ce n’est pas à moi que la fuite du premier fonctionnaire de l’État paraîtra un événement désastreux… Ce jour peut devenir le plus beau jour de la révolution… Mais pour cela il faudrait prendre d’autres mesures que celles prises par l’Assemblée… Je viens vous parler de ces mesures que je n’ai pu proposer à mes collègues de l’Assemblée. »
Or, de ces mesures pas un mot ! !… pas même la proposition de déclarer Louis XVI déchu du trône, déchéance demandée par les esprits les plus modérés, décrétée par la constitution elle-même… en cas de forfaiture du pouvoir exécutif… Or, la forfaiture de Louis XVI était flagrante, et signée de sa main dans le manifeste laissé par lui en partant… Robespierre, il est vrai, venait aux jacobins faire le procès de l’Assemblée… Il venait, bravant les haines et la mort, dénoncer la trahison de ses collègues ; mais lui, l’homme de la logique inflexible, concluait-il en conseillant au peuple de retirer de fait son mandat confié à des mains infidèles, si leur trahison devenait flagrante, et de se réunir dans ses comices et de nommer une assemblée nouvelle ? Non ! et pourtant Robespierre, dans un élan de superbe éloquence et de chaleureux patriotisme, venait de signaler les terribles dangers dont la patrie était menacée… dangers si terribles, ajoutait-il avec un accent de désespérance mortelle : – « qu’il eût regardé comme un bienfait la mort qui le soustrairait à la vue de ces maux inévitables. » – Quoi ! pas un mot, pas un conseil pour les conjurer, ces maux ?
Le peuple, abasourdi, ne comprenait rien à cette énigme étrange. Je crois me l’expliquer par cette réflexion : l’un des caractères saillants du génie politique de Robespierre, inexorable dans sa résolution lorsqu’il croit venu le moment de l’action, est de ne pas hasarder le succès et d’en attendre le moment certain avec une patience, une réserve souvent poussée à l’excès. De là, cette contradiction frappante entre le début et la fin de son discours ; il se proposait évidemment de conseiller une mesure prompte, décisive contre le pouvoir royal et contre l’Assemblée ; mais tâtant peu à peu, ainsi que l’on dit, le terrain, et s’assurant que les mesures annoncées par lui devaient rencontrer une insurmontable opposition parmi les jacobins, aujourd’hui tout-puissants sur l’esprit public en France, Robespierre, pensant que l’heure de la république n’avait pas encore sonné, crut sans doute plus sage, plus politique de temporiser en se bornant à mettre l’Assemblée nationale en suspicion… Ce fut, selon moi, et les événements l’ont prouvé, l’une des erreurs de ce grand homme, cependant dévoué âme et corps à la révolution. Il donnait, par sa temporisation, le temps à nos ennemis extérieurs et intérieurs de se concerter, de se renforcer, au lieu de les prévenir, de marcher contre eux au nom de la république, ainsi qu’il en advint en 1792.
Les citoyens dont les tribunes regorgeaient, étrangers aux froids calculs de la politique, sentaient leur instinct populaire, presque toujours sûr, rapide et primesautier, vivement froissé par la réserve de l’orateur sur qui reposaient les dernières espérances du peuple. Mais bientôt ces espérances se réveillèrent plus vivaces que jamais, lorsqu’au milieu de l’agitation dont fut suivi le discours de Robespierre, l’on vit entrer presque simultanément dans la salle, d’abord DANTON, l’homme d’énergie et d’action par excellence… puis… le croirait-on… LA FAYETTE…
La présence de ces deux hommes, personnifiant l’action et la réaction, la révolution et la contre-révolution incarnées, produisit dans la salle des Jacobins une sorte de coup de théâtre : leur extérieur offrait le même contraste que leurs opinions. Le jeune MARQUIS DE LA FAYETTE, d’une stature élevée, svelte, gracieuse, offrait le type accompli du grand seigneur ; il portait cavalièrement son éclatant uniforme de commandant général de la garde nationale ; botté, éperonné, l’épée au côté, le chapeau sous le bras, il pénétrait dans cette sombre salle où il pouvait lire sur tous les visages les sentiments hostiles qu’il inspirait, et néanmoins il s’avançait avec autant d’aisance aristocratique que s’il se fût présenté au cercle de la cour à Versailles ; son front intrépide annonçait l’homme insensible au danger ; son regard fin, parfois indécis et fuyant, révélait le politique habile, délié, mais flottant toujours au gré de ses ambitions, changeantes et diverses comme les événements qui les faisaient naître ; enfin, son sourire presque invariablement affable, courtois et insinuant, semblait quêter la popularité d’où qu’elle pût venir.
DANTON, jeune aussi, d’une carrure athlétique, était négligé dans ses vêtements ; la fougue à peine contenue de son allure, son œil de feu, sa physionomie à la fois sensuelle, hardie, spirituelle et tendre ; son organisation robuste, sanguine, exubérante, révélait en lui les sentiments les plus contraires, vices et vertus, énergie et faiblesse, cruauté, si cela se peut dire, étourdie… bonté ineffable, réfléchie ; petitesse et héroïsme, mais en somme et à l’inverse de Mirabeau, avec lequel il offrait plus d’un trait de ressemblance physique et morale, DANTON, quoiqu’il n’eût pas, hélas ! échappé à la souillure d’une corruption vénale qui fut, hâtons-nous de le dire, un accident éphémère, une tache unique en sa vie… pure jusqu’alors, et pure depuis lors, DANTON, l’un des plus grands hommes de la révolution et l’un de ses plus courageux soldats, se fit pardonner ses fautes, ses erreurs, ses écarts par l’ensemble de ses qualités d’homme d’État, par ses vertus civiques, par l’heureuse audace de son génie patriotique, par la supériorité de son admirable talent oratoire ; enfin, par les éclatants services rendus à la république et couronnés par le martyre de l’échafaud !
La présence de DANTON dans la salle des jacobins réveille, surexcite l’espoir des tribunes si incroyablement déçu par Robespierre : – Voilà Danton… voilà Danton ! – Ces mots circulent parmi le peuple avec un frémissement de curiosité, de sympathie et de confiance.
– Voilà Danton… celui-là ne nous cachera pas ce qu’il a dans le ventre ! !
– Danton et la Fayette… c’est la baïonnette bourgeoise et la pique plébéienne…
– C’est le chapeau à plumes et le bonnet rouge…
– Dites donc surtout, citoyens, que Danton et La Fayette… c’est le juge et l’accusé !
Ces réflexions du populaire des tribunes sont accueillies par La Fayette avec un sourire courtois et une impassible sérénité, tandis que Danton s’élance à la tribune au milieu d’un profond silence, et, de sa voix tonnante qui tant de fois devait dominer plus tard les orages de la Convention, il s’écrie :
« – Citoyens, ne nous le dissimulons pas : du résultat de cette séance, de l’esprit public que vous aurez montré… dépendra peut-être le salut de la patrie ! Le premier fonctionnaire de l’État vient de disparaître ! Ici, dans cette réunion, se sont assemblés les hommes chargés de régénérer la France. Les uns puissants par leur génie, les autres par leur influence ! La France serait sauvée si toutes les divisions intestines avaient cessé… Il n’en est pas ainsi… L’expérience nous révèle l’étendue de nos maux… Je dois parler… je parlerai… comme si je burinais l’histoire pour la postérité ! »
– Parle, Danton ! – s’écrie-t-on de toutes parts dans les tribunes. – Toi aussi tu signales les dangers de la patrie ! Que faire pour la sauver… dis-le… nous le ferons !
« – Et d’abord, – poursuit Danton désignant La Fayette d’un geste écrasant, – et d’abord, j’interpelle monsieur de La Fayette, ici présent… Je lui demande ce qu’il vient faire ici… lui… aux Jacobins ? lui, le signataire de tant de projets de lois liberticides ? lui qui a demandé la dissolution du club des Jacobins, presqu’entièrement composé, disait-il, d’hommes sans aveu, soudoyés pour perpétuer l’anarchie ? lui qui a conduit triomphalement les habitants du faubourg Saint-Antoine à la destruction du donjon de Vincennes, ce dernier repaire de la tyrannie, et qui, le même soir, a accordé protection aux assassins armés de poignards pour favoriser la fuite du roi ? Ne nous abusons pas ! cette évasion est le résultat d’un complot dont les fonctionnaires publics sont complices. Et vous, La Fayette, qui répondiez sur votre tête de la personne de Louis XVI, avez-vous payé votre dette ? »
La Fayette, à cette véhémente apostrophe qui semble embarrasser les jacobins et soulève les applaudissements des tribunes, étonnées cependant de ne pas entendre encore Danton signaler avec sa promptitude et son audace accoutumées les moyens de conjurer les maux dont la patrie est menacée, La Fayette garde une contenance imperturbable, sourit et fait signe qu’il répondra.
« – Citoyens ! – poursuit Danton, – pour sauver la France, il faut au peuple de grandes satisfactions… »
– Écoutez… écoutez…
« – Le peuple est las d’être continuellement bravé par ses ennemis ! »
– Oui, oui… écoutez.
« – Ce n’est pas altérer le principe de l’irrévocabilité des représentants du peuple que de chasser de l’Assemblée nationale et de livrer à la justice ceux des députés qui appellent la guerre civile en France par l’audace d’une infâme rébellion… Mais si la voix des défenseurs du peuple est étouffée… si nos ménagements coupables mettent la patrie en danger, j’en appelle à la postérité… C’est à elle de juger entre vous et moi ! »
Danton descend de la tribune au moment où Robespierre sort pour aller reprendre son siège à l’Assemblée nationale.
Grande est la consternation du populaire des tribunes, une fois encore déçu en ce jour de ses espérances ; car les accusations légitimes, lancées par l’orateur contre La Fayette, et la vague proposition de chasser les traîtres de l’Assemblée, ne concluaient en fait à aucune mesure positive, n’indiquaient en rien le moyen de pourvoir au salut de la patrie, menacée selon Danton et selon Robespierre. Les jacobins paraissent allégés de l’inquiétude que leur a causée l’apparition de Danton à la tribune, vers laquelle se dirige alors La Fayette : il s’y installe avec son aisance de gentilhomme ; puis, faisant d’un très grand air sa révérence à l’auditoire, il dit d’une voix calme et claire avec un accent de parfaite courtoisie :
« – Messieurs, l’un de messieurs les préopinants m’a fait l’honneur de me demander pourquoi je viens me réunir aux jacobins ?… Je viens me joindre à eux parce que c’est à eux que tous les citoyens doivent se réunir en ces temps de crise et d’alarmes. Il faut, messieurs, plus que jamais combattre pour la liberté… J’ai dit l’un des premiers qu’un peuple qui voulait devenir libre… le devenait… Je n’ai jamais été plus assuré de la liberté qu’après avoir joui du spectacle que vient de nous offrir la capitale durant cette journée. »
Puis, après une seconde révérence à l’auditoire non moins courtoise que la première, et jetant un regard quelque peu narquois sur les jacobins, qu’il vient de compromettre par son adhésion à leur conduite, et cela sans répondre un mot aux écrasantes accusations de Danton, M. le marquis de La Fayette gagne allègrement et d’un pied leste la porte de la salle, et il a déjà disparu que durent encore le silence et la stupeur causés par sa réponse évasive, par son inconcevable union aux jacobins et par sa fugue soudaine.
Les jacobins avaient déjà donné tant de preuves éclatantes de leur civisme, tant de gages certains de leur dévouement à la révolution, ils lui rendaient chaque jour tant de services signalés, que le perfide hommage qu’en cette circonstance décisive venait de leur rendre La Fayette, la contre-révolution incarnée, ne put les mettre en suspicion aux yeux du peuple, mais le persuada seulement que ses amis s’abusaient et, que sans doute leur insu, ils dévoyaient de leur ligne ordinairement si logique et si droite.
– Quoi, – disait-on autour de nous dans les tribunes, – La Fayette en communion de pensées avec les jacobins ?
– La Fayette tout à l’heure dénoncé par Camille Desmoulins, par Robespierre et qui vient d’être foudroyé par Danton ?
– La Fayette approuve la conduite des jacobins en cette circonstance, est-ce que cela ne suffit pas à démontrer qu’ils se trompent… que leur conduite est favorable à nos ennemis ?
Les jacobins eux-mêmes sentirent combien devait leur être nuisible l’adhésion si compromettante de La Fayette, et, à peine fut-il sorti, que le député de la société fraternelle de Brest auprès du club central de Paris courut à la tribune et s’écria :
« – Citoyens, je demande que La Fayette, qui a éludé les questions de Danton, soit invité à revenir ici sur l’heure répondre catégoriquement ! Je vous le demande au nom de mes commettants ! Je vous le demande au nom de tous les bons citoyens ! »
Cette proposition est votée à l’unanimité par les jacobins. Ils arrêtent que le citoyen président enverra chercher M. de La Fayette, afin qu’il se rende au sein de la société pour répondre aux interpellations de Danton… Ils décrètent en outre que le réquisitoire de l’orateur contre le général en chef des gardes nationales sera imprimé et envoyé dans les départements à toutes les sociétés affiliées, afin de détruire ou du moins d’atténuer le déplorable effet de l’apparente union du club et de l’un des plus fameux chefs de la contre-révolution.
L’assemblée venait de prendre ces dernières mesures, lorsqu’une députation du club des Cordeliers est introduite dans la salle : sa venue est saluée des applaudissements, des acclamations des tribunes. L’esprit républicain, hautement avoué des cordeliers, réveille encore l’espoir du peuple déjà tant de fois trompé dans cette soirée de cruelles déceptions ; mais, par contre, les jacobins accueillent avec une froideur, une contrainte et une inquiétude à peine dissimulées, la députation de leurs frères des Cordeliers. Cependant leur orateur est invité par le citoyen Boutidoux, qui a pris la présidence du club, à monter à la tribune, afin d’exposer l’objet de la députation. L’orateur des cordeliers s’exprime ainsi :
« – Frères et amis, nous venons vous donner connaissance de la pétition que nous nous proposons de porter ce soir à l’Assemblée nationale, comptant sur votre concours en cette circonstance, où plus que jamais doit se manifester l’union des bons patriotes. »
Les tribunes acclament avec enthousiasme l’orateur de la députation des cordeliers, et il lit au milieu d’un profond silence l’adresse suivante :
LE CLUB DES CORDELIERS À L’ASSEMBLÉE NATIONALE
« Nous étions esclaves en 1789, nous nous sommes crus libres en 1790 ; nous le sommes à la fin de juin 1791 ! puisque, par sa fuite, Louis XVI nous délivre de la royauté ! »
– Bravo ! – s’écrie-t-on dans les tribunes. – Voilà la question ! « – Vivre libres et sans maître ! – comme l’écrivait le matin Bonneville dans la Bouche de fer ! – Plus de rois ! pas de régents ! pas d’empereurs ! pas de protecteurs ! pas de dictateurs ! »
– Silence aux tribunes, – répondent grand nombre de jacobins.
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