Le cortège se mit en marche, afin de traverser les voies les plus populeuses de Paris : les boulevards, la rue des Capucines et la place Vendôme, pour se rendre à la Convention.
Dès six heures du matin, les citoyens, avertis par le rappel, avaient dû se rendre à leurs sections respectives ; presque toute la population de Paris se trouvait ainsi sous les armes. La presse républicaine et les journaux des clubs invitaient par de nombreux placards les citoyens à demeurer dans le calme d’un majestueux silence, lors du passage du cortège, ainsi qu’il en avait été lors du retour de Varennes. La force armée, commandée en chef par le général Berruyer, était disposée de telle sorte, qu’à la première alerte, chaque poste ou chaque corps pouvait se mettre en bataille ; enfin, des agents de la commune, échelonnés sur le parcours du cortège, devaient rendre impossible toute tentative des royalistes, en dissipant sur l’heure les attroupements qui essayeraient d’interrompre la marche, ou de se mêler aux rangs de la colonne chargée de la garde de Louis XVI. Une foule assez considérable de femmes, d’enfants, de vieillards (les hommes valides s’étaient rendus à leurs sections) stationnait sur les boulevards ; quelques cris de Vive la nation ! ou de Vive la république ! poussés à l’aspect du roi déchu, interrompaient seuls l’imposant silence de cette population. Jean Lebrenn observait attentivement Louis XVI ; celui-ci paraissait presque indifférent, ne cherchait ni ne fuyait les regards des spectateurs ; parfois, cependant, il s’avançait brusquement à la portière, et alors l’expression de sa physionomie, nuancée de bonasserie et d’arrogance, semblait dire à la foule :
« – Vous voulez me voir ? Eh bien ! me voilà. Quoi que vous fassiez, je n’en suis pas moins votre roi ! » – Tantôt il adressait au maire de Paris des questions insignifiantes ou ridicules, attestant son complet aveuglement à l’endroit de sa redoutable comparution devant l’Assemblée souveraine, persuadé qu’il ne pouvait craindre d’autre peine qu’une captivité temporaire. Jean Lebrenn aperçut parmi la foule amassée entre la porte Saint-Denis et la porte Saint-Martin, le jésuite Morlet et son filleul, le petit Rodin, tous deux vêtus de leur carmagnole et coiffés du bonnet rouge. La figure du prêtre révélait sa joie sinistre de voir Louis XVI « sur la route du martyre, dont les palmes immortelles devaient bientôt ceindre son front béni, » ainsi que disait le général de la compagnie de Jésus. En ce moment, Louis XVI, se penchant à la portière de la voiture, et s’adressant à Chambon :
« – Monsieur le maire, laquelle des deux portes, Saint-Denis ou Saint-Martin, doit donc être, dit-on, abattue ?
» – Je l’ignore, monsieur, rien n’est encore décidé à ce sujet, » – répondit le maire, éprouvant un mélange de dédain et de pitié pour cet homme qui, au moment de rendre à ses sujets le terrible compte du passé, divaguait en questions oiseuses ou puériles, tant il paraissait avoir peu conscience ou remords de ses forfaits de lèse-nation.
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Pendant que Louis XVI se rendait à la Convention, cette Assemblée souveraine, ayant depuis deux heures ouvert sa séance, s’occupait avec calme et dignité des affaires publiques. Le procès du ci-devant individu royal était sans doute d’une importance considérable, mais en intervertissant l’ordre de ses travaux ou en les interrompant sans motif, avant la comparution de l’accusé, la Convention eût paru presque intimidée de la grandeur de l’acte de justice qu’elle allait promulguer à la face des rois de l’Europe coalisés. La physionomie des diverses fractions composant l’Assemblée offrait des aspects significatifs : les girondins, en majorité fermement dévoués à la république et à la révolution, reconnaissant les crimes de Louis XVI, hésitaient ou reculaient cependant devant la pensée de le condamner à mort ; ils regardaient cette extrémité comme un effrayant défi jeté aux souverains étrangers, qui, dès lors, pousseraient à une guerre d’extermination contre la France. Les girondins ne croyaient pas la France assez forte pour résister à ses implacables ennemis. Condamner Louis XVI à mort, mais surseoir indéfiniment à son exécution, ou bien le condamner à une détention perpétuelle, afin de le garder, ainsi que sa famille, en manière d’otages, dont la vie répondrait de la modération des despotes étrangers, dans leur guerre contre la France, telle était la politique de la gironde, de la droite et d’une notable partie du centre ou marais ; la montagne et la gauche ne voyaient, au contraire, de salut pour la France, pour la révolution, pour la république, que dans la condamnation à mort de Louis Capet. Cette condamnation, légale, légitime, s’il en fut jamais, frappant d’un supplice infamant, non-seulement le roi, mais cette royauté qui, depuis quatorze siècles, tyrannisait la France, exaspérerait sans doute jusqu’à ses dernières limites la fureur des despotes de l’Europe ; mais la furie de la résistance devait égaler, surpasser la furie de l’attaque, car la révolution, ainsi forcée de vaincre ou de mourir, trouverait son salut même dans l’énergie surhumaine que lui imprimerait cette situation désespérée ; sinon la France, n’étant pas surexcitée jusqu’au delà du possible par le délire de l’héroïsme patriotique, serait écrasée par le nombre, succomberait sous les coups de ses formidables adversaires, que la clémence de la nation envers Louis XVI ne désarmerait pas, et c’était fait de la république, de toutes les conquêtes de la liberté. L’avenir a prouvé combien était juste la prévision des montagnards.
Quoiqu’il ne s’agît, en cette première séance du procès, que d’interroger l’accusé, de lui donner connaissance des faits à sa charge et d’entendre ses réponses, cette longue succession de parjures, de complots, de trahisons commis par Louis XVI, depuis le mois de mai 1789 jusqu’au 10 août 1792, était tellement notoire, avéré, flagrante, que l’interrogatoire ou les réponses de l’accusé ne pouvaient jeter aucune lumière sur les débats. Depuis 1789, l’opinion publique instruisait le procès sur des actes irrécusables ; enfin les papiers d’État, les correspondances trouvées aux Tuileries, le 10 août, dans l’armoire de fer, ne laissaient pas le moindre doute sur la culpabilité de Louis XVI ; plusieurs séances de la Convention ayant été préalablement employées à examiner, à peser les preuves de l’accusation, à discuter le mode de procédure, Louis XVI était donc déjà moralement jugé à l’avance, non par l’iniquité de la passion et du parti pris, mais par l’éclatante évidence de nombreux flagrants délits.
L’immense majorité de la Convention, convaincue de la culpabilité de Capet, ne différait donc d’avis que sur le châtiment de tant de trahisons ; elle se scindait nettement en deux partis, dont l’un voulait la mort et l’autre se contentait du bannissement ou de la détention du dernier des rois !
Les tribunes regorgeaient de patriotes ; ceux-ci, en communauté de principes avec la montagne et le club des Jacobins, voyaient le salut de la république et de la révolution dans la condamnation de Louis XVI à la peine de mort.
Le ciel sombre de cette pluvieuse journée de décembre jetait ses clartés blafardes à travers les vitrages de la vaste salle. Cette rare lumière et la fermeté des ombres portées accentuaient fortement les traits des conventionnels. La droite et le marais semblaient en proie à de sourdes et pénibles préoccupations, tandis que les montagnards, rigides et impassibles dans leur inébranlable conviction, attendaient, sans la moindre anxiété, l’heure du procès ; l’un d’eux discutait à la tribune les articles d’un nouveau décret relatif aux exceptions à apporter dans la loi concernant les émigrés, lorsqu’une sourde rumeur répandue dans la salle annonce l’approche de Louis XVI ; le montagnard réclame le silence, l’obtient, continue et achève froidement la discussion de l’article du décret ; il est mis aux voix, adopté ; puis le président, se levant, dit à l’Assemblée :
– J’avertis l’Assemblée que Louis Capet est à la porte de la salle. Citoyens représentants, vous allez exercer le droit de justice nationale : la république attend de vous une conduite ferme et sage ; l’Europe vous regarde, l’histoire enregistrera vos actions, la postérité vous jugera… La dignité de votre séance doit répondre à la majesté du peuple français : il va donner par votre organe une leçon aux rois et un exemple utile à l’affranchissement des nations. – Puis, s’adressant aux spectateurs, le président ajoute : – Citoyens des tribunes, vous savez que la justice ne préside qu’aux délibérations tranquilles : la Convention compte sur votre respect pour la représentation nationale ; souvenez-vous du silence terrible qui accompagnait Louis à son retour de Varennes, silence redoutable, précurseur du jugement des rois par les nations(2).
Les murmures approbateurs de la salle et des tribunes accueillent cette allocution du président ; le citoyen Berruyer, commandant supérieur de la force armée, se présente à la barre de l’Assemblée ; il porte le simple et sévère uniforme des généraux de la république : habit bleu à larges revers, ceinture et panache tricolores.
– Citoyens représentants, dit le général Berruyer, – j’ai l’honneur de vous prévenir que j’ai mis votre décret à exécution : Louis Capet attend vos ordres.
– Introduisez l’accusé, – répond le président au milieu d’un profond silence ; et au bout de quelques instants on voit paraître à la barre les généraux Santerre et Witenkoff, tenant chacun par le bras le roi déchu ; viennent ensuite Chambon, maire de Paris ; Jean Lebrenn et son collègue de la municipalité ; plusieurs sièges sont disposés près de la barre. Louis XVI ôte sa redingote, la place sur le dossier de sa chaise, se découvre et s’assied, tenant son chapeau sur ses genoux. Ses traits n’expriment ni embarras, ni crainte, ni jactance, mais l’ennui mêlé d’impatience que cause l’accomplissement d’une formalité désagréable à laquelle on est obligé de se résigner ; ses gros yeux à fleur de tête errent d’abord çà et là sur les bancs des conventionnels avec une sorte de curiosité puérile, puis sa physionomie reprend son habituelle expression d’apathique insouciance ; ses paupières s’abaissent, sa lèvre flasque retombe et surplombe son triple menton gras et fuyant ; il s’établit de son mieux sur sa chaise et semble complètement étranger à ce qui se passe autour de lui. L’attitude, la physionomie de Louis XVI, eussent éteint tout sentiment de compassion ou de respect pour cet homme, si, depuis longtemps déjà, les partisans de la royauté eux-mêmes n’avaient été édifiés sur sa profonde duplicité. Un roi déchu s’avançant à la barre de la Convention, fier et menaçant encore, le front haut, bravant d’un regard de dédain altier ses sujets rebelles à ses yeux, et de toute la hauteur de son orgueil royal les récusant pour ses juges, aurait inspiré de la colère, mais non du mépris ; ou bien encore, un roi triste et grave, conservant, à défaut d’autre majesté, celle du malheur dignement portée, eût éveillé l’intérêt ; enfin, un roi repentant, accablé sous le poids, sous les remords de ses actes, semblant les déplorer comme l’une des fatalités de sa condition royale, et demander grâce, non pour le roi, mais pour l’homme, au nom de ses vertus domestiques, eût encore ému les cœurs ; mais ce gros homme se présentant sous le coup des plus terribles accusations avec une sorte d’insouciance débonnaire, comble de la dissimulation ou de l’hébétement, révolta les conventionnels les mieux disposés en sa faveur, et justifia la profonde aversion qu’il inspirait aux montagnards et aux patriotes des tribunes. Il était d’ailleurs facile de pénétrer, sous l’apparente indifférence de Louis XVI, cette pensée secrète : « – Je suis à votre merci, seul et désarmé, mais les autres rois de l’Europe, mes frères en souveraineté, ont un million de soldats sur pied ; ils les lanceraient à l’instant sur la France, qu’ils extermineraient, si vous osiez toucher à un cheveu de ma tête ; or, la peur vous empêchera de commettre un monstrueux régicide ; je consens donc à subir un interrogatoire, ensuite de quoi vous me condamnerez à la prison ; soit : j’y attendrai paisiblement des jours meilleurs, à savoir l’envahissement de la France, conséquence plus ou moins prochaine de la guerre actuelle, car ma déchéance, mon jugement, ma captivité, l’établissement de la république, l’appel aux peuples contre leurs maîtres, sont des crimes irrémissibles aux yeux des rois mes frères, et tôt ou tard ils me rétabliront dans la plénitude de mon pouvoir absolu. »
La secrète pensée de Louis XVI était juste, effrayamment juste, en ceci que la Convention avait l’audace héroïque de juger Louis Capet à la face des souverains de l’Europe, solidaires de ce prince, et dès lors tous résolus à une guerre d’extermination contre la France et la république. Ce n’était donc pas un roi faible, désarmé, sans appui, que la Convention citait à sa barre ; non, non… en lui elle citait à sa barre le despotisme européen, disposant de trésors, de ressources immenses, et maître d’un million de soldats.
Voilà ce qui donnait à cette scène un caractère si grandiose, car l’avenir des juges était aussi redoutable que celui de l’accusé…
Les légères rumeurs produites dans la salle et dans les tribunes par l’entrée de Louis XVI s’apaisent peu à peu, et au milieu d’un profond silence, Defermont, le président de la Convention, interpelle ainsi l’accusé d’une voix grave et sévère :
– Louis, le peuple français vous accuse d’avoir commis une multitude de crimes pour établir votre tyrannie en détruisant la liberté. Vous avez, le 20 juin 1789, attenté à la souveraineté du peuple en suspendant les assemblées de ses représentants, en les repoussant par la violence du lieu de leurs délibérations ; la preuve de ce crime est inscrite dans le procès-verbal dressé au Jeu de paume de Versailles par les membres de l’Assemblée constituante… Louis, qu’avez-vous à répondre ?
LOUIS XVI. – Il n’existait pas de loi qui m’empêchât de faire ce que j’ai fait.
Cette première réponse, où l’effronterie du pouvoir absolu se joint à la négation ou à l’ignorance des plus simples notions du juste et de l’injuste, soulève un murmure général d’indignation contre l’accusé ; il semble indifférent à ces marques d’improbation. Le tumulte s’apaise, le président continue ainsi l’interrogatoire :
– Louis, le 23 juin 1789, vous avez voulu dicter des lois à la nation ; vous avez entouré de troupes ses représentants, vous leur avez signifié deux décrets royaux destructeurs de toute liberté ; vous leur avez ordonné de se séparer. Vos déclarations et les procès-verbaux de l’Assemblée constatent ces attentats ; Louis, qu’avez-vous à répondre ?
LOUIS XVI, impassible.
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