Écoutez bien, sire : une enfant de onze ans et demi à peine traversait les Tuileries ; elle est accostée par une femme de dehors respectables ; l’entretien s’engage : cette femme propose à l’enfant de la conduire à sa destination en voiture. L’enfant accepte naïvement, elle accepte aussi un bonbon narcotique et s’endort : elle se réveille à Versailles… dans le lit de votre grand-père Louis le Bien-Aimé… Il a violé cette enfant !…

– Monsieur ! – s’écrie Louis XVI pâlissant, – cela n’est pas vrai ; ce sont là d’infâmes inventions !

– Je vous dis, sire, que votre grand-père a violé cette enfant, comme il a violé plus tard la petite fille du meunier de Trianon ; je vous dis, sire, que la victime de Louis le Bien-Aimé existe : elle se nomme Victoria Lebrenn ; c’est ma sœur !

Louis XVI, par respect humain et filial, avait d’abord voulu nier les monstruosités de son grand-père, quoiqu’elles lui inspirassent, soyons équitables, une horreur profonde, à lui père de famille de mœurs pures ; mais il n’eut pas le courage de nier davantage un fait aussi avéré que le viol de l’enfant du meunier de Trianon. Enfin, écrasé par l’affirmation de Jean Lebrenn au sujet de sa sœur, vivant encore et aussi victime de la lubricité de Louis le bien-Aimé, le prisonnier du Temple baissa la tête et garda le silence.

– Est-ce tout, sire ? – reprend Jean Lebrenn ; – non, ce n’est pas tout. Sachez les conséquences de ce forfait royal. Ma sœur, en sortant de Versailles, est placée par l’entremetteuse dans une maison de débauche hantée par les grands seigneurs et les prélats ; elle y reste forcément jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Elle sort de ce repaire à jamais souillée. Mon père, lui pardonnant l’opprobre dont elle est victime et non complice, flétrit publiquement, avec l’indignation de l’honnête homme, le crime de votre aïeul ; mon père un jour disparaît sans que nous sachions ce qu’il est devenu : on l’avait jeté à la Bastille. Il y est resté prisonnier sous votre règne ; il n’a dû sa délivrance qu’à la prise de cette forteresse ; mais durant sa longue captivité, devenu aveugle et perclus, il n’a pas survécu longtemps aux suites de tant de maux. Ma mère, affaiblie depuis plusieurs années par le chagrin que lui avait causé la disparition de mon père, l’a bientôt suivi au tombeau… Voilà, sire, le mal que la royauté a fait à ma famille !

Louis XVI garde pendant quelques moments un sombre silence, puis il reprend brusquement et avec une profonde amertume :

– Bien ! bien ! monsieur, triomphez donc dans votre haine ; vous voici le geôlier du descendant de ces rois que vous et les vôtres abhorrez depuis tant de siècles… Goûtez, savourez votre vengeance… N’est-elle pas satisfaite ?

– La circonstance qui me rapproche aujourd’hui de vous, sire, est d’une trop haute moralité pour m’inspirer un sentiment aussi misérable que celui de la haine assouvie.

– Que ressentez-vous donc, monsieur ?

– Une religieuse émotion, sire ; celle qu’inspire à toute âme honnête l’un de ces mystérieux arrêts de la justice éternelle qui, tôt ou tard, se manifeste dans sa grandeur divine et atteint les coupables, où qu’ils soient, quels qu’ils soient !

– Ainsi, monsieur, vous me rendez solidaire du mal que mes aïeux pourraient avoir fait à votre famille ?

– Ce n’est pas vous, sire, mais la royauté que je rends responsable de ces maux.

– Que signifie cette subtilité, monsieur ?

– La royauté, sire, est solidaire des crimes de la royauté, de même qu’elle se prétend solidaire du droit de conquête et du droit divin, en vertu desquels elle règne et s’impose à ses peuples. Elle a, de siècle en siècle, revendiqué l’héritage dynastique : tout héritage s’accepte avec ses avantages et ses charges. Et, cependant, nés ailleurs que sur les marches du trône, les pires des rois auraient peut-être été de bonnes gens… Vous-même, sire, n’êtes-vous pas doué des qualités privées de l’homme de bien ?

– Vraiment ! vous m’accordez cela, – répond Louis XVI avec un léger dédain. – Mais, comme roi ?…

– Je n’ai rien à vous répondre, sire.

– Ainsi, vous croyez aux calomnies répandues contre moi ?

– Je n’ai, sire, rien à vous répondre.

– Pourquoi donc cela, monsieur ? J’ai, ce me semble, jusqu’ici, entendu de votre part des choses… auxquelles j’étais peu accoutumé. Je ne vous adresse point un reproche ; j’ai, moi-même, provoqué votre franchise, monsieur Lebrenn, soyez donc sincère jusqu’au bout.

– Quelles que soient mes convictions au sujet des accusations qui pèsent sur vous, sire, ce n’est ni le lieu, ni l’heure de vous les faire connaître.

– Je comprends… oui, en d’autres termes, je suis à vos yeux coupable de lèse-nation, ainsi que le prétendent les jacobins ?

– Je ne puis vous répondre, sire, que par mon silence.

– Mais encore…

– En un mot, sire, si vous m’aviez adressé cette question le 20 juin 1792, je suppose, alors que le peuple envahissait votre palais, afin de vous adresser ses remontrances, je vous aurais répondu en toute sincérité, parce qu’alors vous étiez libre et roi, puissant encore ; mais ici, dans cette prison où vous êtes captif sous ma garde… je dois me taire, et je me tairai, sire. Demain, d’ailleurs, des voix douées d’une autorité que n’a pas la mienne vous feront connaître les faits dont la nation vous accuse.

– Demain ?… Ah ! oui, demain l’on verra des sujets rebelles s’arroger le droit de faire comparaître leur roi devant eux, – reprit Louis XVI avec une hautaine amertume ; puis, songeant sans doute aux heureuses chances que devait lui offrir la réussite de la conspiration royaliste dont il croyait toujours l’exécution fixée au lendemain, il ajoute : – Que la volonté du ciel s’accomplisse en toute chose : il punit les méchants et protège les bons.

Louis XVI venait de prononcer ces mots, lorsque le concierge du Temple entre dans la chambre, et remettant à Jean Lebrenn la lettre de l’avocat Desmarais :

– Citoyen municipal, voici une lettre que vient d’apporter pour vous le citoyen Billaud-Varenne, en m’enjoignant de vous la remettre à l’instant.

– Bonsoir, monsieur Lebrenn ; lisez votre lettre, – dit Louis XVI. Et s’adressant au concierge : – Envoyez-moi Cléry, je vais me mettre au lit.

Louis XVI rentre dans sa chambre, tandis que Jean Lebrenn, très-surpris de reconnaître l’écriture de M. Desmarais sur l’adresse de la missive que lui envoie Billaud-Varenne, la décachète avec un battement de cœur involontaire. Bientôt Cléry, valet de chambre de Louis XVI, averti par le concierge, traverse la pièce occupée par l’officier municipal et entre chez son maître.

– Eh bien, Cléry, quel temps fait-il ce soir ? – demande à haute voix Louis XVI à son serviteur, afin de savoir de lui par cette interrogation convenue et à double entente, si, grâce à ses intelligences avec le dehors, il avait eu de récentes communications au sujet du complot. – Avez-vous examiné de nouveau le ciel ? que présage-t-il pour demain ?

– La journée de demain semble toujours devoir être belle, ainsi que j’ai eu déjà l’honneur de le dire au roi, – répond Cléry, n’ayant reçu aucune nouvelle, mais croyant à la persistance des projets des conspirateurs ; et Louis XVI, jusqu’à la fin de son coucher, continue de s’entretenir à haute voix de sujets indifférents avec son serviteur, afin d’écarter tout soupçon de l’esprit du gardien municipal.

Jean Lebrenn, après la lecture de la lettre de l’avocat Desmarais, crut pendant un moment rêver ; tant était profonde sa surprise, qu’il hésitait à ajouter foi à ce bonheur inattendu, cette réalisation de ses plus chères espérances. En vain il cherchait à pénétrer la cause de la condition mise par l’avocat au mariage de sa fille avec Jean Lebrenn, condition qui, d’abord rigoureusement examinée par celui-ci, au point de vue du devoir, de l’honneur et de la délicatesse la plus ombrageuse, lui parut acceptable, en cela qu’elle se bornait à exiger de lui l’observance d’une discrétion dont il ne s’était point jusqu’alors départi à l’endroit de son amour pour Charlotte, amour dont Victoria était la seule confidente.

 

À quoi bon peindre l’ineffable félicité de Jean Lebrenn ? On la devine. Il acheva sa nuit dans une délicieuse insomnie, s’abandonnant tout éveillé aux rêves d’un avenir enchanteur.

*

* *

Jean Lebrenn était au nombre des officiers municipaux chargés de conduire Louis XVI à la barre de la Convention. Il se fit remplacer au point du jour par l’un de ses collègues, et vers les neuf heures il revint auprès du prisonnier du Temple, accompagné du citoyen Colombeau, secrétaire-greffier de la commune, chargé de prévenir Louis Capet de la prochaine arrivée de Chambon, maire de Paris.

Lorsque Colombeau et Jean Lebrenn entrèrent dans la chambre de Louis XVI, il jouait au siam avec le dauphin. L’enfant frappait en ce moment du pied, s’écriant dans sa mutine impatience :

« – Je ne veux plus jouer : voilà trois fois que j’arrive à seize points sans pouvoir gagner la partie ! Ce nombre SEIZE est vraiment bien malheureux(1) !

» – Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le sais… – répond Louis XVI d’un ton mélancolique. Au moment où Colombeau et Jean Lebrenn parurent au seuil de la porte, le bruit lointain des tambours battant le rappel arriva jusqu’aux oreilles de Louis Capet, il parut surpris, et s’adressant à Colombeau :

» – Quel est ce bruit de tambours, on ne le bat pas ordinairement de si bonne heure ?

» – Je l’ignore, monsieur.

» – Est-ce que ce n’est pas la générale ?

» – Je ne sais, monsieur, – répond le greffier à Louis XVI, qui, s’asseyant, tenant le dauphin entre ses genoux, et prêtant de nouveau l’oreille du côté de la cour :

» – Il me semble que j’entends le trépignement des chevaux ?

» – En effet, monsieur, – répond Colombeau, – je vous préviens que dans un instant vous recevrez la visite du maire de Paris.

» – Tant mieux !

» – Mais je dois vous prévenir, monsieur, qu’il ne pourra vous parler en présence de votre fils. »

Cléry paraît en ce moment dans la chambre ; Louis XVI dit au dauphin :

« – Embrassez-moi, mon enfant, et allez rejoindre votre maman ; vous l’embrasserez pour moi. » Puis, s’adressant à Cléry après avoir donné un baiser à son fils, Louis XVI ajoute : « – Emmenez le dauphin chez la reine. »

Le serviteur sort avec l’enfant ; Louis XVI, resté seul avec Jean Lebrenn et Colombeau, dit à celui-ci :

« – Quel homme est-ce que le maire ? Est-ce petit ou grand, gros ou maigre, jeune ou vieux ?

» – Le maire est un homme d’âge moyen, maigre et assez grand, – répond le greffier. Puis s’interrompant : « – Voici le citoyen maire. »

Chambon entre, salue Louis XVI, puis :

« – Le greffier de la commune va vous faire connaître, monsieur, l’arrêt de la Convention. »

Colombeau prend l’acte dans son portefeuille, et lit ce qui suit :

« La Convention nationale

» Arrête :

» LOUIS CAPET sera traduit à la barre de la Convention pour répondre aux questions qui lui seront faites par le président. »

« – Monsieur, – dit Chambon à Louis XVI, – vous avez entendu, je vous prie de vouloir bien m’accompagner.

» – Je ne m’appelle pas Louis Capet ; mes ancêtres ont porté ce nom, mais jamais on ne me l’a donné, » – s’écrie Louis XVI, cédant à un premier mouvement d’indignation hautaine. Puis se contenant, il ajoute : « – Du reste, c’est une suite des traitements que j’éprouve depuis quatre mois, contraint que je suis par la force.

» – Monsieur, – répond le maire de Paris, – je vous demande si vous voulez, oui ou non, m’accompagner à la Convention ?

» – Soit, monsieur, allons, – dit Louis XVI, – je mettrai ma redingote noisette par-dessus mon habit gris. »

Cléry, après avoir reconduit le dauphin auprès de Marie-Antoinette, revenait en ce moment près de son maître ; et, malgré son empire sur soi-même, il semblait consterné, ayant sans doute appris, grâce à des intelligences qui échappaient à l’incessante et rigoureuse surveillance de la commune, la ruine ou l’atermoiement du complot tramé pour la délivrance de Louis XVI. Cléry dit donc au prisonnier, en l’aidant à endosser sa redingote :

– Mes pronostics m’ont trompé, le roi n’aura pas aujourd’hui la belle journée que la soirée d’hier semblait promettre. Il n’y faut plus compter… il pleut… le temps est détestable…

– Que voulez-vous, mon cher Cléry, il nous faut bien prendre le temps comme il vient, – répond Louis Capet avec une affectation d’indifférence, à laquelle succède bientôt une espèce d’allégement. En effet, ce prince, manquant complètement d’énergie, avait souvent songé, non sans appréhension, à l’audacieux coup de main de ses partisans, qui pouvait, en cas de défaite, l’exposer à des périls plus graves que ceux dont il se croyait menacé ; car, jusqu’au jour de la notification de son arrêt, il ne supposa jamais que ses sujets osassent le condamner à mort ; la déchéance et l’emprisonnement jusqu’à la paix, telle était la peine la plus grave qu’il pensait avoir à redouter. Louis XVI, ayant répondu avec une feinte insouciance à Cléry, prit son chapeau que lui présentait son serviteur, et, boutonnant sa redingote, dit au maire de Paris :

– Partons, monsieur !

Une voiture attelée de deux chevaux attendait Louis XVI à la porte de la grosse tour, dans la cour du Temple ; les généraux Santerre et Witenkoff se tenaient à cheval près des portières. Louis XVI y monta, se plaça sur la banquette du fond, à côté du maire de Paris ; Jean Lebrenn et son collègue de la municipalité occupaient la banquette du devant. Lorsque le carrosse sortit de la cour du Temple, Louis XVI, frappé de l’imposant développement de forces militaires dont l’on entourait sa translation à la Convention nationale, devina sans doute (et il en était ainsi) que le comité de sûreté générale, instruit du complot royaliste, voulait rendre impossible tout coup de main tendant à l’enlèvement du prisonnier, en l’entourant d’une escorte redoutable ; elle offrait, en effet, l’aspect d’une petite armée, composée de cavalerie, d’infanterie et d’artillerie : un escadron de gendarmerie ouvrait la marche ; venaient ensuite trois canons, leurs caissons et leurs canonniers, puis l’infanterie, en ligne sur trois hommes de front, marchait de chaque côté de la voiture ; deux escadrons des dragons de la république et trois pièces d’artillerie formaient l’arrière-garde ; chaque fantassin, choisi parmi les meilleurs patriotes, était muni de seize cartouches.