La délibération est momentanément suspendue, nous la reprendrons tout à l’heure, et…
LE COMTE DE PLOUERNEL, avec indignation. – Je récuse comme président un homme, un prêtre, un sujet du roi, qui a la criminelle et sacrilège audace de vouloir mettre en délibération cette question monstrueuse : « Est-il, oui ou non, expédient de laisser guillotiner Louis XVI ? »
L’ÉVÊQUE. – C’est infâme ! Cette monstruosité semblerait incroyable, si l’on ne savait que la compagnie de Jésus a souvent prêché le régicide.
LE JÉSUITE MORLET. – La compagnie a prêché, a dû prêcher le régicide, lorsqu’il importait ad majorem Dei gloriam !
LE MARQUIS. – Ah ! ah ! ah ! la bonne plaisanterie : nous sommes ici pour aviser au moyen de sauver le roi… et le révérend propose doucettement, ah ! ah ! ah !… de lui laisser couper le cou, ah ! ah ! ah ! j’en rirai longtemps ! !
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Tes rires sont indécents, encore une fois, marquis, car il s’agit d’une monstruosité.
LE JÉSUITE, impassible. – Que voilà donc de grands mots, et que vous êtes des hommes peu pratiques ! Tenez, mes gentilshommes, vous ne saurez jamais voir clairement le vif et le fond des choses !
L’ÉVÊQUE. – Béni soit Dieu, s’il nous refuse cette horrible clairvoyance !
LE JÉSUITE MORLET, haussant les épaules. – Ta, ta, ta, vous parlez de ce que vous ne savez point ! Attendez donc, pour la juger, que j’aie, en deux mots, exposé ma proposition.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Jamais nous ne le souffrirons : ce serait devenir votre complice que de vous écouter !
Le petit Rodin rentre, et s’adressant au jésuite :
– Doux parrain, l’homme déguisé en femme est M. Hubert, je l’ai reconnu tout de suite.
LE JÉSUITE MORLET. – En effet, c’est pour la première fois qu’il vient dans cette maison ; le portier, ne le connaissant pas, a sagement agi en se tenant sur la réserve. Où est M. Hubert ?
LE PETIT RODIN. – Dans la pièce voisine ; il cause avec Lehiron.
LE JÉSUITE MORLET. – Prie M. Hubert d’entrer.
M. Hubert paraît bientôt : il porte une pelisse fourrée et un chapeau de femme. À son aspect, le marquis se livre à des éclats de rire étourdissants et si prolongés, qu’en vain ses amis tentent de mettre un terme à son hilarité ; la surprise, le courroux de M. Hubert vont croissant, car, encore ému du péril mortel auquel il vient de se soustraire, et oubliant son déguisement, il trouve des plus impertinentes la jovialité du marquis, se tordant sur sa chaise et s’écriant :
– Quelle figure ! hi ! hi ! hi !… ce chapeau, oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! la rate ! ! j’en mourrai… Il ressemble… à… une vieille guenuche… ah ! ah ! ah !
M. Hubert, pâle de rage, jette à ses pieds son chapeau de femme, se dépouille de la pelisse, qui cachait sa veste et ses culottes grises, s’élance vers le marquis d’un air menaçant, et s’écrie : – Vous me rendrez raison de votre insolence ! – Mais le comte de Plouernel et son frère l’évêque s’interposent et parviennent à calmer l’irritation du financier, en lui affirmant que le marquis est une tête à l’évent, et bon à enfermer à Charenton.
M. HUBERT, à peine apaisé. – En ce cas, messieurs, il est étrange que vous associiez des fous à nos projets !
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Le marquis est brave comme son épée ; il s’est battu en lion à la bataille de l’Argonne.
M. HUBERT. – Eh ! morbleu, messieurs ! le courage ne suffit pas : il faut du bon sens pour mener à bien une entreprise comme la nôtre.
LE MARQUIS. – Pardon, cher monsieur, hi ! hi ! ou plutôt chère madame. Ah ! ah ! ah ! si vous saviez quelle figure pharamineuse… vous… hi ! hi ! pardon, c’est plus fort que moi… voilà que ça me reprend… ah ! ah ! ah !… Oh ! la rate !
Le marquis recommence de rire aux éclats en se tordant sur sa chaise. M. Hubert, d’un caractère très-violent, s’exaspère de nouveau ; mais de nouveau, s’étant apaisé, grâce aux instances du comte, de son frère, il leur apprend la cause de son déguisement, et comme il doit son salut au dévouement de sa sœur ; durant ces confidences, le fou rire du marquis s’est enfin calmé.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Puisque cette partie de la rue Saint-Honoré où vous avez failli être arrêté, cher monsieur Hubert, se trouvait ainsi surveillée ce soir par la police, j’aurais pu, en sortant de chez moi, tomber entre les mains de ces drôles, car le refuge où je me cache depuis mon retour à Paris est situé près de la porte Saint-Honoré. La femme d’un ancien piqueur de la vénerie du roi me donne asile ; et de la lucarne de la mansarde que j’habite, j’aperçois la maison de ce misérable Desmarais, votre beau-frère, que je regrette maintenant de n’avoir pas fait autrefois mourir sous le bâton, lorsque je l’ai fait châtier par mes laquais !
LE JÉSUITE MORLET. – Quoi ! comte, vous demeurez près la porte Saint-Honoré ! Quel numéro, je vous prie ?
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Numéro 19, je crois.
LE JÉSUITE MORLET. – Vous ne pouviez plus mal choisir votre refuge.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Pourquoi cela ?
LE JÉSUITE MORLET. – Vous souvenez-vous de cette belle marquise Aldini ?
LE COMTE DE PLOUERNEL, d’un air sombre. – Assez, assez, mon révérend, ne me rappelez pas…
LE JÉSUITE MORLET. – Que vous avez été dupe d’une aventurière, qui, je vous l’ai dit, appartenait à cette damnée famille Lebrenn !
LE COMTE DE PLOUERNEL, pâlissant de fureur à ce souvenir.
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