– Encore une fois, c’en est assez, vous dis-je ! vous ne savez pas ce que j’ai souffert de cette cruelle déception !
LE JÉSUITE MORLET. – J’insiste là-dessus, afin de vous prémunir contre un danger : cette damnée femme et son frère demeurent justement dans la maison voisine de votre refuge, à savoir, numéro 17, près la porte Saint-Honoré. Soyez donc sur vos gardes, car jamais les Lebrenn n’auront trouvé meilleure occasion d’assouvir sur vous la haine dont ils poursuivent votre famille depuis tant de siècles.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Ah ! demain verra, je l’espère, le châtiment de cette race maudite, dont les Lebrenn sont les représentants incarnés ! Sur ce, messieurs, maintenant que ce fou de marquis est redevenu à peu près raisonnable, nous pouvons reprendre le cours de notre délibération.
LE MARQUIS, à M. Hubert. – Cher monsieur, ce n’était pas de vous que je riais, foi de gentilhomme ! mais de votre drolatique accoutrement, et je…
M. HUBERT, froidement. – Il suffit : j’accepte, monsieur, vos excuses.
LE MARQUIS. – Tête bleue ! des excuses… entendons-nous ! Je…
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Pour Dieu ! marquis, laisse-nous donc en repos. (À M. Hubert.) Lorsque vous êtes entré, le révérend prétendait mettre en délibération la question de savoir s’il était opportun (ce qui me semblerait une folie) de retarder le mouvement projeté, jusqu’après la condamnation du roi, au lieu d’agir demain, ainsi que nous nous le proposions…
M. HUBERT. – Ce retard serait d’autant plus funeste, que ce soir une caisse d’armes, contenant aussi plusieurs exemplaires de nos proclamations, a été saisie chez mon beau-frère. Le comité de sûreté générale doit avoir en ce moment les preuves flagrantes de la conspiration : donc il faut, selon moi, se hâter d’agir ; hier et avant-hier, j’ai vu beaucoup d’officiers et de grenadiers de mon ancien bataillon, très-influents dans leur quartier ; ils n’attendent que le signal de courir aux armes ; la bourgeoisie, la vraie bourgeoisie, a en horreur la république inaugurée par les massacres de septembre…
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Avouez, monsieur Hubert, qu’il valait encore mieux, pour la bourgeoisie, se résigner à ce que l’on appelait : les privilèges exorbitants du trône, de la noblesse et du clergé, que de subir l’ignoble et sanglante tyrannie de la populace ?
M. HUBERT. – Monsieur le comte, une observation à ce sujet : vous avez, il y a quelques années, fait donner des coups de bâton, par vos laquais, à un homme que j’ai le malheur d’avoir pour beau-frère ; moi, à sa place, je vous les aurais rendus, non par procuration, mais directement, ces coups de bâton ! Or, tout grand seigneur que vous étiez, qu’eussiez-vous fait, le cas échéant ?
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Eh ! mon Dieu ! mon pauvre monsieur Hubert, si je ne vous avais pas, dans le premier moment de colère, passé mon épée à travers le corps, j’eusse été dans l’obligation de demander une lettre de cachet pour vous faire mettre à la Bastille.
M. HUBERT. – Parce qu’un homme de votre naissance ne pouvait condescendre à se battre avec un bourgeois ?
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Évidemment, car le tribunal du point d’honneur, composé de nos seigneurs les maréchaux de France, auquel la noblesse déférait toutes ses affaires d’honneur, m’eût formellement défendu ce duel, et nous nous engagions par serment à toujours respecter les décisions du tribunal de messieurs les maréchaux.
L’ÉVÊQUE. – Il me semble que nous nous écartons du sujet de la délibération ?
M. HUBERT. – Point du tout, monsieur l’évêque, car enfin pourquoi conspirons-nous ? C’est pour renverser la république. Or, par quoi remplacera-t-on la république ? Sera-ce par une royauté absolue comme devant, ou par la royauté constitutionnelle de 1791 ? Eh bien, entendez-le bien, messieurs de la noblesse, messieurs du clergé, ce que nous voulons, nous bourgeois, nous du tiers état, c’est la royauté constitutionnelle.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Parce que la bourgeoisie régnera de fait, à l’abri de ce simulacre de royauté ?
M. HUBERT. – Naturellement.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – D’où il suit que vous voulez substituer l’oligarchie bourgeoise… le privilège de l’écu… à notre aristocratie ?
M. HUBERT. – Sans doute, car nous tenons en égale aversion l’ancien régime et la république.
LE JÉSUITE MORLET. – Messieurs, avez-vous lu les fables de La Fontaine ?
M. HUBERT. – Qu’est-ce à dire ?
LE JÉSUITE MORLET. – Il y a, entre autres apologues fort sensés du bonhomme, cette fable où deux chasseurs se disputent la peau d’un certain ours…
LE MARQUIS. – Ah ! ah ! ah ! il a joliment raison, le révérend : nous nous disputons la peau de la république avant de l’avoir…
L’ÉVÊQUE. –… Écorchée vive, ainsi qu’il convient qu’elle le soit.
LE JÉSUITE MORLET. – Reprenons donc l’ordre de notre délibération, la nuit s’avance, il faut aboutir à quelque chose. La bourgeoisie, la noblesse, le clergé, ont en horreur la république, c’est un fait : occupons-nous donc premièrement de renverser la république, l’on avisera ensuite à son remplacement.
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