Donc, décidons d’ores et déjà s’il faut ou non retarder l’exécution du complot d’abord fixée à demain. Première question et… seconde question qui devrait, à bien dire, primer la première : ne serait-il point, au contraire, expédient, dans l’intérêt bien compris de l’Église, de la monarchie, de la noblesse et de la bourgeoisie, de laisser purement et simplement… guillotiner Louis XVI ?

Ces derniers mots du jésuite sont accueillis de nouveau par les imprécations de l’évêque et de M. de Plouernel, tandis que le marquis, trouvant l’idée de plus en plus bouffonne, rit aux éclats ; M. Hubert, fort surpris, mais curieux d’entendre le jésuite développer sa pensée, insiste à ce sujet. Le silence se rétablit.

LE JÉSUITE MORLET. – Je soutiens et je prouve que la condamnation et l’exécution de Louis XVI nous offriraient de précieux résultats ; lesquels ? les voici : ce malheureux prince, j’en appelle à vous, comte, et à vous, monsieur Hubert, ce malheureux prince est complètement perdu dans l’opinion, et comme roi absolu, puisqu’il manque d’énergie, et comme roi constitutionnel, puisqu’il a vingt fois tenté d’anéantir la constitution qu’il avait juré de maintenir. Est-ce vrai, oui ou non ?

LE COMTE ET M. HUBERT. – C’est vrai, mais…

LE JÉSUITE. – Donc, la mort de Louis XVI nous délivre de la fâcheuse éventualité d’un roi absolu sans énergie, si la royauté absolue doit prévaloir, et nous délivre d’un roi constitutionnel sans fidélité à son serment, si prévaut la royauté constitutionnelle. Premier point acquis et d’un extrême intérêt. Second point, la mort du roi porte un coup irréparable, mortel, à la république : Louis XVI devient ainsi un saint martyr, et la fureur des souverains étrangers est exaspérée à sa dernière puissance contre cette république naissante qui, pour premier défi, leur jette une tête de roi, et appelle leurs peuples à la révolte ! L’extermination de la république devient donc, pour les monarchies européennes, une question de vie ou de mort ; elles disposent d’un million de soldats, de trésors considérables décuplés par le crédit de l’Angleterre : l’issue de la lutte peut-elle être douteuse ? Quoi ! la France, sans armée disciplinée ; la France, ruinée, réduite aux assignats, déchirée par les factions, par la guerre civile que nous, prêtres, nous déchaînerons d’un signe dans l’Ouest et le Midi ; la France résisterait à l’Europe entière, disposant d’immenses ressources de toute nature, et marchant au même but avec un inexorable concert ? Non ! non ! cent fois non ! Mais, ne l’oubliez point, pour exaspérer les souverains étrangers jusqu’aux dernières limites de la haine, de la rage et de la terreur, qui seules peuvent donner à leurs efforts cet ensemble formidable qui doit anéantir la république, il faut qu’ils voient rouler à leurs pieds la tête sanglante de leur frère Louis XVI !

LE COMTE DE PLOUERNEL. – Tenez, révérend, vous m’épouvantez !

LE JÉSUITE MORLET, paternellement. – Grand enfant !… j’achève ; et maintenant, de deux choses l’une : ou le complot de demain succédera bien, ou il succédera mal. Dans le premier cas, qu’arrivera-t-il ? Louis XVI est délivré, bon ; la Convention est exterminée, très-bien. Un millier d’hommes résolus peuvent réussir à ce coup de main, mais après ? Vous aurez à combattre les faubourgs, les sections, les troupes voisines de Paris, qui accourront bientôt dans la capitale.

M. HUBERT. – On les combattra !

LE COMTE DE PLOUERNEL. – On les écharpera !

L’ÉVÊQUE. – On fera mettre le feu aux quatre coins de ces infâmes faubourgs par les bandits des prisons, ainsi qu’on l’avait projeté !

LE MARQUIS. – Et ces estimables faubouriens, voyant brûler leurs masures, ne songeront plus qu’à tirer au large, afin d’aller éteindre le feu, hi ! hi ! hi !

LE JÉSUITE MORLET. – Monsieur Hubert, à quel nombre évaluez-vous les bourgeois énergiques qui, la lutte engagée, y prendront chaudement part ?

M. HUBERT. – Je réponds au moins de cinq à six mille anciens gardes nationaux.

LE JÉSUITE MORLET. – Je fais mieux : j’en mets dix mille, ci 10,000 hommes. Et vous, comte, à quel nombre évaluez-vous les émigrés rentrés, les anciens officiers et soldats de la garde constitutionnelle de Louis XVI, enfin les ex-serviteurs du roi et des princes : cochers, laquais, piqueurs, palefreniers et autres, qui forment notre milice ?

LE COMTE DE PLOUERNEL. – J’évalue ce nombre à quatre mille personnes au moins.

LE JÉSUITE MORLET. – Mettons cinq mille, ajoutons-les aux dix mille gardes nationaux de M. Hubert, total quinze mille hommes. Maintenant, quoique Paris ait vomi aux frontières depuis septembre une cinquantaine de milliers de volontaires, à combien évaluez-vous le nombre restant des sans-culottes et jacobins des faubourgs, des sections, des fédérés, et enfin des régiments d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, qui, ne nous le dissimulons point, sont républicains depuis qu’ils ont nommé leurs officiers ?

M. HUBERT. – S’il y a une quinzaine de mille hommes de troupes de toutes armes, non pas à Paris, mais dans le rayon constitutionnel, c’est-à-dire à douze lieues de la capitale… c’est beaucoup.

LE JÉSUITE MORLET. – Ces troupes peuvent en un jour de marche être rendues à Paris ; voici donc quinze mille hommes de troupes réglées, aguerries : cavalerie, infanterie, artillerie, dévouées à la république et à la Convention, troupes égales en nombre à vos quinze mille insurgés ; maintenant, est-ce trop évaluer la population jacobine des faubourgs et des sections, et les hordes des fédérés à une trentaine de mille gredins, armés de piques ou de fusils, et ayant aussi leurs canons ?… Donc (je suppose le roi délivré, les conventionnels exterminés), vous vous trouvez en face d’une armée régulière ou irrégulière de quarante-cinq mille scélérats déterminés, alors que vous êtes au nombre de quinze mille hommes n’ayant point de canons et fort peu de munitions.

M. HUBERT. – Eh ! morbleu ! l’on ne compte pas ses ennemis, et l’on marche en avant !

LE COMTE DE PLOUERNEL. – Et d’ailleurs, n’avons-nous pas pour auxiliaires les armées étrangères, et la guerre civile soulevée dans l’Ouest et dans le Midi ?

LE JÉSUITE MORLET. – Ne dévoyons point… Il s’agit de Paris, d’une levée de boucliers qui doit avoir lieu demain à Paris, il s’agit d’une lutte qui, quelle que soit son issue, doit être terminée en un jour ou deux à Paris ?

L’ÉVÊQUE. – Si l’on est vaincu à Paris, l’on se relire dans les provinces révoltées !

LE JÉSUITE MORLET.